Skip to main content

L’hiver démographique européen

L’hiver démographique européen

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Notre invité

Notre invité


Professeur émérite à Sorbonne Université, le recteur Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe. Président de l’association Population & Avenir[1] et de sa revue éponyme, il est un scientifique internationalement reconnu, notamment sur les questions relatives aux migrations internationales, et plus largement à la démographie. Vous retrouverez quelques-unes de ses publications dans la rubrique « Pour aller plus loin » à la suite du présent entretien.

L’Observatoire de l’immigration et de la démographie est honoré que le recteur Gérard-François Dumont ait accepté notre invitation pour notre rubrique Entretiens, dans laquelle retrouverez des interventions de spécialistes du sujet. Bonne lecture !


Il est malheureusement fréquent de présenter une analyse erronée des évolutions démographiques qui se déroulent après la transition démographique. Vous vous rappelez que cette grande mutation, due à de nombreux progrès dans la médecine, la pharmacie, l’hygiène ou le progrès technique…, consiste dans le passage de taux de moralité et natalité élevés (de l’ordre de 40 naissances et décès pour 1 000 personnes) à des taux de mortalité et de natalité divisés par trois ou quatre, mutation qui en Europe et selon les pays, s’est déroulée grosso modo de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.

Or, dans les figures présentant le principe de cette transition démographique, notamment dans de nombreux livres scolaires, il est affiché des taux de natalité et de mortalité stables au terme de cette transition1. Mais il n’en est rien. La stabilité relève du mythe, hier comme aujourd’hui2.

En revanche, dans de nombreux pays, après la fin de la transition démographique et le renouveau démographique consécutif à la Seconde Guerre mondiale, il faut constater des niveaux de fécondité durablement inférieurs au seuil de simple remplacement des générations qui est, dans les pays à haut état sanitaire, de 2,1 enfants par femme. Il fallait nommer le concept permettant de recouvrir ce phénomène et j’ai donc proposé comme formulation « l’hiver démographique », par analogie avec le fait qu’à cette saison, dans les régions septentrionales de la planète, les températures sont négatives.

Toutefois, il importe de préciser que l’intensité de l’hiver démographique peut fortement varier selon les pays et les périodes. Ainsi, au tournant des années 20203, parmi les pays en hiver démographique, la fécondité s’étage entre 0,9 et 1,8 enfant par femme, soit des écarts qui témoignent d’une grande fragmentation et s’expliquent par différents facteurs variés, dont les différences dans les politiques familiales et dans leurs évolutions, ainsi que des aspects culturels.

Même si l’hiver démographique est général en Europe, ce n’est pas une singularité européenne. Il se constate aussi dans d’autres régions du monde, en Asie orientale avec la Corée du Sud ou le Japon, en Océanie avec l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, en Transcaucasie avec l’Arménie ou la Géorgie.

En revanche, les niveaux de fécondité sont plus élevés dans d’autres régions du monde. Par exemple, au Maghreb, l’évolution majeure se résume à des trajectoires différentes de l’avancée dans la transition démographique selon les pays. Il en résulte un contraste entre le Maroc et la Tunisie, qui se trouvent au seuil de remplacement des générations, et l’Algérie, qui a enregistré une remontée de la fécondité dans un contexte d’islamisation du pays signifiant un arrêt, voir une régression, dans la hausse de l’âge au mariage.

L’Afrique subsaharienne, à l’exception de quelques pays, n’a pas terminé sa transition démographique. Sa fécondité moyenne a effectivement baissé d’environ 7 enfants par femme dans les années 1950 à un chiffre légèrement supérieur à 4 au début des années 2020, chiffre qui doit être relativisé compte tenu d’une mortalité infantile encore très élevée, quinze fois supérieure à celle de l’Europe.

La Turquie compte une fécondité encore légèrement supérieure au seuil de remplacement, soit 2,3 enfants par femme, mais cette fécondité se traduit par un nombre élevé de naissances et, donc, un solde naturel (naissance moins décès) très élevé dans la mesure où la Turquie hérite de générations nombreuses de femmes en âge de procréer. Le contraste est donc fort entre une Union européenne (à 27 après le Brexit) qui enregistre un déficit des naissances par rapport au décès depuis 2012 et une Turquie dont le solde naturel annuel est aux environs de 700 000.

FOCUS : rappel des principales définitions par Gérard-François Dumont

Taux de natalité : rapport du nombre de naissances vivantes au cours d’une période (en général l’année) à la population moyenne de la période (considérée comme la population en milieu de période) ; il est généralement exprimé pour mille habitants.

Taux de mortalité : rapport entre le nombre de décès d’une période (en général l’année) et la population moyenne de la période ; il est généralement exprimé pour mille habitants.

Taux de mortalité infantile : nombre d’enfants morts pendant une période déterminée, généralement l’année, avant d’atteindre l’âge d’un an rapporté à mille naissances vivantes de la même période.

Indice de fécondité : somme des taux de fécondité par âge pour une année donnée ; cet indice indique le nombre moyen d’enfants que mettrait au monde au cours de sa vie féconde une génération qui aurait des taux par âge identiques à ceux observés l’année considérée.

Seuil de simple remplacement des générations : fécondité nécessaire pour que les femmes d’une génération soient remplacées nombre pour nombre à la génération suivante, donc une trentaine d’années plus tard ; en conséquence, un effectif de cent femmes est remplacé par un effectif semblable de cent femmes. Ce seuil est de 2,1 enfants par femme dans les pays à haut niveau sanitaire et hygiénique.

Dépopulation : situation d’un territoire dont le solde naturel est négatif, c’est-à-dire lorsque le nombre de décès est supérieur à celui des naissances.

Dépeuplement : situation d’un territoire dont le solde démographique total, qui combine les naissances et les décès ainsi que les immigrations et émigrations, est négatif. Un pays peut donc être caractérisé par une dépopulation sans pour autant être en dépeuplement (dans ce cas, l’excédent migratoire compense le déficit naturel) et un pays en dépeuplement peut ne pas être en dépopulation (dans ce cas, l’excédent naturel reste insuffisant pour compenser le déficit migratoire).

Au début des années 2020, la France n’est ni en dépopulation, ni en dépeuplement. D’une part, son hiver démographique entamé au milieu des années 1970 a été moins intense que la moyenne des pays européens, notamment en raison de sa politique familiale et d’une immigration à composition par âge jeune. En conséquence, depuis, les naissances sont restées supérieures aux décès, donc le solde naturel est positif, contrairement à une quinzaine de pays européens en dépopulation. Toutefois, depuis 2015, les rabotages de la politique familiale ont engendré, comme je l’avais annoncé, une baisse de la fécondité qui, complétée par les effets de la pandémie Covid-19, accentue son hiver démographique. Et comme son solde migratoire est également positif, la France n’est pas non plus en dépeuplement contrairement à plusieurs pays européens.

Effectivement, selon la formule que j’ai proposée, l’immigration ne rend évidemment pas stérile. Les immigrés, c’est-à-dire, selon une définition propre à la France, les personnes résidant en France et nées à l’étranger de nationalité étrangère, peuvent donc avoir une fécondité différente des personnes nées sur le territoire national. Certains ont des fécondités plus faibles que la moyenne, lorsqu’il s’agit d’immigrés originaires de pays européens ; d’autres ont des fécondités supérieures à la moyenne, notamment lorsqu’il s’agit de personnes originaires de pays du Sud. J’explique souvent que, pour comprendre ce phénomène, la France compte deux territoires « témoins », Mayotte et la Guyane. Ces deux départements français d’outre-mer ont des fécondités avoisinant respectivement 5 et 4 enfants par femme, essentiellement en raison de la fécondité fort élevée des immigrées comoriennes pour Mayotte et des immigrées surinamiennes pour la Guyane. Il en résulte que, dans ces deux départements, le nombre d’étrangers est supérieur à celui des immigrés. En France métropolitaine, le département à la fécondité la plus élevée est la Seine-Saint-Denis, ce qui est évidemment lié à son accueil d’immigrées originaires de pays du Sud.

L’impact de l’immigration sur la natalité en France n’est pas contestable, mais il serait trompeur de penser que ce phénomène n’est pas semblable dans d’autres pays européens dont la fécondité est plus faible que la France, comme l’Allemagne ou l’Autriche, avec de nombreux immigrés originaires de la Turquie. Il est vrai que, dans le passé, des convergences ont pu se constater, par exemple chez les immigrés italiens. De même, les harkis, dont la fécondité était, à leur arrivée en France en 1962, d’environ sept enfants par femme, ont vu les générations suivantes abaisser leur fécondité. Mais il faut raisonner en flux migratoires et non en nombre d’immigrés constaté à une date donnée. Les descendants de générations arrivées du Sud depuis longtemps ont abaissé en moyenne leur fécondité, mais, comme le montrent Mayotte, la Guyane ou la Seine-Saint-Denis, de nouvelles arrivées s’effectuent avec un comportement de fécondité plus proche des pays d’origine, dans un contexte où les nouveau-nés sont aussi une quasi-garantie de non-expulsion si les personnes sont en situation irrégulière.

La dépopulation en Italie s’explique notamment par deux causes qui ne se sont pas exercées en France. D’une part, une quasi-absence de politique familiale. D’autre part, une société qui a longtemps continué de considérer que l’enfant devait naître dans le mariage, puisque les naissances hors mariage n’étaient socialement pas très acceptées ; cette attitude a été abandonnée en France depuis les années 1990, expliquant que plus de la moitié des naissances surviennent hors mariage. Sauf retour à un printemps démographique ou immigration massive de populations plus fécondes, la France est inévitablement appelée à connaître à terme une dépopulation d’autant que, logiquement, le taux de moralité augmente avec le vieillissement de la population (et la pandémie). Si l’État ne revient pas sur les rabotages de la politique familiale, un scénario possible est que ce phénomène apparaisse au cours des années 2020.

Les décideurs publics, ce sont les responsables politiques et leurs administrations. Les premiers demeurent logiquement soucieux de leur prochaine échéance électorale, ce qui ne les conduit guère à prendre en compte les processus démographiques qui ont des logiques de longue durée. En outre, en France notamment, des prismes idéologiques nuisent à une compréhension des réalités. Ainsi la France avait incontestablement une politique familiale qui, en dépit de certaines insuffisances, était satisfaisante et d’ailleurs vue comme un modèle dans de nombreux pays étrangers. Les mises en cause de cette politique, dans les programmes de la droite et de la gauche, puis sa mise en œuvre par le gouvernement Jospin arrivé au pouvoir dans la seconde moitié des années 1990, avaient fini par être remisées, notamment grâce aux pressions du parti communiste, alors membre du gouvernement de gauche plurielle. Pourtant, Un quart de siècle plus tard, on a assisté à un processus de démantèlement de tous ses aspects depuis 2015.

En Europe, des pays ont partiellement conscience de la problématique et des initiatives pour limiter l’intensité de l’hiver démographique ont été prises en Russie, en Allemagne, en Hongrie, en Pologne, ou encore en Italie en avril 2021. Des résultats ont été obtenus. Mais toutes les initiatives ne relèvent pas des choix les plus pertinents. Et, au sein de l’Union européenne, le raisonnement dominant, précisé dans nombre de communications de la Commission, demeure le même et peut être résumé ainsi : qu’importe la natalité, l’Europe trouvera toujours des immigrés pour compenser son insuffisance de natalité et, donc, de population active.

Autre exemple, la Commission européenne a publié un « Livre Vert » sur le vieillissement de la population4. Ce Livre Vert suggère des mesures qui favoriseraient un meilleur vieillissement actif, un meilleur emploi des personnes âgées et des systèmes de retraite mieux adaptés. Il s’intéresse donc essentiellement à la gérontocroissance, c’est-à-dire à l’augmentation du nombre de personnes âgées, donc au « vieillissement par le haut ». Mais, en dépit de son titre et de son sous-titre qui donne l’impression d’embrasser tous les âges en recourant aux mots « vieillissement » et « générations », il ne traite nullement de l’autre aspect du vieillissement, celui « par le bas », lié à la fécondité et à la natalité fortement abaissée en Europe. Dans ce contexte, il est heureux que l’Assemblée nationale ait organisé en mars 2021 une table ronde sur cette question.

La statistique démographique devrait livrer, dans des délais raisonnables, des résultats incontestables soumis à la réflexion des citoyens. Mais la France connaît trois difficultés pour qu’il en soit ainsi. D’abord, notre système statistique pèche par absence de registres municipaux de population ou par des délais élevés d’obtention des résultats. En deuxième lieu, il s’est détérioré et la fiabilité des données ne s’est pas améliorée5. En outre, il faut bien constater l’existence de certains « experts » qui livrent aux médias d’apparentes certitudes qui ne sont que le résultat de leur prisme idéologique. Fidèlement à l’enseignement de mon maître Alfred Sauvy6, il convient de s’en tenir, sans a priori, aux faits.

***

L’OID vous recommande sans réserve la lecture des revues éditées par l’association Population & Avenir sur les questions démographiques. Le dernier numéro de Population & Avenir est consacré au basculement démographique en Méditerranée ainsi qu’au bilan de la fusion des régions en France.

  1. Rappelons que la première formulation de cette mutation a été formulée par Adolphe Landry dans son livre intitulé La révolution démographique (1934). Cet auteur ne voyait pas de retour à l’équilibre à l’issue de la transition, sauf mise en place par les pouvoirs publics d’une politique favorable à la natalité. Puis, en 1945, c’est la formulation d’un américain, Frank Notestein qui a prévalu : Notestein, Frank W., « Population. The Long View », in : Schultz, Theodore W., Food for the World, University of Chicago Press, 1945, pp. 36-57. ↩︎
  2. Cf. par exemple : Sardon, Jean-Paul, Calot, Gérard, « Les incroyables variations historiques de la fécondité dans les pays européens. Des leçons essentielles pour la prospective », Les analyses de Population & Avenir, n° 4, décembre 2018. DOI : https://doi.org/10.3917/lap.004.0001 ↩︎
  3. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays : données et analyse », Population & Avenir, n° 750, novembre-décembre 2020. ↩︎
  4. Sous-titré « Promouvoir la solidarité et la responsabilité entre générations », 27 janvier 2021. ↩︎
  5. Le Penven, Éric, « Les enfants disparus du recensement français. Combien, où et pourquoi ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 20, janvier 2020. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2020-2-page-1.htm Dumont, Gérard-François, « Une exception française : son recensement de la population. Quelle méthode ? Quelles insuffisances ? Comment l’améliorer ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 3, décembre 2018. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2018-13-page-1.htm ↩︎
  6. Dumont, Gérard-François, « Qu’est-ce qu’une méthode scientifique ? L’exemple d’Alfred Sauvy », Les analyses de Population & Avenir, n° 23, avril 2020. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2020-3-page-1.htm ↩︎