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Le refoulement aux frontières

Le refoulement aux frontières

Table des matières

L’essentiel

L’existence d’un État induit celle de frontières délimitant son territoire. Pour autant,au sein de l’Union européenne, les frontières nationales s’effacent devant les frontières extérieures de l’Union. Chaque État membre a pour obligation de surveiller les frontières extérieures de son ressort et d’en empêcher le franchissement non autorisé, ainsi que, en principe, d’éloigner les immigrants illégaux.

Toutefois, le retour de ceux-ci dans leur pays d’origine est soumis à un ensemble de règles définies par la directive « retour », qui complexifient la mise en œuvre par les États de leur mission d’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Une procédure d’éloignement allégée existe malgré tout, notamment pour les immigrants interceptés aux frontières extérieures de l’Union, mais sous réserve du principe de « non refoulement ».

Ce principe, issu de la convention de Genève relative au statut des réfugiés, interdit de renvoyer les étrangers dans leur pays d’origine ou de transit s’ils y seraient menacés. À l’origine assez restreint, vu comme un corollaire du droit d’asile et soumis à certaines limites, le principe de non refoulement a été très largement étendu par le droit européen et international des droits de l’homme, jusqu’à devenir un principe général et absolu bénéficiant à tout immigrant.

En Europe, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme laisse assez peu de marges de manœuvre aux États dans la lutte contre l’immigration irrégulière aux frontières. Ainsi, tout immigrant a droit à bénéficier d’un examen individuel de sa situation, à moins qu’il n’ait tenté de violer en force et en masse la frontière considérée. Quant à l’action des États pour protéger l’accès à leurs eaux territoriales, elle est subordonnée aux principes de non refoulement et d’interdiction des expulsions collectives même en haute mer.

Quelques voies restent néanmoins ouvertes aux États pour protéger leurs frontières : rendre les frontières extérieures terrestres aussi étanches que possible pour s’opposer aux entrées irrégulières, refuser dans la mesure du possible l’accès des eaux territoriales aux embarcations cherchant à entrer clandestinement en Europe, refouler les immigrants quand ils proviennent de pays tiers sûrs, coopérer avec les pays tiers de départ desdites embarcations pour qu’ils les interceptent eux- mêmes.

Cependant, l’état du droit apparaît comme un carcan excessif pour qui veut maîtriser sa politique migratoire. Il convient donc de chercher à s’en libérer en mettant fin au principe de non refoulement, dans son acception actuelle, et en affirmant le droit au refoulement aux fins de protéger l’ordre public, au niveau national mais aussi au niveau européen.

Tout État est doté d’une autorité politique souveraine, d’une population et d’un territoire. Ce territoire est délimité par des frontières. Un des attributs de la souveraineté des États est de décider des flux transfrontaliers qu’ils autorisent et de ceux qu’ils interdisent. Cela vaut notamment pour les flux de personnes : ceux qui ne sont pas ressortissants de l’État, c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à sa population, ne sont admis à entrer sur le territoire que s’ils y ont autorisés par l’autorité politique, qui définit leurs conditions d’entrée et de séjour.

En France, c’est le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui définit ces règles, sous réserve toutefois du droit de l’Union européenne (UE) et des conventions internationales1. Ces règles incluent celles relatives à l’éloignement des étrangers qui seraient entrés irrégulièrement sur le territoire ou s’y maintiendraient sans y être autorisés : on parle d’étrangers en situation irrégulière ou, plus couramment, d’immigrés clandestins ou illégaux. Pour que les conditions d’entrée et de séjour en France – ou dans tout autre État – ne soient pas virtuelles, il est en effet nécessaire que les autorités compétentes puissent effectivement contrôler les entrées et, corrélativement, interdire l’accès au territoire aux personnes non autorisées, ainsi que, le cas échéant, éloigner du territoire celles qui y auraient déjà pénétré. Or deux séries de contraintes juridiques doivent être prises en compte pour ce contrôle des frontières2. D’une part, au sein de l’Union européenne, la notion même de frontière étatique a été bouleversée. Outre que les ressortissants d’un État membre de l’UE sont autorisés à circuler librement dans l’espace Schengen, le droit de l’Union fait une distinction nette entre frontières intérieures et extérieures, et ce de manière générale pour l’ensemble des étrangers, comme nous allons le voir. D’autre part, les conventions internationales ratifiées par la France, notamment celle de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés mais aussi la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH), introduisent des règles et des droits qui viennent de fait limiter la capacité à refuser l’entrée aux frontières, à tel point que l’on parle d’un principe de « non refoulement ». Ces règles d’origine conventionnelle sont de surcroît, au moins dans une certaine mesure, intégrés au droit de l’Union, de sorte que s’en extraire serait plus difficile.

Dans ce contexte juridique, les États européens peuvent-ils encore refouler des immigrés illégaux et à quelles conditions ? Que ce soit par militantisme ou par fatalisme, beaucoup invoquent le principe de non refoulement pour écarter comme vaine toute tentative de contrôle des frontières. Pourtant, quand la Pologne ou la Grèce ont repoussé avec succès les tentatives d’entrées massives et violentes d’immigrés illégaux par les frontières terrestres avec la Biélorussie et la Turquie respectivement, n’ont-elles pas refoulé les impétrants, sans que la Commission européenne ne trouve grand-chose à y redire ?

Pour percer ce paradoxe, il nous faudra d’abord appréhender la distinction, fondamentale en droit de l’Union, entre frontières dites intérieures et frontières dites extérieures (1). Nous verrons ensuite que le principe de non refoulement, théoriquement général et absolu, souffre certaines exceptions, de sorte qu’il existe des voies pour le refoulement, y compris au niveau des frontières maritimes (2). Nous formulerons enfin des orientations visant à maximiser les possibilités actuelles de refoulement des immigrants illégaux, ainsi qu’à lever les obstacles juridiques à une politique plus ambitieuse de protection des frontières (3).

On sait que l’UE est une organisation politique sui generis, qui s’apparente à certains égards à une fédération dans la mesure où elle en possède certains attributs. De fait, l’UE se caractérise par l’existence d’un territoire, à l’intérieur duquel s’exercent les libertés de circulation garanties par les traités européens. Au sein de l’Union, la notion de frontière a été bouleversée par l’intégration européenne, en ce sens que les frontières des États membres, du moins de ceux d’entre eux appartenant à l’espace Schengen, ne sont plus réellement des frontières, sauf lorsqu’elles coïncident avec les frontières extérieures de l’Union.

1.1 Le droit de l’UE distingue frontières extérieures et intérieures

Frontières intérieures et extérieures

Le droit de l’Union distingue en effet nettement « frontières extérieures des États membres » (à savoir les frontières extérieures de l’Union) et « frontières communes aux États membres » (à savoir les frontières intérieures), qui impliquent des obligations diamétralement opposées en matière de protection des frontières contre l’immigration irrégulière. Dans le premier cas, les États membres ont en effet l’obligation de s’opposer à l’entrée illégale de ressortissants de pays tiers, alors que, dans le second cas, les mêmes États ne doivent en principe pas contrôler les passages aux frontières, même pour les ressortissants de pays tiers.

La conséquence de cette distinction est aussi que l’étranger entré irrégulièrement sur le sol européen et qui, sous réserve que sa situation ne soit pas régularisée, devient ainsi un étranger en situation irrégulière, dispose de facto de facilités pour circuler entre les États membres. Plus encore, de iure, cet étranger, malgré l’irrégularité de sa situation, dispose de droits quant aux normes et procédures que les États membres appliquent pour organiser leur éloignement éventuel : ces règles sont prévues par la directive « retour » (directive 2008/115).

Ainsi que l’affirmait l’avocat général Rantos près la Cour de justice de l’Union européenne dans ses conclusions dans l’affaire C-143/223 : « L’article 14 du code frontières Schengen, qui contient l’obligation pour les États membre de refuser l’entrée sur le territoire, à une frontière extérieure, au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas les conditions d’entrée […] n’a pas vocation à s’appliquer à une frontière intérieure […]. En effet, la ratio legis de ces dispositions est qu’il incombe aux États membres ayant des frontières extérieures de veiller à ce que des ressortissants de pays tiers dépourvus de droit d’entrée ne pénètrent pas l’espace Schengen. Une fois ces ressortissants entrés, il incombe à tout État membre non pas de prononcer des décisions de refus d’entrée sur la base du code frontières Schengen, mais d’appliquer la directive 2008/115. »4 (point 41).

La problématique de l’éloignement des étrangers illégaux

Certes, dès lors que les conditions sont réunies, les États membres sont tenus de prendre une décision de retour des étrangers en situation irrégulière5, mais cela leur sera plus difficile car les contraintes procédurales qui pèsent sur les États membres sont plus lourdes une fois que l’immigrant est entré sur le territoire que lorsqu’il est possible de faire obstacle à son entrée via les frontières extérieures. C’est donc à ce niveau que doit se concentrer la surveillance des frontières6.

1.2 Refuser l’entrée aux frontières extérieures de l’Union est possible

La directive « retour »

Les conditions d’éloignement des étrangers en situation irrégulière sont encadrées par la directive dite retour7. Par cette directive, le législateur européen a entendu « fixer des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace, constituant un élément indispensable d’une politique migratoire bien gérée »8. En pratique, la directive retour impose aux États membres souhaitant prendre une décision de retour forcé de respecter une série de normes et de procédures qui nuisent à l’efficacité de la politique de retour, à rebours du but affiché.

Certes, la directive affirme le principe que les États membres prennent une décision de retour l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier, mais c’est pour mentionner aussi une série d’exceptions possibles, dont celle consistant à conférer à l’intéressé un « droit de séjour pour des motifs charitables, humanitaires ou autres » ou à suspendre le retour dans l’attente de l’examen d’une demande d’autorisation de séjour9.

Parmi les contraintes imposées par la directive, citons l’obligation de laisser un délai à l’immigrant pour un départ volontaire (article 7), l’éloignement forcé ne pouvant intervenir qu’à l’issue de ce délai. Et encore les mesures coercitives pour procéder à l’éloignement doivent-elles être mobilisées « en dernier ressort » (article 8) et, parmi ces mesures, la rétention obéit-elle à des conditions strictes (articles 15 à 17). L’éloignement doit en outre être reporté lorsqu’il se ferait en violation du principe de non-refoulement ou en cas de recours contre la décision d’éloignement (article 9), sachant que l’étranger a droit à un conseil juridique, une représentation juridique et une assistance linguistique, le tout gratuitement (article 13). Dans certains cas, d’autres complications sont prévues, notamment pour les mineurs non accompagnés (article 10). À cela s’ajoutent des garanties procédurales (décisions écrites motivées, avec traduction le cas échéant, fourniture des soins requis, scolarisation des mineurs…).

On voit dès lors l’intérêt des dérogations prévues par la directive.

Les dérogations à la directive « retour » concernent uniquement les frontières extérieures

À cet égard, le droit de l’Union admet que les États membres puissent refuser l’accès du territoire européen aux immigrants qui tentent de passer illégalement une frontière extérieure de l’Union et que les personnes interceptées puissent être éloignées, car, dans ce cas de figure, il peut être dérogé à la directive retour.

En effet, il existe des exceptions à l’application de la directive retour ou tout du moins d’une partie de ses règles. Ainsi, en vertu de l’article 2 §2 de la directive retour, les États membres sont libres de ne pas appliquer ses dispositions aux ressortissants de pays tiers « a) faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément [au code Schengen], ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre / b) faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition »10.

Cet article 2 §2, sous a), autorise les États membres à mettre en œuvre une procédure allégée d’éloignement des immigrants interceptés aux frontières extérieures ou faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 14 du code frontières Schengen11, lequel ne s’applique qu’aux frontières extérieures. Ainsi que l’a récemment jugé la CJUE, cette possibilité ne saurait être étendue aux migrants interceptés aux frontières intérieures, qui bénéficient de toutes les garanties de la directive retour12.

L’exception prévue à l’article 2 §2, sous b), a quant à elle une portée relativement limitée dans la mesure où elle ne peut pas viser les immigrants au seul motif d’une entrée irrégulière sur le territoire13, ce qui est au demeurant cohérent avec l’article 31 de la Convention de Genève de 1951, selon lequel l’entrée irrégulière ne suffit pas à justifier une sanction pénale lorsqu’un demandeur d’asile arrivant directement du pays où il est menacé se présente sans délai aux autorités. En outre, selon le protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants (2000), les migrants considérés comme victimes d’un trafic illicite ne peuvent pas être passibles de sanctions pénales du fait de leur entrée irrégulière. Cette exception est généralement réservée par les droits nationaux aux auteurs de crimes et délits graves.

On voit donc l’importance de la distinction faite entre frontières intérieures et extérieures. À vrai dire, il y a une certaine contradiction à demander aux États de s’opposer à l’immigration irrégulière aux frontières extérieures, tout en imposant des règles très contraignantes de nature à compromettre l’efficacité de la lutte contre l’immigration irrégulière une fois que les immigrants ont pénétré dans l’Union et y circulent librement.

Pour autant, il est crucial de relever que les États membres sont tenus de surveiller les frontières extérieures de l’Union et de s’opposer à leur franchissement irrégulier. En outre, les contraintes procédurales pour éloigner les immigrés ayant franchi ces mêmes frontières extérieures sont allégées. Cependant, il ne s’agit pas à strictement parler d’un « refoulement », dans la mesure où le principe de non refoulement est censé s’appliquer même dans ces situations.

2.1 Un principe généreux issu du droit international qui vise à protéger les immigrants mais qui démunit les gouvernements

Un principe qui trouve son fondement dans le droit d’asile garanti par la Convention de Genève et qui trouve désormais sa place parmi les droits fondamentaux

Le principe de non refoulement, souvent invoqué, ne provient ni du droit national ni initialement du droit de l’Union mais du droit international, à commencer par le droit de l’asile.

C’est la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés qui énonce, à son article 33 §1, l’interdiction du retour des réfugiés vers les pays où ils seraient menacés. Littéralement, ce principe ne s’applique qu’aux étrangers qui ont la qualité de réfugié. Cependant, par extension, ce principe s’applique aussi aux demandeurs d’asile le temps qu’il soit statué sur leur demande.

Pour autant, ce principe tel qu’inventé par la convention de Genève n’est pas absolu puisqu’il admet des exceptions : ne peut se prévaloir du principe de non refoulement le réfugié « [qu’]il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays » (article 33 §2). Cette approche de bon sens, selon laquelle un État n’a pas à accorder asile à l’étranger qui menacera sa communauté nationale, fait ainsi primer l’impératif de sécurité publique, mais elle n’est toutefois pas retenue par d’autres sources de droit international. Le principe de non refoulement découle en effet aussi du droit international des droits de l’homme, qui est plus large puisqu’il s’applique à toute personne indépendamment de sa situation juridique – donc y compris à ceux qui ne sont pas réfugiés. À l’échelle des Nations Unies, l’interdiction de la torture et d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants prévue à l’article 7 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, ainsi que par la convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, peut conduire à ne pas refouler des immigrants qui risqueraient sinon de subir de tels traitements.

C’est cependant la CESDH, telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, qui emporte les obligations les plus étendues en matière de non refoulement pour la France et les autres États parties à la Convention. L’article 2 de celle-ci, qui protège le droit à la vie, et surtout son article 3, qui interdit lui aussi la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, bénéficient aussi aux ressortissants de pays tiers et interdisent en conséquence le renvoi dans son pays d’un étranger qui y serait exposé à un risque réel de traitement contraire à ces articles.

Le droit de l’Union intègre également le principe de non refoulement. D’une part, l’article 78 du traité sur le fonctionnement de l’UE, relatif à la politique commune de l’asile, le mentionne expressément et se réfère à la convention de Genève. D’autre part, l’article 19 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE14 reprend en substance le principe de non refoulement tel qu’il résulte déjà de l’article 3 CESDH. Rappelons toutefois que cette Charte ne s’applique qu’aux situations régies par le droit de l’Union15.

Un principe théoriquement absolu et qui laisse peu de marges de manœuvre

Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), cette interdiction du refoulement revêt un caractère absolu et n’est ainsi pas soumis aux mêmes limites que celles définies à l’article 33 §2 précité de la convention de Genève de 1951. On prendra comme exemple son arrêt du 1er février 2018, par lequel elle a condamné la France pour avoir expulsé vers l’Algérie un Algérien condamné en France pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme et qui y avait été débouté d’une demande d’asile16. La CEDH a rappelé que « l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 »17 et a estimé que tel était bien le cas. Si la CEDH a eu par la suite une appréciation différente de la situation en Algérie18, il n’en reste pas moins que sa jurisprudence, qui fait primer la protection des individus, fussent-ils étrangers et terroristes, sur toute préoccupation d’ordre et de sécurité publics, est inchangée.

En outre, pour la CEDH, ce principe de non refoulement s’applique également dans le contexte d’un refus d’admission sur le territoire et non seulement d’un éloignement, de sorte qu’il s’apparente à une obligation de laisser entrer19. La CEDH a beau rappeler que la CESDH ne protège pas en tant que tel le droit d’asile, force est de constater que la jurisprudence impose en principe de laisser entrer sur le territoire, sans pouvoir les éloigner par la suite, des étrangers dès lors qu’ils pourraient courir un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, indépendamment du fait qu’ils soient susceptibles, s’ils en font la demande, de remplir les conditions du droit d’asile. Comme l’écrit la CEDH, la Convention « englobe l’interdiction du refoulement au sens de la Convention de Genève » – c’est-à-dire qu’elle est plus large20. Le principe de non refoulement est renforcé par l’interdiction des « expulsions collectives ».

2.2 L’interdiction des expulsions collectives ne souffre que de rares exceptions

L’obligation d’examen de la situation individuelle de chaque immigrant conduit à interdire les expulsions dites collectives

L’article 4 du protocole n° 4 à la CESDH, de même que l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, prohibe les expulsions collectives, c’est-à-dire l’éloignement d’un groupe d’étrangers sans « examen raisonnable et objectif de la situation particulière » de chacun d’entre eux21. La CEDH tend à assimiler différentes situations telles que la reconduite à la frontière et le refus d’entrée, rassemblées sous le vocable « d’expulsion ». Pour elle, la protection accordée par la CESDH doit être effective même lorsque l’immigrant tente d’entrer – ou est entré – irrégulièrement sur le territoire.22

Une exception est cependant admise lorsque le groupe d’immigrants recourt à la force

La jurisprudence de la CEDH admet cependant que les États puissent déroger au principe d’interdiction des expulsions collectives. En effet, en l’absence de toute exception, les États seraient privés de leur droit à la légitime défense contre des invasions ou tout du moins des entrées en force. Or rappelons que l’article 51 de la Charte des Nations Unies garantit le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective » en cas « [d’]agression armée »23.

Il n’est certes pas toujours évident de distinguer des immigrants venant quérir asile sans y être nécessairement fondés d’un groupe d’étrangers qui cherche à pénétrer en force sur le territoire : la différence peut simplement provenir de ce que l’entrée se fait à un point de passage frontalier régulier ou non. Pour la CEDH, statuant en grande chambre après que l’Espagne lui avait demandé de reconsidérer sa position initiale, les États ne sont pas tenus d’examiner individuellement la situation de chacun en vertu de l’article 4 du Protocole n° 4 « lorsque le comportement de personnes qui franchissent une frontière terrestre de façon irrégulière, tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force, est de nature à engendrer des désordres manifestement difficiles à maîtriser et à menacer la sécurité publique », pour peu que l’État concerné ait « offert un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières »24. Dans ce contexte, les immigrants ne peuvent pas non se prévaloir du droit à un recours effectif25.

S’agissant de l’accès effectif au territoire, la CEDH a précisé que les États étaient libres d’exiger que les demandes de protection au titre de l’article 3 CESDH soient présentées auprès de points de passage frontaliers et, « [e]n conséquence, ils peuvent refuser l’accès à leur territoire aux étrangers, y compris les demandeurs d’asile potentiels qui se sont abstenus sans raisons impérieuses […] de respecter ces exigences en cherchant à franchir la frontière à un autre endroit et en particulier […], en utilisant l’effet de masse et la force. »26

Ainsi, repousser des immigrants qui tentent de passer clandestinement la frontière n’est pas contraire à la CESDH, tout du moins dans certaines circonstances.

2.3 Le cas des frontières maritimes

Une application extensive du principe de non refoulement, jusqu’en haute mer

La jurisprudence de la CEDH a une acception très extensive du principe de non refoulement et de la prohibition des expulsions collectives, puisqu’elle les a étendus au-delà des limites territoriales des États membres, à savoir à la haute mer. Est ainsi inconventionnel le fait de faire embarquer des migrants interceptés en haute mer à bord de navires militaires et de les débarquer sur les côtes libyennes27.

Cette conclusion provient de ce que, pour éviter de faire de la haute mer une

« zone de non-droit », la CEDH juge que l’État, en l’occurrence l’Italie, est tenu de respecter la CESDH y compris dans des opérations en haute mer de navires battant pavillon italien et relevant des autorités italiennes. Or un renvoi des immigrants vers la Libye – même s’il s’agit du pays d’où ils ont pris la mer – est contraire à l’article 3 CESDH compte tenu des risques encourus dans ce pays. La CEDH a d’ailleurs souligné que la situation née de la pression migratoire croissante par voie maritime n’exonère pas les États « de leur obligation de ne pas éloigner une personne risquant de subir des traitements prohibés par l’article 3 dans le pays de destination ». S’agissant de la prohibition des expulsions collectives, la CEDH a assumé d’en faire une application extraterritoriale, afin d’assurer à tout immigrant le droit à un examen de leur situation personnelle, y compris lorsqu’il emprunte la voie maritime et n’a pas encore pénétré les eaux territoriales de l’État considéré.

Les voies d’un refoulement aux frontières maritimes

Cette jurisprudence de la CEDH laisse peu d’ouverture et conduit à désarmer les États – l’Italie au premier chef, dont on sait que le gouvernement Meloni a renoncé à la promesse de campagne d’instaurer un « blocus naval ». À ce stade, on peut néanmoins relever que l’article 3 CESDH n’interdit pas de refouler les immigrants vers des pays tiers sûrs. À titre d’exemple, la Turquie est considérée comme sûre par la Grèce, tout du moins pour certaines nationalités de migrants. De même, il existe une différence entre refuser l’accès d’un bateau de migrants aux eaux territoriales et les reconduire dans un autre pays : dans le premier cas, sous réserve de l’obligation de porter secours en mer si la situation l’impose28, les migrants ne sont pas refoulés vers un pays où ils courent des risques et on ne peut probablement pas non plus parler d’expulsion collective.

Cette solution consistant à se borner à refuser l’accès aux eaux territoriales est d’ailleurs exploitée, à notre connaissance, par la Grèce. Il semble que les gardes-côtes grecs repoussent des embarcations de migrants illégaux provenant des eaux turques, par les moyens et procédés appropriés (manœuvres, tirs de semonce…), précisément pour les empêcher d’entrer sur le territoire national. Cette pratique ne semble pas avoir été sanctionnée par quelque autorité européenne ou internationale que ce soit.

En tout état de cause, une acception stricte de la notion d’expulsion devrait conduire à ne pas y inclure le fait de refuser l’accès des eaux territoriales européennes à une embarcation d’immigrants illégaux, par les moyens et procédures appropriés qu’il revient aux autorités compétentes de déterminer. De fait, tenir un immigrant en dehors du territoire national ne constitue de facto pas une « expulsion », terme qui ne devrait viser que le fait de reconduire un étranger en situation irrégulière à la frontière.

Enfin, la dérogation à l’interdiction des expulsions collectives en cas de recours des immigrants à la force et à l’effet de masse, telle qu’admise par la jurisprudence de la CEDH29, devrait pouvoir être transposée à l’immigration par voie maritime. À notre connaissance, la CEDH n’a jamais été saisie d’un tel cas de figure30 mais nous ne voyons pour notre part pas de raison convaincante de ne pas appliquer les mêmes règles aux frontières maritimes qu’aux frontières terrestres.

Ainsi, sous réserve qu’il existe par ailleurs un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières vers l’État considéré et vers l’UE de manière plus générale, notamment dans le pays de départ des embarcations de migrants illégaux, des étrangers tirant parti de l’effet de masse et tentant de passer en force les frontières maritimes ne devraient pas pouvoir se prévaloir du principe d’interdiction des expulsions collectives ni du droit à un recours effectif. À cet égard, il y a sans doute un changement de paradigme à opérer : sauf cas particulier de traite d’êtres humains, les migrants illégaux cherchant à rejoindre l’Europe par la voie maritime ne sont pas victimes des passeurs qui les convoient mais leurs clients, c’est-à-dire leurs mandataires. C’est en toute conscience qu’ils tentent de forcer le passage vers les pays européens en violation de nos règles d’entrée et de séjour.

À la lumière des contraintes juridiques exposées ci-dessus, nous formulons certaines pistes de réflexion pour lutter plus efficacement contre les flux d’immigration illégale, respectivement à droit constant et, de manière plus ambitieuse, en envisageant une révision profonde de l’état du droit applicable en Europe.

3.1 Exploiter les marges de manœuvre existantes

Renforcer la protection des frontières extérieures de l’Union – terrestres mais aussi maritimes – afin de faire obstacle à l’entrée des immigrants illégaux, en tirant parti des possibilités juridiques existantes

C’est au niveau des frontières extérieures de l’Union que les États membres, qui ont pour mission d’en assurer la surveillance et la protection, sont les plus outillés pour empêcher l’entrée d’immigrants illégaux, le refus d’entrée pouvant intervenir sans appliquer les normes et procédures de la directive retour. En pratique, cette dérogation à la directive retour permet de pratiquer une forme de refoulement puisqu’elle dispense de notifier à chaque immigrant une décision individuelle et que le refus d’entrée est immédiat et ne peut pas faire l’objet d’un recours suspensif. La portée de cette dérogation pourrait d’ailleurs être accrue à la faveur de la création par la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, en cours d’examen par le Conseil constitutionnel au moment de la rédaction de la présente note, d’un délit de séjour irrégulier.

Une surveillance efficace des frontières extérieures implique un effort collectif pour rendre ces frontières plus étanches, ce qui suppose un investissement en hommes et en matériel. Certains États ont significativement renforcé leurs frontières terrestres (mise en place de barrières frontalières par la Grèce, la Hongrie, la Pologne…), permettant de faire physiquement obstacle aux intrusions. Dans ce contexte, les tentatives d’entrées groupées et par la force, comme il y en a eu ces dernières années depuis la Turquie et la Biélorussie notamment, doivent être déjouées en ayant recours à un usage proportionné de la force. Dans une certaine mesure, cette approche peut être déclinée aux frontières maritimes, en vue de refuser l’accès aux eaux territoriales européennes aux embarcations non autorisées. Néanmoins, les tactiques des immigrants consistant à faire jouer l’obligation d’assistance en mer et la contrainte du principe de non refoulement invitent à envisager également d’autres solutions.

Aux frontières extérieures maritimes, obtenir la coopération efficace des pays de départ et leur déléguer les missions d’interception

Les États membres de l’UE ne pouvant refouler les immigrants vers la Libye notamment – c’est plus discutable pour d’autres pays de la rive Sud de la Méditerranée, qui pourraient être considérés comme des pays sûrs – il est crucial de développer la coopération avec les pays de départ des bateaux de migrants, afin qu’ils fassent obstacle à ces départs et, à défaut, qu’ils procèdent eux-mêmes à leur interception en vue de les ramener à leur point de départ. En effet, selon qu’un bateau est intercepté par un garde-côte italien (ou encore un navire d’ONG) ou un garde-côte libyen, ses passagers seront conduits en Europe ou reconduits en Libye. Dans la mesure du possible et sous réserve de leur mission d’assistance, les garde- côtes européens doivent donc paradoxalement s’abstenir de procéder à des interceptions : leur mission doit plutôt consister à empêcher le passage des bateaux de passeurs, par les procédés appropriés et adaptés au comportement desdits bateaux, c’est-à-dire le cas échéant avec un usage proportionné de la force. Une doctrine d’emploi en ce sens devrait également être validée par les exécutifs compétents et donc assumée politiquement.

3.2 Supprimer le principe de non refoulement et affirmer le droit au refoulement

Réduire les contraintes juridiques pesant sur la France en se retirant des instruments internationaux contraignants, a minima la CESDH et la Convention de Genève

On voit la difficulté de défendre nos frontières dans le cadre juridique actuel. On ne peut que regretter que toute politique sérieuse en la matière ne puisse être menée qu’à condition de se libérer du principe de non refoulement tel qu’il résulte du droit international des droits de l’homme et plus particulièrement de la CESDH, qu’il paraît inévitable de dénoncer – quitte éventuellement à y réadhérer avec les réserves nécessaires31.

La Convention de Genève laisse davantage de place aux préoccupations d’ordre public mais paraît néanmoins tout à fait inadaptée aux défis migratoires contemporains : sa dénonciation permettrait de refonder un droit d’asile, à l’échelle nationale ou européenne, plus raisonnable et compatible avec la maîtrise de nos frontières32.

Sous réserve des contraintes intégrées au droit de l’Union, la sortie de ces instruments internationaux permettrait de s’opposer effectivement aux flux migratoires clandestins, y compris par voie maritime, par un refoulement systématique des immigrants illégaux. On parle souvent de modèle australien (politique du « no way »)33, sachant que l’Australie n’est pas pour autant mise au ban des nations.

Au niveau de l’Union européenne, faire évoluer le droit afin de lever les obstacles à une protection effective des frontières, extérieures mais aussi intérieures

Le droit de l’Union constitue un défi beaucoup plus ardu compte tenu de l’impossibilité, a priori, de dénoncer partiellement certaines dispositions du droit primaire ou du droit dérivé (articles du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et de la Charte des droits fondamentaux relatifs au droit d’asile et au principe de non refoulement, directive retour et autres directives intervenues en matière d’asile et d’immigration…) et des implications radicales et complexes d’une sortie de l’UE.

Idéalement, il faudrait faire évoluer substantiellement le droit de l’UE pour lever les obstacles identifiés dans la présente note, c’est-à-dire à la fois supprimer les dispositions de droit de l’Union néfastes et éventuellement instaurer des dispositions permettant, eu égard au principe de primauté du droit de l’Union, de faire échec aux dispositions du droit international handicapant les États dans la maîtrise de leurs frontières.

Deux voies peuvent ainsi être empruntées, alternativement ou en combinaison :

a) démanteler tout ou partie du droit primaire et du droit dérivé existants en la matière, afin de redonner aux États davantage de marges de manœuvre dans leur politique migratoire ;

b) transformer ce droit pour donner aux États et à l’Union (dotée à cet effet de l’agence Frontex) les moyens d’une politique de refoulement et leur permettre de satisfaire effectivement et pleinement à leurs obligations de surveillance des frontières et d’éloignement des immigrants illégaux. A minima, quelques ajustements pourraient être apportés aux textes européens existants, là où la jurisprudence de la CJUE n’a pas apporté de solution satisfaisante.

Ainsi la procédure allégée d’éloignement ouverte par dérogation à la directive retour pourrait-elle être étendue aux immigrants interceptés aux frontières intérieures34.

Au niveau national, réaffirmer la compétence exclusive de l’État en matière de protection de l’ordre public, dont l’efficacité ne doit pas pouvoir être remise en cause par des règles internationales ou européennes

À court terme ou si le droit de l’Union n’évoluait pas dans le sens souhaité, il serait important que les États membres réaffirment leur compétence exclusive en matière de protection de l’ordre public. En effet, ainsi que l’énonce l’article 4 §2 du traité sur l’Union européenne, « L’Union […] respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». En outre, l’article 72 du TFUE précise expressément que les dispositions de ce traité relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice, qui comportent celles relatives à la politique migratoire, « ne porte[nt] pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».

En conséquence, lorsque des dispositions du droit de l’Union font obstacle à ce que les États membres assurent leur intégrité territoriale et maintiennent l’ordre public, il serait légal et en tout cas légitime de les ignorer, en particulier en présence de circonstances exceptionnelles telles que l’afflux d’immigrants35.

Cette approche peut d’ores et déjà être appliquée puisque, dans l’ordre interne, la Constitution prime sur le droit de l’Union et que la jurisprudence du Conseil d’État admet en principe que des textes européens puissent être écartés si cela apparaît nécessaire pour garantir des exigences constitutionnelles ne bénéficiant pas d’une protection équivalente en droit de l’Union, telle la prévention des atteintes à l’ordre public36. Une révision constitutionnelle pour intégrer plus explicitement dans le bloc de constitutionnalité la mission de l’État de maîtriser ses frontières et de contrôler les flux migratoires serait de nature à exploiter pleinement la primauté de la Constitution sur le droit de l’Union et le droit conventionnel dans le domaine migratoire37.

Conclusion

En conclusion de cette note, nous voudrions simplement souligner que l’état du droit applicable à un moment et en un lieu donnés ne saurait être reçu comme un état absolu et définitif. Le droit, surtout quand il crée des droits dans le chef de personnes physiques, qui plus est étrangères à la communauté nationale à laquelle appartient la souveraineté, doit pouvoir s’adapter, le cas échéant, aux décisions des autorités politiques et en l’occurrence aux choix démocratiquement exprimés par le peuple souverain. Aussi faut-il rappeler la contingence des contraintes juridiques actuelles décrites dans la présente note : en aucun cas il ne faut en déduire que toute action dans le domaine migratoire doit demeurer dans les limites définies comme telles au gré des évolutions de jurisprudence ou des interprétations de juristes. Selon un adage bien connu, « nécessité fait loi ».

Agence européenne des droits fondamentaux et Conseil de l’Europe, « Droits fondamentaux des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants aux frontières européennes », 2020 : http://fra.europa.eu/fr/publication/2020/droits-fondamentaux- des-refugies-des-demandeurs-dasile-et-des-migrants-aux

Carl Hubert, « Pour un « great reset » du droit d’asile, voie d’immigration majeure vers la France et l’Europe », tribune publiée par l’OID, février 2021 : https://observatoire-immigration.fr/reforme-droit-asile/

OID (note), « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? », mars 2023 : https://observatoire-immigration.fr/note-politiques-dimmigration-le- gouvernement-des-juges/ Valeurs actuelles n° 4531 du 28 septembre 2023, dossier « Sortir de l’impasse migratoire » (pages 18-27).

  1. Article L. 110-1 CESEDA ↩︎
  2. On mettra ici de côté les contraintes issues du droit constitutionnel, qui, s’il intègre un étonnant
    « principe de fraternité » ou un droit d’asile très circonscrit, ne joue pas un rôle majeur dans la question du contrôle des frontières et du refoulement des immigrés. ↩︎
  3. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  4. Point 41 des conclusions de M. Rantos, présentées le 30 mars 2023 (ECLI:EU:C:2023:271). ↩︎
  5. Cf. point 45 des conclusions précitées de M. Rantos ↩︎
  6. Selon l’article 13, §1, du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (dit code frontières Schengen), « La surveillance des frontières a pour objet principal d’empêcher le franchissement non autorisé de la frontière, de lutter contre la criminalité transfrontalière et de prendre des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement la frontière. Une personne qui a franchi illégalement une frontière et qui n’a pas le droit de séjourner sur le territoire de l’État membre concerné est appréhendée et fait l’objet de procédures respectant la directive [2008/115]. » ↩︎
  7. Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. ↩︎
  8. Considérant 4 de cette directive ↩︎
  9. Article 6 de la directive ↩︎
  10. Souligné par nos soins ↩︎
  11. La décision de refus d’entrée notifiée à l’immigrant prend effet immédiatement et le recours éventuel n’est pas suspensif ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, ADDE et autres, C-143/22. ↩︎
  13. Ainsi que l’a rappelé la CJUE dans l’arrêt du 21 septembre précité (C-143/22) : « la directive 2008/115 n’exclut pas la faculté pour les États membres de réprimer d’une peine d’emprisonnement la commission de délits autres que ceux tenant à la seule circonstance d’une entrée irrégulière, y compris dans des situations où la procédure de retour établie par cette directive n’a pas encore été menée à son terme. Dès lors, ladite directive ne s’oppose pas davantage à l’arrestation ou au placement en garde à vue d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier lorsque de telles mesures sont adoptées au motif que ledit ressortissant est soupçonné d’avoir commis un délit autre que sa simple entrée irrégulière sur le territoire national, et notamment un délit susceptible de menacer l’ordre public ou la sécurité intérieure de l’État membre concerné » (point 44). ↩︎
  14. « Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. » ↩︎
  15. Cf. son article 51 (champ d’application). ↩︎
  16. Affaire M.A. c/ France, n° 9373/15 ↩︎
  17. CEDH, arrêt M.A. c/ France précité, point 51 ↩︎
  18. CEDH, 29 avril 2019, A.M. c/ France, n° 12148/18. On peut à cet égard se référer à cet article de Laurence Burgorgue-Larsen pour le Club des juristes : https://www.leclubdesjuristes.com/archives- cdj/la-cedh-autorise-lexpulsion-dun-ressortissant-algerien-condamne-pour-terrorisme-2436/ ↩︎
  19. CEDH, arrêt N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15, point 178. La CEDH s’appuie ici sur la doctrine du Haut Commissariat aux régugiés (HCR) relative à la Convention de Genève, qui ne lie cependant pas les Etats parties à cette convention ↩︎
  20. CEDH, arrêt N.D. et N.T. c/ Espagne précité, point 188 ↩︎
  21. CEDH (grande chambre), arrêt du 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c/ Italie, n° 16483/12, points 237 et suiv. ↩︎
  22. CEDH, N.D. et N.T. contre Espagne, précité, points 184-187 ↩︎
  23. « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. » ↩︎
  24. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, point 201. ↩︎
  25. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, points 242-243. ↩︎
  26. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, point 210. ↩︎
  27. CEDH (grande chambre), arrêt du 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres, n° 27765/09 ↩︎
  28. On rappellera ici brièvement que le capitaine d’un navire a obligation de porter assistance à quiconque est trouvé en péril en mer et, dans la limite de ce qui peut être raisonnablement attendu, de se porter au secours des personnes en détresse (article 98 de la convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite « Convention de Montego Bay »). Les personnes ainsi secourus doivent être conduites « en lieu sûr, compte tenu de la situation particulière et des directives élaborées par l’Organisation [maritime internationale] » (point 3.1.9 de l’annexe de la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979, modifiée en 2004, dite « Convention SAR »). ↩︎
  29. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne, précité ↩︎
  30. L’arrêt de 2012, au demeurant antérieur à l’affaire N.D. et N.T. c/ Espagne jugée en 2020, ne visait pas une situation dans laquelle les migrants auraient recouru à la force. ↩︎
  31. Cf. la recommandation formulée dans la note de l’OID « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? » (mars 2023). ↩︎
  32. Sur la question de la politique de l’asile, on peut se référer à la tribune de Carl Hubert publiée par l’OID en février 2021, « Pour un « great reset » du droit d’asile, voie d’immigration majeure vers la France et l’Europe ». ↩︎
  33. Cf. Valeurs actuelles n°4531 du 28 septembre 2023, « L’Australie sans concession » (pages 22-
    23). ↩︎
  34. La CJUE ayant jugé l’inverse comme exposé ci-dessus (arrêt précité du 21 septembre 2023, C- 143/22). ↩︎
  35. Le droit de l’Union prévoit parfois certaines exceptions en cas de circonstances exceptionnelles mais elles paraissent clairement insuffisantes (cf. à cet égard l’article 18 de la directive retour, qui en situation d’urgence, ne permet que d’allonger les délais de contrôle juridictionnel et d’assouplir les conditions de rétention…). ↩︎
  36. Conseil d’État (Assemblée du contentieux), 21 avril 2021, La Quadrature du Net, n° 393099, au recueil Lebon. Voir notamment les points 5 et 10. ↩︎
  37. Dans le même sens, cf. les propositions au niveau constitutionnel formulées dans la note de l’OID « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? » (mars 2023). ↩︎
  38. Outre les textes et jurisprudence déjà cités dans la note. ↩︎

Tout État est doté d’une autorité politique souveraine, d’une population et d’un territoire. Ce territoire est délimité par des frontières. Un des attributs de la souveraineté des États est de décider des flux transfrontaliers qu’ils autorisent et de ceux qu’ils interdisent. Cela vaut notamment pour les flux de personnes : ceux qui ne sont pas ressortissants de l’État, c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à sa population, ne sont admis à entrer sur le territoire que s’ils y ont autorisés par l’autorité politique, qui définit leurs conditions d’entrée et de séjour.

En France, c’est le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui définit ces règles, sous réserve toutefois du droit de l’Union européenne (UE) et des conventions internationales1. Ces règles incluent celles relatives à l’éloignement des étrangers qui seraient entrés irrégulièrement sur le territoire ou s’y maintiendraient sans y être autorisés : on parle d’étrangers en situation irrégulière ou, plus couramment, d’immigrés clandestins ou illégaux. Pour que les conditions d’entrée et de séjour en France – ou dans tout autre État – ne soient pas virtuelles, il est en effet nécessaire que les autorités compétentes puissent effectivement contrôler les entrées et, corrélativement, interdire l’accès au territoire aux personnes non autorisées, ainsi que, le cas échéant, éloigner du territoire celles qui y auraient déjà pénétré. Or deux séries de contraintes juridiques doivent être prises en compte pour ce contrôle des frontières2. D’une part, au sein de l’Union européenne, la notion même de frontière étatique a été bouleversée. Outre que les ressortissants d’un État membre de l’UE sont autorisés à circuler librement dans l’espace Schengen, le droit de l’Union fait une distinction nette entre frontières intérieures et extérieures, et ce de manière générale pour l’ensemble des étrangers, comme nous allons le voir. D’autre part, les conventions internationales ratifiées par la France, notamment celle de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés mais aussi la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH), introduisent des règles et des droits qui viennent de fait limiter la capacité à refuser l’entrée aux frontières, à tel point que l’on parle d’un principe de « non refoulement ». Ces règles d’origine conventionnelle sont de surcroît, au moins dans une certaine mesure, intégrés au droit de l’Union, de sorte que s’en extraire serait plus difficile.

Dans ce contexte juridique, les États européens peuvent-ils encore refouler des immigrés illégaux et à quelles conditions ? Que ce soit par militantisme ou par fatalisme, beaucoup invoquent le principe de non refoulement pour écarter comme vaine toute tentative de contrôle des frontières. Pourtant, quand la Pologne ou la Grèce ont repoussé avec succès les tentatives d’entrées massives et violentes d’immigrés illégaux par les frontières terrestres avec la Biélorussie et la Turquie respectivement, n’ont-elles pas refoulé les impétrants, sans que la Commission européenne ne trouve grand-chose à y redire ?

Pour percer ce paradoxe, il nous faudra d’abord appréhender la distinction, fondamentale en droit de l’Union, entre frontières dites intérieures et frontières dites extérieures (1). Nous verrons ensuite que le principe de non refoulement, théoriquement général et absolu, souffre certaines exceptions, de sorte qu’il existe des voies pour le refoulement, y compris au niveau des frontières maritimes (2). Nous formulerons enfin des orientations visant à maximiser les possibilités actuelles de refoulement des immigrants illégaux, ainsi qu’à lever les obstacles juridiques à une politique plus ambitieuse de protection des frontières (3).

On sait que l’UE est une organisation politique sui generis, qui s’apparente à certains égards à une fédération dans la mesure où elle en possède certains attributs. De fait, l’UE se caractérise par l’existence d’un territoire, à l’intérieur duquel s’exercent les libertés de circulation garanties par les traités européens. Au sein de l’Union, la notion de frontière a été bouleversée par l’intégration européenne, en ce sens que les frontières des États membres, du moins de ceux d’entre eux appartenant à l’espace Schengen, ne sont plus réellement des frontières, sauf lorsqu’elles coïncident avec les frontières extérieures de l’Union.

1.1 Le droit de l’UE distingue frontières extérieures et intérieures

Frontières intérieures et extérieures

Le droit de l’Union distingue en effet nettement « frontières extérieures des États membres » (à savoir les frontières extérieures de l’Union) et « frontières communes aux États membres » (à savoir les frontières intérieures), qui impliquent des obligations diamétralement opposées en matière de protection des frontières contre l’immigration irrégulière. Dans le premier cas, les États membres ont en effet l’obligation de s’opposer à l’entrée illégale de ressortissants de pays tiers, alors que, dans le second cas, les mêmes États ne doivent en principe pas contrôler les passages aux frontières, même pour les ressortissants de pays tiers.

La conséquence de cette distinction est aussi que l’étranger entré irrégulièrement sur le sol européen et qui, sous réserve que sa situation ne soit pas régularisée, devient ainsi un étranger en situation irrégulière, dispose de facto de facilités pour circuler entre les États membres. Plus encore, de iure, cet étranger, malgré l’irrégularité de sa situation, dispose de droits quant aux normes et procédures que les États membres appliquent pour organiser leur éloignement éventuel : ces règles sont prévues par la directive « retour » (directive 2008/115).

Ainsi que l’affirmait l’avocat général Rantos près la Cour de justice de l’Union européenne dans ses conclusions dans l’affaire C-143/223 : « L’article 14 du code frontières Schengen, qui contient l’obligation pour les États membre de refuser l’entrée sur le territoire, à une frontière extérieure, au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas les conditions d’entrée […] n’a pas vocation à s’appliquer à une frontière intérieure […]. En effet, la ratio legis de ces dispositions est qu’il incombe aux États membres ayant des frontières extérieures de veiller à ce que des ressortissants de pays tiers dépourvus de droit d’entrée ne pénètrent pas l’espace Schengen. Une fois ces ressortissants entrés, il incombe à tout État membre non pas de prononcer des décisions de refus d’entrée sur la base du code frontières Schengen, mais d’appliquer la directive 2008/115. »4 (point 41).

La problématique de l’éloignement des étrangers illégaux

Certes, dès lors que les conditions sont réunies, les États membres sont tenus de prendre une décision de retour des étrangers en situation irrégulière5, mais cela leur sera plus difficile car les contraintes procédurales qui pèsent sur les États membres sont plus lourdes une fois que l’immigrant est entré sur le territoire que lorsqu’il est possible de faire obstacle à son entrée via les frontières extérieures. C’est donc à ce niveau que doit se concentrer la surveillance des frontières6.

1.2 Refuser l’entrée aux frontières extérieures de l’Union est possible

La directive « retour »

Les conditions d’éloignement des étrangers en situation irrégulière sont encadrées par la directive dite retour7. Par cette directive, le législateur européen a entendu « fixer des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace, constituant un élément indispensable d’une politique migratoire bien gérée »8. En pratique, la directive retour impose aux États membres souhaitant prendre une décision de retour forcé de respecter une série de normes et de procédures qui nuisent à l’efficacité de la politique de retour, à rebours du but affiché.

Certes, la directive affirme le principe que les États membres prennent une décision de retour l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier, mais c’est pour mentionner aussi une série d’exceptions possibles, dont celle consistant à conférer à l’intéressé un « droit de séjour pour des motifs charitables, humanitaires ou autres » ou à suspendre le retour dans l’attente de l’examen d’une demande d’autorisation de séjour9.

Parmi les contraintes imposées par la directive, citons l’obligation de laisser un délai à l’immigrant pour un départ volontaire (article 7), l’éloignement forcé ne pouvant intervenir qu’à l’issue de ce délai. Et encore les mesures coercitives pour procéder à l’éloignement doivent-elles être mobilisées « en dernier ressort » (article 8) et, parmi ces mesures, la rétention obéit-elle à des conditions strictes (articles 15 à 17). L’éloignement doit en outre être reporté lorsqu’il se ferait en violation du principe de non-refoulement ou en cas de recours contre la décision d’éloignement (article 9), sachant que l’étranger a droit à un conseil juridique, une représentation juridique et une assistance linguistique, le tout gratuitement (article 13). Dans certains cas, d’autres complications sont prévues, notamment pour les mineurs non accompagnés (article 10). À cela s’ajoutent des garanties procédurales (décisions écrites motivées, avec traduction le cas échéant, fourniture des soins requis, scolarisation des mineurs…).

On voit dès lors l’intérêt des dérogations prévues par la directive.

Les dérogations à la directive « retour » concernent uniquement les frontières extérieures

À cet égard, le droit de l’Union admet que les États membres puissent refuser l’accès du territoire européen aux immigrants qui tentent de passer illégalement une frontière extérieure de l’Union et que les personnes interceptées puissent être éloignées, car, dans ce cas de figure, il peut être dérogé à la directive retour.

En effet, il existe des exceptions à l’application de la directive retour ou tout du moins d’une partie de ses règles. Ainsi, en vertu de l’article 2 §2 de la directive retour, les États membres sont libres de ne pas appliquer ses dispositions aux ressortissants de pays tiers « a) faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément [au code Schengen], ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre / b) faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition »10.

Cet article 2 §2, sous a), autorise les États membres à mettre en œuvre une procédure allégée d’éloignement des immigrants interceptés aux frontières extérieures ou faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 14 du code frontières Schengen11, lequel ne s’applique qu’aux frontières extérieures. Ainsi que l’a récemment jugé la CJUE, cette possibilité ne saurait être étendue aux migrants interceptés aux frontières intérieures, qui bénéficient de toutes les garanties de la directive retour12.

L’exception prévue à l’article 2 §2, sous b), a quant à elle une portée relativement limitée dans la mesure où elle ne peut pas viser les immigrants au seul motif d’une entrée irrégulière sur le territoire13, ce qui est au demeurant cohérent avec l’article 31 de la Convention de Genève de 1951, selon lequel l’entrée irrégulière ne suffit pas à justifier une sanction pénale lorsqu’un demandeur d’asile arrivant directement du pays où il est menacé se présente sans délai aux autorités. En outre, selon le protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants (2000), les migrants considérés comme victimes d’un trafic illicite ne peuvent pas être passibles de sanctions pénales du fait de leur entrée irrégulière. Cette exception est généralement réservée par les droits nationaux aux auteurs de crimes et délits graves.

On voit donc l’importance de la distinction faite entre frontières intérieures et extérieures. À vrai dire, il y a une certaine contradiction à demander aux États de s’opposer à l’immigration irrégulière aux frontières extérieures, tout en imposant des règles très contraignantes de nature à compromettre l’efficacité de la lutte contre l’immigration irrégulière une fois que les immigrants ont pénétré dans l’Union et y circulent librement.

Pour autant, il est crucial de relever que les États membres sont tenus de surveiller les frontières extérieures de l’Union et de s’opposer à leur franchissement irrégulier. En outre, les contraintes procédurales pour éloigner les immigrés ayant franchi ces mêmes frontières extérieures sont allégées. Cependant, il ne s’agit pas à strictement parler d’un « refoulement », dans la mesure où le principe de non refoulement est censé s’appliquer même dans ces situations.

2.1 Un principe généreux issu du droit international qui vise à protéger les immigrants mais qui démunit les gouvernements

Un principe qui trouve son fondement dans le droit d’asile garanti par la Convention de Genève et qui trouve désormais sa place parmi les droits fondamentaux

Le principe de non refoulement, souvent invoqué, ne provient ni du droit national ni initialement du droit de l’Union mais du droit international, à commencer par le droit de l’asile.

C’est la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés qui énonce, à son article 33 §1, l’interdiction du retour des réfugiés vers les pays où ils seraient menacés. Littéralement, ce principe ne s’applique qu’aux étrangers qui ont la qualité de réfugié. Cependant, par extension, ce principe s’applique aussi aux demandeurs d’asile le temps qu’il soit statué sur leur demande.

Pour autant, ce principe tel qu’inventé par la convention de Genève n’est pas absolu puisqu’il admet des exceptions : ne peut se prévaloir du principe de non refoulement le réfugié « [qu’]il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays » (article 33 §2). Cette approche de bon sens, selon laquelle un État n’a pas à accorder asile à l’étranger qui menacera sa communauté nationale, fait ainsi primer l’impératif de sécurité publique, mais elle n’est toutefois pas retenue par d’autres sources de droit international. Le principe de non refoulement découle en effet aussi du droit international des droits de l’homme, qui est plus large puisqu’il s’applique à toute personne indépendamment de sa situation juridique – donc y compris à ceux qui ne sont pas réfugiés. À l’échelle des Nations Unies, l’interdiction de la torture et d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants prévue à l’article 7 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, ainsi que par la convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, peut conduire à ne pas refouler des immigrants qui risqueraient sinon de subir de tels traitements.

C’est cependant la CESDH, telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, qui emporte les obligations les plus étendues en matière de non refoulement pour la France et les autres États parties à la Convention. L’article 2 de celle-ci, qui protège le droit à la vie, et surtout son article 3, qui interdit lui aussi la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, bénéficient aussi aux ressortissants de pays tiers et interdisent en conséquence le renvoi dans son pays d’un étranger qui y serait exposé à un risque réel de traitement contraire à ces articles.

Le droit de l’Union intègre également le principe de non refoulement. D’une part, l’article 78 du traité sur le fonctionnement de l’UE, relatif à la politique commune de l’asile, le mentionne expressément et se réfère à la convention de Genève. D’autre part, l’article 19 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE14 reprend en substance le principe de non refoulement tel qu’il résulte déjà de l’article 3 CESDH. Rappelons toutefois que cette Charte ne s’applique qu’aux situations régies par le droit de l’Union15.

Un principe théoriquement absolu et qui laisse peu de marges de manœuvre

Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), cette interdiction du refoulement revêt un caractère absolu et n’est ainsi pas soumis aux mêmes limites que celles définies à l’article 33 §2 précité de la convention de Genève de 1951. On prendra comme exemple son arrêt du 1er février 2018, par lequel elle a condamné la France pour avoir expulsé vers l’Algérie un Algérien condamné en France pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme et qui y avait été débouté d’une demande d’asile16. La CEDH a rappelé que « l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 »17 et a estimé que tel était bien le cas. Si la CEDH a eu par la suite une appréciation différente de la situation en Algérie18, il n’en reste pas moins que sa jurisprudence, qui fait primer la protection des individus, fussent-ils étrangers et terroristes, sur toute préoccupation d’ordre et de sécurité publics, est inchangée.

En outre, pour la CEDH, ce principe de non refoulement s’applique également dans le contexte d’un refus d’admission sur le territoire et non seulement d’un éloignement, de sorte qu’il s’apparente à une obligation de laisser entrer19. La CEDH a beau rappeler que la CESDH ne protège pas en tant que tel le droit d’asile, force est de constater que la jurisprudence impose en principe de laisser entrer sur le territoire, sans pouvoir les éloigner par la suite, des étrangers dès lors qu’ils pourraient courir un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, indépendamment du fait qu’ils soient susceptibles, s’ils en font la demande, de remplir les conditions du droit d’asile. Comme l’écrit la CEDH, la Convention « englobe l’interdiction du refoulement au sens de la Convention de Genève » – c’est-à-dire qu’elle est plus large20. Le principe de non refoulement est renforcé par l’interdiction des « expulsions collectives ».

2.2 L’interdiction des expulsions collectives ne souffre que de rares exceptions

L’obligation d’examen de la situation individuelle de chaque immigrant conduit à interdire les expulsions dites collectives

L’article 4 du protocole n° 4 à la CESDH, de même que l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, prohibe les expulsions collectives, c’est-à-dire l’éloignement d’un groupe d’étrangers sans « examen raisonnable et objectif de la situation particulière » de chacun d’entre eux21. La CEDH tend à assimiler différentes situations telles que la reconduite à la frontière et le refus d’entrée, rassemblées sous le vocable « d’expulsion ». Pour elle, la protection accordée par la CESDH doit être effective même lorsque l’immigrant tente d’entrer – ou est entré – irrégulièrement sur le territoire.22

Une exception est cependant admise lorsque le groupe d’immigrants recourt à la force

La jurisprudence de la CEDH admet cependant que les États puissent déroger au principe d’interdiction des expulsions collectives. En effet, en l’absence de toute exception, les États seraient privés de leur droit à la légitime défense contre des invasions ou tout du moins des entrées en force. Or rappelons que l’article 51 de la Charte des Nations Unies garantit le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective » en cas « [d’]agression armée »23.

Il n’est certes pas toujours évident de distinguer des immigrants venant quérir asile sans y être nécessairement fondés d’un groupe d’étrangers qui cherche à pénétrer en force sur le territoire : la différence peut simplement provenir de ce que l’entrée se fait à un point de passage frontalier régulier ou non. Pour la CEDH, statuant en grande chambre après que l’Espagne lui avait demandé de reconsidérer sa position initiale, les États ne sont pas tenus d’examiner individuellement la situation de chacun en vertu de l’article 4 du Protocole n° 4 « lorsque le comportement de personnes qui franchissent une frontière terrestre de façon irrégulière, tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force, est de nature à engendrer des désordres manifestement difficiles à maîtriser et à menacer la sécurité publique », pour peu que l’État concerné ait « offert un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières »24. Dans ce contexte, les immigrants ne peuvent pas non se prévaloir du droit à un recours effectif25.

S’agissant de l’accès effectif au territoire, la CEDH a précisé que les États étaient libres d’exiger que les demandes de protection au titre de l’article 3 CESDH soient présentées auprès de points de passage frontaliers et, « [e]n conséquence, ils peuvent refuser l’accès à leur territoire aux étrangers, y compris les demandeurs d’asile potentiels qui se sont abstenus sans raisons impérieuses […] de respecter ces exigences en cherchant à franchir la frontière à un autre endroit et en particulier […], en utilisant l’effet de masse et la force. »26

Ainsi, repousser des immigrants qui tentent de passer clandestinement la frontière n’est pas contraire à la CESDH, tout du moins dans certaines circonstances.

2.3 Le cas des frontières maritimes

Une application extensive du principe de non refoulement, jusqu’en haute mer

La jurisprudence de la CEDH a une acception très extensive du principe de non refoulement et de la prohibition des expulsions collectives, puisqu’elle les a étendus au-delà des limites territoriales des États membres, à savoir à la haute mer. Est ainsi inconventionnel le fait de faire embarquer des migrants interceptés en haute mer à bord de navires militaires et de les débarquer sur les côtes libyennes27.

Cette conclusion provient de ce que, pour éviter de faire de la haute mer une

« zone de non-droit », la CEDH juge que l’État, en l’occurrence l’Italie, est tenu de respecter la CESDH y compris dans des opérations en haute mer de navires battant pavillon italien et relevant des autorités italiennes. Or un renvoi des immigrants vers la Libye – même s’il s’agit du pays d’où ils ont pris la mer – est contraire à l’article 3 CESDH compte tenu des risques encourus dans ce pays. La CEDH a d’ailleurs souligné que la situation née de la pression migratoire croissante par voie maritime n’exonère pas les États « de leur obligation de ne pas éloigner une personne risquant de subir des traitements prohibés par l’article 3 dans le pays de destination ». S’agissant de la prohibition des expulsions collectives, la CEDH a assumé d’en faire une application extraterritoriale, afin d’assurer à tout immigrant le droit à un examen de leur situation personnelle, y compris lorsqu’il emprunte la voie maritime et n’a pas encore pénétré les eaux territoriales de l’État considéré.

Les voies d’un refoulement aux frontières maritimes

Cette jurisprudence de la CEDH laisse peu d’ouverture et conduit à désarmer les États – l’Italie au premier chef, dont on sait que le gouvernement Meloni a renoncé à la promesse de campagne d’instaurer un « blocus naval ». À ce stade, on peut néanmoins relever que l’article 3 CESDH n’interdit pas de refouler les immigrants vers des pays tiers sûrs. À titre d’exemple, la Turquie est considérée comme sûre par la Grèce, tout du moins pour certaines nationalités de migrants. De même, il existe une différence entre refuser l’accès d’un bateau de migrants aux eaux territoriales et les reconduire dans un autre pays : dans le premier cas, sous réserve de l’obligation de porter secours en mer si la situation l’impose28, les migrants ne sont pas refoulés vers un pays où ils courent des risques et on ne peut probablement pas non plus parler d’expulsion collective.

Cette solution consistant à se borner à refuser l’accès aux eaux territoriales est d’ailleurs exploitée, à notre connaissance, par la Grèce. Il semble que les gardes-côtes grecs repoussent des embarcations de migrants illégaux provenant des eaux turques, par les moyens et procédés appropriés (manœuvres, tirs de semonce…), précisément pour les empêcher d’entrer sur le territoire national. Cette pratique ne semble pas avoir été sanctionnée par quelque autorité européenne ou internationale que ce soit.

En tout état de cause, une acception stricte de la notion d’expulsion devrait conduire à ne pas y inclure le fait de refuser l’accès des eaux territoriales européennes à une embarcation d’immigrants illégaux, par les moyens et procédures appropriés qu’il revient aux autorités compétentes de déterminer. De fait, tenir un immigrant en dehors du territoire national ne constitue de facto pas une « expulsion », terme qui ne devrait viser que le fait de reconduire un étranger en situation irrégulière à la frontière.

Enfin, la dérogation à l’interdiction des expulsions collectives en cas de recours des immigrants à la force et à l’effet de masse, telle qu’admise par la jurisprudence de la CEDH29, devrait pouvoir être transposée à l’immigration par voie maritime. À notre connaissance, la CEDH n’a jamais été saisie d’un tel cas de figure30 mais nous ne voyons pour notre part pas de raison convaincante de ne pas appliquer les mêmes règles aux frontières maritimes qu’aux frontières terrestres.

Ainsi, sous réserve qu’il existe par ailleurs un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières vers l’État considéré et vers l’UE de manière plus générale, notamment dans le pays de départ des embarcations de migrants illégaux, des étrangers tirant parti de l’effet de masse et tentant de passer en force les frontières maritimes ne devraient pas pouvoir se prévaloir du principe d’interdiction des expulsions collectives ni du droit à un recours effectif. À cet égard, il y a sans doute un changement de paradigme à opérer : sauf cas particulier de traite d’êtres humains, les migrants illégaux cherchant à rejoindre l’Europe par la voie maritime ne sont pas victimes des passeurs qui les convoient mais leurs clients, c’est-à-dire leurs mandataires. C’est en toute conscience qu’ils tentent de forcer le passage vers les pays européens en violation de nos règles d’entrée et de séjour.

À la lumière des contraintes juridiques exposées ci-dessus, nous formulons certaines pistes de réflexion pour lutter plus efficacement contre les flux d’immigration illégale, respectivement à droit constant et, de manière plus ambitieuse, en envisageant une révision profonde de l’état du droit applicable en Europe.

3.1 Exploiter les marges de manœuvre existantes

Renforcer la protection des frontières extérieures de l’Union – terrestres mais aussi maritimes – afin de faire obstacle à l’entrée des immigrants illégaux, en tirant parti des possibilités juridiques existantes

C’est au niveau des frontières extérieures de l’Union que les États membres, qui ont pour mission d’en assurer la surveillance et la protection, sont les plus outillés pour empêcher l’entrée d’immigrants illégaux, le refus d’entrée pouvant intervenir sans appliquer les normes et procédures de la directive retour. En pratique, cette dérogation à la directive retour permet de pratiquer une forme de refoulement puisqu’elle dispense de notifier à chaque immigrant une décision individuelle et que le refus d’entrée est immédiat et ne peut pas faire l’objet d’un recours suspensif. La portée de cette dérogation pourrait d’ailleurs être accrue à la faveur de la création par la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, en cours d’examen par le Conseil constitutionnel au moment de la rédaction de la présente note, d’un délit de séjour irrégulier.

Une surveillance efficace des frontières extérieures implique un effort collectif pour rendre ces frontières plus étanches, ce qui suppose un investissement en hommes et en matériel. Certains États ont significativement renforcé leurs frontières terrestres (mise en place de barrières frontalières par la Grèce, la Hongrie, la Pologne…), permettant de faire physiquement obstacle aux intrusions. Dans ce contexte, les tentatives d’entrées groupées et par la force, comme il y en a eu ces dernières années depuis la Turquie et la Biélorussie notamment, doivent être déjouées en ayant recours à un usage proportionné de la force. Dans une certaine mesure, cette approche peut être déclinée aux frontières maritimes, en vue de refuser l’accès aux eaux territoriales européennes aux embarcations non autorisées. Néanmoins, les tactiques des immigrants consistant à faire jouer l’obligation d’assistance en mer et la contrainte du principe de non refoulement invitent à envisager également d’autres solutions.

Aux frontières extérieures maritimes, obtenir la coopération efficace des pays de départ et leur déléguer les missions d’interception

Les États membres de l’UE ne pouvant refouler les immigrants vers la Libye notamment – c’est plus discutable pour d’autres pays de la rive Sud de la Méditerranée, qui pourraient être considérés comme des pays sûrs – il est crucial de développer la coopération avec les pays de départ des bateaux de migrants, afin qu’ils fassent obstacle à ces départs et, à défaut, qu’ils procèdent eux-mêmes à leur interception en vue de les ramener à leur point de départ. En effet, selon qu’un bateau est intercepté par un garde-côte italien (ou encore un navire d’ONG) ou un garde-côte libyen, ses passagers seront conduits en Europe ou reconduits en Libye. Dans la mesure du possible et sous réserve de leur mission d’assistance, les garde- côtes européens doivent donc paradoxalement s’abstenir de procéder à des interceptions : leur mission doit plutôt consister à empêcher le passage des bateaux de passeurs, par les procédés appropriés et adaptés au comportement desdits bateaux, c’est-à-dire le cas échéant avec un usage proportionné de la force. Une doctrine d’emploi en ce sens devrait également être validée par les exécutifs compétents et donc assumée politiquement.

3.2 Supprimer le principe de non refoulement et affirmer le droit au refoulement

Réduire les contraintes juridiques pesant sur la France en se retirant des instruments internationaux contraignants, a minima la CESDH et la Convention de Genève

On voit la difficulté de défendre nos frontières dans le cadre juridique actuel. On ne peut que regretter que toute politique sérieuse en la matière ne puisse être menée qu’à condition de se libérer du principe de non refoulement tel qu’il résulte du droit international des droits de l’homme et plus particulièrement de la CESDH, qu’il paraît inévitable de dénoncer – quitte éventuellement à y réadhérer avec les réserves nécessaires31.

La Convention de Genève laisse davantage de place aux préoccupations d’ordre public mais paraît néanmoins tout à fait inadaptée aux défis migratoires contemporains : sa dénonciation permettrait de refonder un droit d’asile, à l’échelle nationale ou européenne, plus raisonnable et compatible avec la maîtrise de nos frontières32.

Sous réserve des contraintes intégrées au droit de l’Union, la sortie de ces instruments internationaux permettrait de s’opposer effectivement aux flux migratoires clandestins, y compris par voie maritime, par un refoulement systématique des immigrants illégaux. On parle souvent de modèle australien (politique du « no way »)33, sachant que l’Australie n’est pas pour autant mise au ban des nations.

Au niveau de l’Union européenne, faire évoluer le droit afin de lever les obstacles à une protection effective des frontières, extérieures mais aussi intérieures

Le droit de l’Union constitue un défi beaucoup plus ardu compte tenu de l’impossibilité, a priori, de dénoncer partiellement certaines dispositions du droit primaire ou du droit dérivé (articles du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et de la Charte des droits fondamentaux relatifs au droit d’asile et au principe de non refoulement, directive retour et autres directives intervenues en matière d’asile et d’immigration…) et des implications radicales et complexes d’une sortie de l’UE.

Idéalement, il faudrait faire évoluer substantiellement le droit de l’UE pour lever les obstacles identifiés dans la présente note, c’est-à-dire à la fois supprimer les dispositions de droit de l’Union néfastes et éventuellement instaurer des dispositions permettant, eu égard au principe de primauté du droit de l’Union, de faire échec aux dispositions du droit international handicapant les États dans la maîtrise de leurs frontières.

Deux voies peuvent ainsi être empruntées, alternativement ou en combinaison :

a) démanteler tout ou partie du droit primaire et du droit dérivé existants en la matière, afin de redonner aux États davantage de marges de manœuvre dans leur politique migratoire ;

b) transformer ce droit pour donner aux États et à l’Union (dotée à cet effet de l’agence Frontex) les moyens d’une politique de refoulement et leur permettre de satisfaire effectivement et pleinement à leurs obligations de surveillance des frontières et d’éloignement des immigrants illégaux. A minima, quelques ajustements pourraient être apportés aux textes européens existants, là où la jurisprudence de la CJUE n’a pas apporté de solution satisfaisante.

Ainsi la procédure allégée d’éloignement ouverte par dérogation à la directive retour pourrait-elle être étendue aux immigrants interceptés aux frontières intérieures34.

Au niveau national, réaffirmer la compétence exclusive de l’État en matière de protection de l’ordre public, dont l’efficacité ne doit pas pouvoir être remise en cause par des règles internationales ou européennes

À court terme ou si le droit de l’Union n’évoluait pas dans le sens souhaité, il serait important que les États membres réaffirment leur compétence exclusive en matière de protection de l’ordre public. En effet, ainsi que l’énonce l’article 4 §2 du traité sur l’Union européenne, « L’Union […] respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». En outre, l’article 72 du TFUE précise expressément que les dispositions de ce traité relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice, qui comportent celles relatives à la politique migratoire, « ne porte[nt] pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».

En conséquence, lorsque des dispositions du droit de l’Union font obstacle à ce que les États membres assurent leur intégrité territoriale et maintiennent l’ordre public, il serait légal et en tout cas légitime de les ignorer, en particulier en présence de circonstances exceptionnelles telles que l’afflux d’immigrants35.

Cette approche peut d’ores et déjà être appliquée puisque, dans l’ordre interne, la Constitution prime sur le droit de l’Union et que la jurisprudence du Conseil d’État admet en principe que des textes européens puissent être écartés si cela apparaît nécessaire pour garantir des exigences constitutionnelles ne bénéficiant pas d’une protection équivalente en droit de l’Union, telle la prévention des atteintes à l’ordre public36. Une révision constitutionnelle pour intégrer plus explicitement dans le bloc de constitutionnalité la mission de l’État de maîtriser ses frontières et de contrôler les flux migratoires serait de nature à exploiter pleinement la primauté de la Constitution sur le droit de l’Union et le droit conventionnel dans le domaine migratoire37.

Conclusion

En conclusion de cette note, nous voudrions simplement souligner que l’état du droit applicable à un moment et en un lieu donnés ne saurait être reçu comme un état absolu et définitif. Le droit, surtout quand il crée des droits dans le chef de personnes physiques, qui plus est étrangères à la communauté nationale à laquelle appartient la souveraineté, doit pouvoir s’adapter, le cas échéant, aux décisions des autorités politiques et en l’occurrence aux choix démocratiquement exprimés par le peuple souverain. Aussi faut-il rappeler la contingence des contraintes juridiques actuelles décrites dans la présente note : en aucun cas il ne faut en déduire que toute action dans le domaine migratoire doit demeurer dans les limites définies comme telles au gré des évolutions de jurisprudence ou des interprétations de juristes. Selon un adage bien connu, « nécessité fait loi ».

Agence européenne des droits fondamentaux et Conseil de l’Europe, « Droits fondamentaux des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants aux frontières européennes », 2020 : http://fra.europa.eu/fr/publication/2020/droits-fondamentaux- des-refugies-des-demandeurs-dasile-et-des-migrants-aux

Carl Hubert, « Pour un « great reset » du droit d’asile, voie d’immigration majeure vers la France et l’Europe », tribune publiée par l’OID, février 2021 : https://observatoire-immigration.fr/reforme-droit-asile/

OID (note), « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? », mars 2023 : https://observatoire-immigration.fr/note-politiques-dimmigration-le- gouvernement-des-juges/ Valeurs actuelles n° 4531 du 28 septembre 2023, dossier « Sortir de l’impasse migratoire » (pages 18-27).

  1. Article L. 110-1 CESEDA ↩︎
  2. On mettra ici de côté les contraintes issues du droit constitutionnel, qui, s’il intègre un étonnant
    « principe de fraternité » ou un droit d’asile très circonscrit, ne joue pas un rôle majeur dans la question du contrôle des frontières et du refoulement des immigrés. ↩︎
  3. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  4. Point 41 des conclusions de M. Rantos, présentées le 30 mars 2023 (ECLI:EU:C:2023:271). ↩︎
  5. Cf. point 45 des conclusions précitées de M. Rantos ↩︎
  6. Selon l’article 13, §1, du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (dit code frontières Schengen), « La surveillance des frontières a pour objet principal d’empêcher le franchissement non autorisé de la frontière, de lutter contre la criminalité transfrontalière et de prendre des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement la frontière. Une personne qui a franchi illégalement une frontière et qui n’a pas le droit de séjourner sur le territoire de l’État membre concerné est appréhendée et fait l’objet de procédures respectant la directive [2008/115]. » ↩︎
  7. Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. ↩︎
  8. Considérant 4 de cette directive ↩︎
  9. Article 6 de la directive ↩︎
  10. Souligné par nos soins ↩︎
  11. La décision de refus d’entrée notifiée à l’immigrant prend effet immédiatement et le recours éventuel n’est pas suspensif ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, ADDE et autres, C-143/22. ↩︎
  13. Ainsi que l’a rappelé la CJUE dans l’arrêt du 21 septembre précité (C-143/22) : « la directive 2008/115 n’exclut pas la faculté pour les États membres de réprimer d’une peine d’emprisonnement la commission de délits autres que ceux tenant à la seule circonstance d’une entrée irrégulière, y compris dans des situations où la procédure de retour établie par cette directive n’a pas encore été menée à son terme. Dès lors, ladite directive ne s’oppose pas davantage à l’arrestation ou au placement en garde à vue d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier lorsque de telles mesures sont adoptées au motif que ledit ressortissant est soupçonné d’avoir commis un délit autre que sa simple entrée irrégulière sur le territoire national, et notamment un délit susceptible de menacer l’ordre public ou la sécurité intérieure de l’État membre concerné » (point 44). ↩︎
  14. « Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. » ↩︎
  15. Cf. son article 51 (champ d’application). ↩︎
  16. Affaire M.A. c/ France, n° 9373/15 ↩︎
  17. CEDH, arrêt M.A. c/ France précité, point 51 ↩︎
  18. CEDH, 29 avril 2019, A.M. c/ France, n° 12148/18. On peut à cet égard se référer à cet article de Laurence Burgorgue-Larsen pour le Club des juristes : https://www.leclubdesjuristes.com/archives- cdj/la-cedh-autorise-lexpulsion-dun-ressortissant-algerien-condamne-pour-terrorisme-2436/ ↩︎
  19. CEDH, arrêt N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15, point 178. La CEDH s’appuie ici sur la doctrine du Haut Commissariat aux régugiés (HCR) relative à la Convention de Genève, qui ne lie cependant pas les Etats parties à cette convention ↩︎
  20. CEDH, arrêt N.D. et N.T. c/ Espagne précité, point 188 ↩︎
  21. CEDH (grande chambre), arrêt du 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c/ Italie, n° 16483/12, points 237 et suiv. ↩︎
  22. CEDH, N.D. et N.T. contre Espagne, précité, points 184-187 ↩︎
  23. « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. » ↩︎
  24. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, point 201. ↩︎
  25. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, points 242-243. ↩︎
  26. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne précité, point 210. ↩︎
  27. CEDH (grande chambre), arrêt du 23 février 2012, Hirsi Jamaa et autres, n° 27765/09 ↩︎
  28. On rappellera ici brièvement que le capitaine d’un navire a obligation de porter assistance à quiconque est trouvé en péril en mer et, dans la limite de ce qui peut être raisonnablement attendu, de se porter au secours des personnes en détresse (article 98 de la convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite « Convention de Montego Bay »). Les personnes ainsi secourus doivent être conduites « en lieu sûr, compte tenu de la situation particulière et des directives élaborées par l’Organisation [maritime internationale] » (point 3.1.9 de l’annexe de la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979, modifiée en 2004, dite « Convention SAR »). ↩︎
  29. Arrêt N.D. et N.T. contre Espagne, précité ↩︎
  30. L’arrêt de 2012, au demeurant antérieur à l’affaire N.D. et N.T. c/ Espagne jugée en 2020, ne visait pas une situation dans laquelle les migrants auraient recouru à la force. ↩︎
  31. Cf. la recommandation formulée dans la note de l’OID « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? » (mars 2023). ↩︎
  32. Sur la question de la politique de l’asile, on peut se référer à la tribune de Carl Hubert publiée par l’OID en février 2021, « Pour un « great reset » du droit d’asile, voie d’immigration majeure vers la France et l’Europe ». ↩︎
  33. Cf. Valeurs actuelles n°4531 du 28 septembre 2023, « L’Australie sans concession » (pages 22-
    23). ↩︎
  34. La CJUE ayant jugé l’inverse comme exposé ci-dessus (arrêt précité du 21 septembre 2023, C- 143/22). ↩︎
  35. Le droit de l’Union prévoit parfois certaines exceptions en cas de circonstances exceptionnelles mais elles paraissent clairement insuffisantes (cf. à cet égard l’article 18 de la directive retour, qui en situation d’urgence, ne permet que d’allonger les délais de contrôle juridictionnel et d’assouplir les conditions de rétention…). ↩︎
  36. Conseil d’État (Assemblée du contentieux), 21 avril 2021, La Quadrature du Net, n° 393099, au recueil Lebon. Voir notamment les points 5 et 10. ↩︎
  37. Dans le même sens, cf. les propositions au niveau constitutionnel formulées dans la note de l’OID « Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ? » (mars 2023). ↩︎
  38. Outre les textes et jurisprudence déjà cités dans la note. ↩︎