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Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ?

Politiques d’immigration : le gouvernement des juges ?

L’essentiel

    • Le projet de loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » présenté par le Gouvernement le 1er février 2023 vise principalement à faciliter l’immigration économique, tout en prévoyant quelques aménagements juridiques à la marge.

    • Ce texte ne prévoit aucune réforme d’ampleur de l’asile et de l’immigration familiale, et ce pour une raison simple : ces deux champs sont presque exclusivement déterminés par des évolutions jurisprudentielles ayant fait primer les droits et libertés des étrangers sur l’intérêt général et la souveraineté nationale.

    • De fait, depuis plusieurs décennies, toutes les tentatives de réforme de l’immigration se sont heurtées à l’opposition des juges nationaux ou européens qui ont dicté au législateur et à l’exécutif ce qui était possible dans le cadre très étroit d’une jurisprudence toujours plus favorable aux immigrés.

    • Par une conception toujours plus extensive des droits individuels, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme ont ouvert des brèches jurisprudentielles qui ont fini par contraindre la volonté du législateur, en s’appuyant sur des textes de niveau conventionnel (Convention européenne des droits de l’homme) ou constitutionnel (Préambule de la Constitution de 1946, Constitution de la Ve République).

    • Cette note s’attachera donc à recenser les différents freins jurisprudentiels qui contreviennent à tout projet de réduire les flux migratoires. Elle proposera donc des mesures de niveau constitutionnel et conventionnel qui constituent autant de préalables permettant à l’État de retrouver sa souveraineté en matière d’immigration.

Le 1er février 2023 était présenté en Conseil des ministres le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Notons d’emblée qu’il s’agit du huitième projet de loi réformant le droit du séjour des étrangers en France et l’asile depuis la création du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) il y a seize ans, et de la vingtième réforme des politiques publiques d’immigration depuis 1980, alors même que le précédent texte (de 2018)1 n’avait pas fait l’objet d’une quelconque évaluation.

 Le principal volet de ce texte vise les flux migratoires à vocation professionnelle. Face à la pénurie de main-d’œuvre rencontrée par certains secteurs, le texte prévoit plusieurs mesures visant à faciliter l’accès à certains métiers : création d’une carte de séjour « travail dans les métiers en tension » permettant sous certaines conditions la régularisation de travailleurs irréguliers ; création d’une carte de séjour pluriannuelle « talent-professions médicales » pour répondre aux besoins de recrutement dans le sanitaire et le médico-social ; accès plus rapide au marché du travail pour les demandeurs d’asile ressortissant de pays bénéficiant un taux de protection internationale élevée en France. Autant de mesures qui relèvent d’ailleurs essentiellement du pouvoir réglementaire2.

Outre ces dispositifs facilitant l’immigration du travail, le texte prévoit des mesures d’ordre symbolique – conditionnement à l’ « engagement de respecter les principes de la République » de la délivrance ou du renouvellement des titres de séjour – ou bien d’ordre procédural – réduction du nombre de procédures contentieuses en matière de droit des étrangers, création des « espaces France Asile », régionalisation de la Cour nationale du droit d’asile.

Enfin, on notera que le gouvernement traduit en droit interne une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme3, en posant l’interdiction du placement en centre de rétention administrative des mineurs étrangers de moins de 16 ans, y compris lorsqu’ils accompagnent des adultes4.

Que retenir des constats posés plus haut ? Traditionnellement, l’immigration régulière à vocation professionnelle constitue une catégorie sensiblement limitée et relativement encadrée des flux migratoires. Ainsi, en 2022, l’ensemble des titres de séjour délivrés pour un motif économique représente 16,5 % de la totalité des titres délivrés (moins de 53 000 pour plus de 320 000 titres délivrés)5. Dès lors, il pourrait être étonnant de constater que les titres de séjour liés à des motifs familiaux ne font pas l’objet d’un quelconque projet de réforme de la part du gouvernement, alors même qu’ils constituent la première catégorie d’immigration, devancée de peu par l’immigration étudiante dans les chiffres provisoires pour 2022.En outre, l’on pourra noter que l’immigration liée à des motifs humanitaires n’est abordée que sous l’angle procédural (en visant essentiellement à simplifier les procédures), sans même que son essence et son périmètre ne soient remis en cause. Enfin, il faut souligner que le gouvernement a choisi d’inscrire dans le droit français une mesure issue d’une jurisprudence de la Cour européenne, comme si celle-ci présidait aux destinées souveraines de l’État.

Ces constats permettent de corroborer les questions posées par cette étude : les institutions chargées de dire le droit (à l’échelon national ou international) rendent impossible toute réforme d’ampleur de l’immigration liée aux liens personnels et familiaux ainsi qu’à l’asile. Ce faisant, elles privent le pouvoir politique de toute autorité sur les politiques d’immigration, pourtant déterminantes pour l’avenir de la nation. Elles sortent ainsi du débat démocratique des questions essentielles mettant en jeu la plupart des équilibres fondant la société.

Cette note s’attachera donc à démontrer les effets des juges sur les politiques d’immigration, qui ont rendu caduque toute tentative de limiter les flux migratoires en France.

On verra que si certaines dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») – telles qu’interprétées par la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») posent problème par elles-mêmes, c’est surtout l’interprétation qu’en font les juridictions françaises qui fait subir à la France une immigration de peuplement massive. En s’appuyant sur une interprétation extensive du préambule de la Constitution, et notamment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont largement renforcé les droits et les libertés des étrangers, au mépris des différentes expressions de la volonté populaire qui ont tenté de s’exprimer au cours des dernière décennies.

1.1   L’extension des garanties posées par la CEDH

Le contentieux des étrangers porté devant la Cour européenne des droits de l’homme est conséquent. Pourtant, aucune disposition du texte ne prévoit expressément la protection des individus faisant l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire. En revanche, les protocoles n° 4 (article 4) et n° 7 (article 1er), additionnels à la Convention européenne des droits de l’homme, sont venus consacrer un minium de garanties :

L’interdiction des expulsions collectives : l’article 4 du protocole n° 4 énonce : « les expulsions collectives d’étrangers sont interdites ». Il peut y avoir un regroupement d’étrangers en vue de leur expulsion, mais il faut un examen individualisé de chaque cas.

– Des garanties procédurales au profit de l’étranger : l’article 1er du protocole n° 7 pose que : « 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

– faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

– faire examiner son cas, et

– se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.

2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1.a, b et c de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »

  Ainsi, la protection européenne des étrangers s’est déployée par voie prétorienne et « par ricochet »6, permettant aux juges de la Cour d’étendre l’applicabilité des droits à des domaines ne figurant pas dans le texte de la Convention. Ce contentieux se caractérise par une extension constante des garanties offertes aux étrangers, tout en faisant bénéficier à ceux-ci de l’ensemble des droits garantis par la Convention. En effet, l’article 1er de la Convention reconnaît à tout individu – sans condition de nationalité – les droits et libertés reconnus par la Convention dès lors que le justiciable relève de la juridiction d’un État membre.

Nous verrons que la réception, voire l’anticipation, par le juge français, des garanties européennes est venue renforcer encore davantage la protection de l’étranger sur le territoire d’accueil.

1.2   L’arme anti-carcérale de l’article 3 de la Convention

  L’article 3 de la Convention (qui dispose que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») tel qu’interprété par la Cour est devenu une arme anti-carcérale en faveur des étrangers. Sur le fondement de cet article, la CEDH a déclaré contraires à la Convention des décisions prises par les États au nom de la préservation de leurs intérêts nationaux. Le cas le plus emblématique est celui de Kamel Daoudi, Algérien résidant sur le territoire français, condamné en 2015 à six ans de réclusion pour terrorisme auxquels s’ajoutaient une interdiction définitive du territoire pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et la déchéance de sa nationalité française. La Cour7 avait alors demandé à la France de surseoir à l’expulsion du terroriste, au motif que le passé terroriste de l’intéressé en faisait une « cible » pour les services de renseignement algériens.

En 2020, la CEDH condamne la France pour les « conditions d’existence inhumaines et dégradantes » de trois demandeurs d’asile adultes, contraints de vivre « dans la rue » et « privés de moyens de subsistance »8. Si la Cour ne consacre pas de droit à l’asile, elle considère que la marge de manœuvre des États en la matière est limitée par les obligations qui leur incombent au titre de la Convention. Parmi celles-ci, l’interdiction absolue de la torture et des traitements inhumains et dégradants (consacrée par l’article 3) occupe une place prépondérante dès lors que cet article consacre « une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention ».

Cet arrêt peut s’analyser comme une affirmation de ce que l’accueil des demandeurs d’asile est un droit pour tous, à partir du moment de l’introduction de leur demande. Il en va, en effet, du respect de leur dignité humaine. C’est pour cette raison que la Cour conclut que le seuil de gravité emportant violation de l’article 3 de la CEDH « est rencontré dès lors que les autorités françaises n’ont pas garanti l’accueil des requérants alors même qu’elles en avaient l’obligation (en droit de l’Union européenne), que ceux-ci étaient entièrement dépendants d’elles et qu’ils étaient, du seul fait de leur statut de demandeurs d’asile, particulièrement vulnérables »9. La Cour rappelle d’ailleurs que le contexte de « crise migratoire » ne peut exonérer un État partie à la Convention des obligations qui lui incombent au titre de l’article 3 de la CEDH.

Cet arrêt est un camouflet pour le Conseil d’État, qui avait jusqu’alors considéré que l’administration faisait selon ses moyens et avait rejeté les demandes émanant d’hommes adultes en bonne santé, estimant que ceux-ci n’étaient pas particulièrement vulnérables et donc non prioritaires. Désormais, les juges nationaux devront tenir compte de cette jurisprudence et considérer que tous les demandeurs d’asile, indépendamment de leur état de santé ou de leur sexe, ont le droit à des conditions matérielles d’accueil dignes. In fine, cette pression juridictionnelle n’est pas sans effet sur l’administration, tenue d’augmenter sans cesse les capacités d’hébergement et de réduire les délais pour l’enregistrement des demandes d’asile permettant le versement de l’Allocation pour demandeurs d’asile. Notons cependant que la CEDH n’entre pas dans le détail du niveau ou du contenu des conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile. Là encore, la France va au-delà de ce que lui impose le droit international et offre parmi les conditions les plus généreuses d’Europe.

1.3   Les contraintes juridictionnelles en matière de traitement des demandes d’asile

En 1979, la loi « Bonnet » relative à la prévention de l’immigration clandestine était adoptée. Elle renforçait les conditions d’entrée sur le territoire et faisait de l’entrée ou du séjour irrégulier un motif d’expulsion. Elle prévoyait la reconduite à la frontière de l’étranger expulsé et sa détention s’il n’était pas en mesure de quitter immédiatement le territoire. Le Conseil constitutionnel censura alors la loi déférée10. Se fondant sur le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (« tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République »), il estima que la loi ne faisait aucune différence entre les étrangers, remettant ainsi en cause le droit d’asile. De plus, le Conseil estimait que la loi permettait d’opérer des internements arbitraires, contraires à l’article 66 de la Constitution selon lequel « nul ne peut être arbitrairement détenu ». Il considérait ainsi que le fait d’être en situation irrégulière sur le territoire ne suffisait à constituer un acte « susceptible d’entraîner une quelconque privation de liberté ».

De la même façon, par une décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel (présidé par Robert Badinter) censure huit articles de la loi « Pasqua »11. Parmi les articles censurés, deux dispositions interdisent à un étranger dont la demande d’asile a été rejetée dans un autre pays européen de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) d’une nouvelle requête. Par cette décision, le Conseil constitutionnel (dans un contexte de cohabitation politique) s’octroie la capacité de fonder les bases du droit d’asile en France, en prévoyant qu’un demander d’asile ne peut être expulsé tant que la décision finale concernant sa demande n’a pas été prise. D’après le Conseil, « les étrangers peuvent se prévaloir d’un droit qui est propre à certains d’entre eux, reconnu par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 auquel le peuple français a proclamé solennellement son attachement, selon lequel tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Cette censure constitutionnelle empêche l’application par la France de la convention de Schengen, qui doit entrer en vigueur le 1er décembre 1993. La nullité prononcée n’est pas fondée sur un article de la Constitution mais sur son préambule, qui énonce des principes d’ordre général.

Cet arrêt oblige le Premier ministre Edouard Balladur à réunir le Parlement en Congrès pour faire voter une réforme de la Constitution afin de contredire la décision du Conseil. Edouard Balladur dénonce alors l’attitude des sages, qu’il accuse de se prononcer en fonction de « principes généraux, parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois contradictoires et, de surcroît, conçus parfois à des époques bien différentes de la nôtre». Cette décision pousse même Jean-Louis Debré à parler d’« attitude politique, voire politicienne » du président du Conseil constitutionnel. Robert Badinter s’en défend, en considérant que « l’impatience qui saisit toute majorité politique face au juge constitutionnel est celle de tout pouvoir face à un contre-pouvoir. »12

Toujours est-il que cette décision a un impact essentiel sur le droit d’asile en France, en obligeant l’État à accorder le droit au séjour aux demandeurs d’asile pendant le temps que dure l’instruction de leur dossier, qui se compte en mois ou en années. Cette décision a fortement contribué à l’augmentation des demandes d’asile à partir du milieu des années 1990.

1.4   Les obstacles opposés à la lutte contre l’immigration irrégulière

Le Conseil constitutionnel s’est opposé à plusieurs reprises à des lois étendant la durée de la rétention administrative, prévue pour retenir un étranger en situation irrégulière au titre du séjour dans la perspective de sa reconduite à la frontière.

En 1991, le Conseil d’État rend l’arrêt Belgacem13, selon lequel les clandestins menacés d’expulsion peuvent bénéficier de l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme si la mesure d’expulsion porte une atteinte disproportionnée à leur vie familiale au regard de l’objectif de sauvegarde de l’ordre public.

Sur le fond, il est en outre jugé qu’un étranger peut utilement se prévaloir, à l’appui de conclusions tendant à l’annulation de l’arrêté d’expulsion dont il a fait l’objet, des stipulations de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; en la matière, il revient au juge d’exercer un contrôle de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte portée à la vie familiale et les nécessités de la défense de l’ordre public (voir notamment CE, 13 mars 1992, X, n° 124255).

Le 8 octobre 2009, la CEDH annule toutes les décisions de reconduite vers l’Afghanistan des immigrés clandestins évacués du Calaisis. 300 clandestins avaient été interpellés, le juge des libertés en avait fait relâcher 270 et la Cour avait interdit l’expulsion des 30 derniers. Selon la Cour, « les autorités judiciaires n’ont pas agi avec toute la promptitude nécessaire. Partant, dans les circonstances particulières de la cause, la détention des requérants, par sa durée excessive, a enfreint l’article 5 § 3 de la CESDH. »

Les prétextes opposés à la lutte contre l’immigration irrégulière ne manquent pas. Deux décisions du Conseil d’État14 d’avril 2010 permettent aux étrangers malades d’obtenir un titre de séjour si les soins nécessités ont, dans le pays d’origine, un coût qui les rend inaccessibles. Avant cette décision, le Conseil d’État refusait de considérer la question du coût des traitements dans le pays d’origine. Désormais, cette jurisprudence permet aux étrangers dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale de solliciter une carte de séjour temporaire au titre de la « vie privée et familiale ». La délivrance de cette carte est subordonnée à la gravité de la maladie, mais aussi à l’impossibilité pour le migrant de bénéficier de soins appropriés dans son pays d’origine. Sur les conseils d’associations, plusieurs milliers de migrants déboutés du droit d’asile utilisent désormais cette possibilité de rester légalement en France.

Sur le plan matériel, le 23 décembre 2016, le Conseil d’État a enjoint le Premier ministre à revaloriser « dans un délai de deux mois » une aide à l’hébergement versée aux demandeurs d’asile, qu’il jugeait « manifestement insuffisante ». Le Conseil estimait que l’État, s’il ne propose pas de logement, doit offrir les moyens suffisants pour se loger. Les coûts supplémentaires engendrés par cette aide ont été estimés à 143,5 millions d’euros.

1.5   La censure des statistiques « ethniques » et la consécration constitutionnelle d’un « principe de fraternité »

Le Conseil constitutionnel censure en 2007 l’article 63 de la loi sur la maîtrise de l’immigration, qui autorisait les statistiques ethniques. Le Conseil a jugé que ces enquêtes statistiques, pourtant pratiquées dans bon nombre de pays démocratiques, contrevenaient à l’article 1er de la Constitution (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »). Les juges estimaient que les enquêtes statistiques permettant le recueil d’informations sur l’origine ethnique représentaient une forme de discrimination. Attachés à ces principes, ils semblaient ainsi méconnaître les nouvelles réalités d’un pays désormais multiculturel. En 2018, le vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé déplorait que la société française soit « de plus en plus plurielle, souvent divisée, voire fracturée » (Le Monde, 28 avril 2018). Pourtant, cet éminent juriste ne semblait pas voir la responsabilité essentielle de l’institution qu’il avait fidèlement servie dans cette désagrégation du corps social.

En juillet 2018, le Conseil constitutionnel a fait de la « fraternité » – envers les migrants – un principe constitutionnel. Jusqu’alors, les articles L. 622-1 et L. 622-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoyaient une peine de cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros pour toute personne ayant « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ». Pour les juges de la rue Montpensier (sollicités par une QPC au sujet du militant no-border Cédric Herrou), il découle du principe de fraternité (contenu dans les termes de l’article 2 de la Constitution : « La devise de la République est ‘Liberté, Égalité, Fraternité’ ») « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. » La loi du 10 septembre 2018 prend acte de la déclaration d’inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel, en établissant que l’aide au séjour et à la circulation apportée aux migrants « dans un but exclusivement humanitaire » et sans « aucune contrepartie directe ou indirecte » ne peut constituer un délit.

Dans les colonnes du Figaro, Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public, dénonce le « coup d’État » auquel s’est livré le Conseil constitutionnel, qui « s’assoit sur l’État de droit démocratique au lieu de le défendre »15. La vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel soulignait que la fraternité telle qu’entendue par la Constitution « n’a jamais expressément uni que les citoyens français appartenant à la famille nationale et ne s’étend certainement pas aux étrangers, a fortiori en situation irrégulière, c’est-à-dire entrés ou demeurés sur le territoire français au mépris des lois républicaines ».

2.1   La conception extensive de l’article 8 de la Convention par la Cour

Selon l’article 8 de la Convention, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Sur le fondement de cet article, la Cour a généré une jurisprudence abondante dans le domaine du droit à la vie familiale des étrangers. Certes, le regroupement familial ne peut être considéré comme un droit absolu au regard de la Convention s’imposant aux États. Cependant, ceux-ci sont contraints d’évaluer leur législation et son application au regard des principes posés par l’article 8.

Cette conception extensive se manifeste également en matière de protection contre l’éloignement données aux étrangers en situation irrégulière en raison de liens familiaux. La Cour l’a manifestée dans une affaire singulière16 : le gouvernement néerlandais s’opposait au regroupement familial d’une enfant de neuf ans, laissée en Turquie par ses parents à l’âge de trois ans alors qu’ils s’installaient aux Pays-Bas où ils ont eu deux autres enfants. Le gouvernement soutenait que le lien familial avait été rompu puisque les requérants ne pouvaient prouver leur implication dans l’éducation de leur fille – élevée par sa tante, ni même ne pouvaient démontrer un soutien financier au bénéfice de celle-ci. Malgré cela, la Cour a jugé qu’il y avait violation du droit à la vie familiale : puisque le couple avait établi sa vie aux Pays-Bas, la venue de l’enfant ayant vécu en Turquie « constituait le moyen le plus adéquat pour le développement d’une vie familiale avec celle-ci, d’autant qu’il existait, au vu de son jeune âge, une exigence particulière de voir favoriser son intégration dans la cellule familiale de ses parents ». Ainsi, pour la Cour, les Pays-Bas avaient « omis de ménager un juste équilibre entre les intérêts des requérants, d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, de l’autre ».

Suivant cette jurisprudence constante, les tribunaux administratifs se réfèrent systématiquement à l’article 8 de la CESDH pour annuler quotidiennement des décisions préfectorales de reconduite à la frontière visant des étrangers en situation irrégulière, à même de prouver l’existence de liens familiaux en France.

2.2   Un principe général du droit français (arrêt Gisti)

Le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) s’est donné comme mission de passer par les tribunaux pour multiplier les jurisprudences favorables aux immigrés. Cette association est incidemment composée de nombreux magistrats et financée par des subventions publiques.

Parmi les nombreux arrêts « Gisti » constituant des revirements de jurisprudence en matière de politique migratoire, la décision la plus significative est l’arrêt du Conseil d’État du 8 décembre 1978, qui élève au rang de « principe général du droit » le droit de mener une vie familiale normale en France, pour les nationaux comme pour les étrangers.

Pour mémoire, le regroupement familial était réglementé par un décret du 29 avril 1976 qui avait institué un régime libéral ne prévoyant que quatre hypothèses de refus. Compte tenu de la situation du marché du travail, le gouvernement avait décidé de suspendre ce décret pour une période de trois ans, par un décret du 10 novembre 1977 qui n’autorisait que la venue des membres de famille qui ne demandaient pas l’accès au marché de l’emploi. Saisi par la CFDT, la CGT et le Groupement d’information et de soutien des immigrés (Gisti), le Conseil d’État annule le décret attaqué. En se référant au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui proclame, en son dixième alinéa, que « la nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement », le Conseil tient alors un raisonnement en trois temps :

  • d’une part, il tire de la formule du Préambule de la Constitution la conclusion qu’il existe un principe général comportant le droit de mener une vie familiale normale et le droit au maintien de l’unité familiale ;
  • d’autre part, il estime que ce principe général ne concerne pas que les Français, mais également les étrangers ;
  • enfin, il considère que le droit de mener une vie familiale normale est violé par une mesure empêchant les membres de la famille d’occuper un emploi : « S’il appartient au gouvernement, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, et sous réserve des engagements internationaux de la France de définir les conditions d’exercice de ce droit pour en concilier le principe avec les nécessités tenant à l’ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille, ledit gouvernement ne peut interdire par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ».

Dans la même décision il indique, d’une manière plus générale : « Les étrangers résident régulièrement en France ont le droit de mener une vie familiale normale, et en particulier celui de faire venir leur conjoint et leur enfant mineur17. 

On notera donc que ce revirement n’a jamais été décidé ou avalisé par un vote du Parlement. Cette décision prise par le juge sous la pression d’une association militante aura des conséquences majeures sur la démographie française.

En autorisant le regroupement familial indépendamment de la situation économique (et ce dans un contexte de ralentissement de la croissance économique), le Conseil d’État a de facto encouragé le chômage et la hausse des dépenses sociales. Jamais corrigée par la loi, cette largesse du Conseil d’État a permis de transformer l’immigration du travail en une immigration de peuplement.

2.3   Une jurisprudence de plus en plus libérale

Le Conseil d’État a par la suite, largement déterminé, par sa jurisprudence, la conception française du regroupement familial, toujours sur le fondement de l’article 8 de la Convention. C’est ainsi qu’il a estimé qu’un tel droit pouvait être invoqué à l’encontre d’un refus de titre de séjour18, d’un refus de visa, de mesures d’éloignement du territoire national19 mais aussi d’un décret d’extradition20.

Dans un arrêt du 11 juillet 1980, dit « arrêt Montcho », pris en assemblée, le Conseil d’État statuant dans le cadre d’une demande de sursis à exécution, reconnaissait implicitement le droit au séjour d’une seconde épouse d’un mari polygame. Un de ses effets a été notamment d’autoriser le regroupement familial dans les cas de polygamie, et de régulariser la situation de la pluralité d’épouses dans certains cas21. Le Conseil reconnaissait ainsi les mariages polygames dans la plénitude de leurs effets. Comme le remarquait le Gisti dans sa revue Plein droit, « la conséquence la plus évidente, qui a été tirée immédiatement dans le milieu immigré… masculin, a été incontestablement la certitude qu’enfin la France reconnaissait la polygamie pour les musulmans sur son territoire, opinion partagée par une partie des juristes qui invitaient d’ailleurs les tribunaux judiciaires à suivre l’exemple magistral du Conseil d’État. »22

À titre d’illustration, le Conseil d’État a jugé23 illégal l’arrêté d’expulsion d’un étranger qui s’était livré à de graves agissements délictueux – pour lesquels il avait été condamné à plus de dix ans de prison – mais dont la mère, les frères et sœurs, pour la plupart de nationalité française, résidaient de longue date en France, qui vivait lui-même avec une ressortissante française dont il avait eu un enfant et avec laquelle il s’était marié.

Le motif familial est aujourd’hui en tête dans l’octroi des titres de séjour (dépassé par l’immigration étudiante d’après les chiffres provisoires de 2022). Il représente 90 000 entrées par an, un chiffre stable sur la dernière décennie.

2.4   Un principe constitutionnel

Quinze ans après l’arrêt Gisti, le Conseil constitutionnel érigeait le droit de l’étranger à mener une vie familiale normale en principe constitutionnel (Cons. const. déc., 13 août 1993). C’est également en se référant au Préambule de la Constitution de 1946 qu’il affirme en effet que « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; […] figurent parmi ces droits et libertés […] le droit de mener une vie familiale normale»24, et que le droit pour les étrangers de mener une vie familiale normale « comporte en particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d’eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs »25.

En 2003, le Conseil constitutionnel a proclamé le droit absolu au mariage, y compris pour les étrangers en situation irrégulière : « le respect de la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, s’oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d’un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé ». Il a ainsi annulé une disposition votée par le Parlement, prévoyant de restreindre le droit au mariage pour les migrants clandestins, en permettant le signalement à l’autorité préfectorale de la situation d’un étranger accomplissant les formalités de mariage sans justifier de la régularité de son séjour.

Le mariage, qui contribue pour une part prépondérante aux chiffres de l’immigration en France, a ainsi été consacré comme instrument privilégié de régularisation et d’accès au droit au séjour dans notre pays.

La reconnaissance comme principe constitutionnel du droit de l’étranger à mener une vie familiale normale n’était que l’aboutissement d’une évolution jurisprudentielle menée au mépris de toute volonté démocratique.

Conclusion

Sans qu’aucune consultation démocratique ni débat populaire n’ait été jamais mené, l’extension infinie des droits accordés par les juges aux étrangers est devenue le premier vecteur de l’immigration.

Nous ne tenterons pas de juger des intentions des auteurs de ces décisions, qu’ils soient guidés par un juridisme aveugle ou par leur idéologie. Il ne nous appartient pas de sonder les reins et les cœurs. Toujours est-il qu’on assiste à une sortie de l’état initial du droit pour entrer dans un régime de « gouvernement des juges » qui empêche l’expression de la volonté populaire en matière de politique d’immigration. Tout texte d’importance sur l’immigration est soumis à un filtre juridictionnel des juges.

On peut aller plus loin : la science administrative nous apprend que ces interventions des cours ont un effet rétroactif sur la fabrication de la loi. Les ministres, les parlementaires ou leurs entourages se demandent systématiquement si leur texte sera acceptable par l’autorité juridictionnelle.

Pour autant, les dérives des juges ne doivent pas disculper les politiques. Par manque de vision souvent, par intérêt personnel parfois, ces derniers ont pu se dessaisir de leurs responsabilités au profit des magistrats. Ils ont ainsi délégué la gestion des politiques migratoires à des juges non élus et irresponsables. L’observateur averti y verra « la révolte des élites et la trahison de la démocratie » décrite par Christopher Lasch dans l’essai éponyme. Sans juger même de l’opportunité de tels flux migratoires, le citoyen honnête ne pourra que s’indigner de cette spoliation démocratique.

Seules des mesures de niveau constitutionnel et conventionnel pourraient permettre à l’État de retrouver sa souveraineté en matière d’immigration. Sans elles, toute volonté de réduire les flux migratoires serait illusoire.

Au niveau constitutionnel :

  • Révision de la Constitution par la procédure de l’article 89, en privilégiant la voie du référendum ;
  • Introduction dans le Titre premier (« De la souveraineté ») d’un article précisant que la République choisit le nombre d’étrangers autorisés à résider sur le territoire national, nouveau principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ;
  • Précision de la portée du préambule de la Constitution de 1946, notamment ses 10e[26] et 11e[27] alinéas ayant permis aux étrangers de revendiquer les garanties de séjour attachées au droit au respect de la vie privée et familiale, au regroupement familial et à être soigné et son 4e alinéa[28] fondant la reconnaissance d’un droit d’asile à la portée floue
  • L’adoption de ces révisions pourrait s’accompagner d’une loi constitutionnelle permettant de limiter la compétence du Conseil constitutionnel à un contrôle formel de la loi, ce qui permettrait d’éviter les interprétations extensives telles que la reconnaissance d’un principe de « fraternité » envers les migrants. 

Au niveau conventionnel :

  • Sortie de la Convention européenne des droits de l’homme (procédure de l’article 58 avec un préavis de 6 mois) puis adhésion avec réserves d’interprétation[29] relative à l’article 3 et à l’article 8 ;
  • Réaffirmation de « marges nationales d’appréciation » telles que reconnues par le protocole n°15 entré en vigueur le 1er août 2021 ;
  • Rappel de la primauté de la Constitution sur la Convention européenne des droits de l’homme ;
  • Développement d’une jurisprudence nationale autonome relative aux droits fondamentaux ;
  • Dans l’immédiat, non-exécution ou une exécution partielle des condamnations de la France par la CEDH.
  1. Loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ↩︎
  2. Circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposés par des ressortissants étrangers en situation irrégulière, dite « circulaire Valls » ↩︎
  3. CEDH, 12 juillet 2016, A.B. et autres, n° 11593/12, A.M. et autres, n° 24587/12 ; R.C. et V.C. n° 76491/14, R.K. et autres, n° 68264/14 ; R.M. et autres, n° 33201/11 ↩︎
  4. Notons que, dans les faits, depuis le mois d’août 2022, le ministre de l’Intérieur demande, vu le faible nombre de places en centres de rétention administrative, que ne soient placés en CRA que les étrangers en situation irrégulière connus pour trouble à l’ordre public ou radicalisation, pour prioriser leur éloignement (très majoritairement des hommes seuls). La disposition aura donc peu d’effet par rapport à la situation actuelle. ↩︎
  5. ministère de l’Intérieur et des Outre-mer (https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Actualites/L-actu-immigration/Les-chiffres-2022-publication-annuelle-parue-le-26-janvier-2023) ↩︎
  6. F. Sudre, L. Milano, H. Surrel et B. Pastre-Belda, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 2021 ↩︎
  7. CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France, n° 19576/08 ↩︎
  8. CEDH, N.H. et autres c. France (requêtes no 28820/13, 75547/13 et 13114/15) ↩︎
  9. A. Sinon, « Un accueil respectueux de la dignité humaine : un droit pour tous les demandeurs d’asile », Cahiers de l’EDEM, août 2020.H, N.H. et autres c. France (requêtes no 28820/13, 75547/13 et 13114/15) ↩︎
  10. Décision n° 79-109 DC du 9 janvier 1980 ↩︎
  11. Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France ↩︎
  12. Le Monde, 23 novembre 1993 ↩︎
  13. CE, Assemblée, 19 avril 1991, Belgacem, n° 107470 ↩︎
  14. CE n° 316625 et n° 301640 du 7 avril 2010 ↩︎
  15. Anne-Marie Le Pourihet, « Fraternité avec les migrants illégaux : le coup d’État du Conseil constitutionnel », lefigaro.fr, 11 juillet 2018 ↩︎
  16. CEDH, Sen c. Pays-Bas, 21 décembre 2001, 31465/96 ↩︎
  17. CE, 8 déc. 1978, no 10097, Gisti ↩︎
  18. CE, Section, 12 avril 1992, Marzini, n°120573 ↩︎
  19. CE, Assemblée, 19 avril 1991, Belgacem, n°107470, et Mme Babas, n°117680 ↩︎
  20. CE, 9 octobre 2015, M. Rubenyan, n° 390479 ↩︎
  21. Le législateur a dû intervenir en 2021, avec la loi « séparatisme » pour empêcher la délivrance de titre de séjour à un étranger en situation de polygamie. ↩︎
  22. « Étrangère et femme une double discrimination », Plein droit n° 11, juin 1990 ↩︎
  23. CE, 26 mars 2004, X, n° 242238 ↩︎
  24. Cons. const. déc., 13 août 1993 ↩︎
  25. Cons. const. déc., 13 août 1993 ↩︎

Le 1er février 2023 était présenté en Conseil des ministres le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Notons d’emblée qu’il s’agit du huitième projet de loi réformant le droit du séjour des étrangers en France et l’asile depuis la création du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) il y a seize ans, et de la vingtième réforme des politiques publiques d’immigration depuis 1980, alors même que le précédent texte (de 2018)1 n’avait pas fait l’objet d’une quelconque évaluation.

 Le principal volet de ce texte vise les flux migratoires à vocation professionnelle. Face à la pénurie de main-d’œuvre rencontrée par certains secteurs, le texte prévoit plusieurs mesures visant à faciliter l’accès à certains métiers : création d’une carte de séjour « travail dans les métiers en tension » permettant sous certaines conditions la régularisation de travailleurs irréguliers ; création d’une carte de séjour pluriannuelle « talent-professions médicales » pour répondre aux besoins de recrutement dans le sanitaire et le médico-social ; accès plus rapide au marché du travail pour les demandeurs d’asile ressortissant de pays bénéficiant un taux de protection internationale élevée en France. Autant de mesures qui relèvent d’ailleurs essentiellement du pouvoir réglementaire2.

Outre ces dispositifs facilitant l’immigration du travail, le texte prévoit des mesures d’ordre symbolique – conditionnement à l’ « engagement de respecter les principes de la République » de la délivrance ou du renouvellement des titres de séjour – ou bien d’ordre procédural – réduction du nombre de procédures contentieuses en matière de droit des étrangers, création des « espaces France Asile », régionalisation de la Cour nationale du droit d’asile.

Enfin, on notera que le gouvernement traduit en droit interne une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme3, en posant l’interdiction du placement en centre de rétention administrative des mineurs étrangers de moins de 16 ans, y compris lorsqu’ils accompagnent des adultes4.

Que retenir des constats posés plus haut ? Traditionnellement, l’immigration régulière à vocation professionnelle constitue une catégorie sensiblement limitée et relativement encadrée des flux migratoires. Ainsi, en 2022, l’ensemble des titres de séjour délivrés pour un motif économique représente 16,5 % de la totalité des titres délivrés (moins de 53 000 pour plus de 320 000 titres délivrés)5. Dès lors, il pourrait être étonnant de constater que les titres de séjour liés à des motifs familiaux ne font pas l’objet d’un quelconque projet de réforme de la part du gouvernement, alors même qu’ils constituent la première catégorie d’immigration, devancée de peu par l’immigration étudiante dans les chiffres provisoires pour 2022.En outre, l’on pourra noter que l’immigration liée à des motifs humanitaires n’est abordée que sous l’angle procédural (en visant essentiellement à simplifier les procédures), sans même que son essence et son périmètre ne soient remis en cause. Enfin, il faut souligner que le gouvernement a choisi d’inscrire dans le droit français une mesure issue d’une jurisprudence de la Cour européenne, comme si celle-ci présidait aux destinées souveraines de l’État.

Ces constats permettent de corroborer les questions posées par cette étude : les institutions chargées de dire le droit (à l’échelon national ou international) rendent impossible toute réforme d’ampleur de l’immigration liée aux liens personnels et familiaux ainsi qu’à l’asile. Ce faisant, elles privent le pouvoir politique de toute autorité sur les politiques d’immigration, pourtant déterminantes pour l’avenir de la nation. Elles sortent ainsi du débat démocratique des questions essentielles mettant en jeu la plupart des équilibres fondant la société.

Cette note s’attachera donc à démontrer les effets des juges sur les politiques d’immigration, qui ont rendu caduque toute tentative de limiter les flux migratoires en France.

On verra que si certaines dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») – telles qu’interprétées par la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») posent problème par elles-mêmes, c’est surtout l’interprétation qu’en font les juridictions françaises qui fait subir à la France une immigration de peuplement massive. En s’appuyant sur une interprétation extensive du préambule de la Constitution, et notamment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont largement renforcé les droits et les libertés des étrangers, au mépris des différentes expressions de la volonté populaire qui ont tenté de s’exprimer au cours des dernière décennies.

1.1   L’extension des garanties posées par la CEDH

Le contentieux des étrangers porté devant la Cour européenne des droits de l’homme est conséquent. Pourtant, aucune disposition du texte ne prévoit expressément la protection des individus faisant l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire. En revanche, les protocoles n° 4 (article 4) et n° 7 (article 1er), additionnels à la Convention européenne des droits de l’homme, sont venus consacrer un minium de garanties :

L’interdiction des expulsions collectives : l’article 4 du protocole n° 4 énonce : « les expulsions collectives d’étrangers sont interdites ». Il peut y avoir un regroupement d’étrangers en vue de leur expulsion, mais il faut un examen individualisé de chaque cas.

– Des garanties procédurales au profit de l’étranger : l’article 1er du protocole n° 7 pose que : « 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

– faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

– faire examiner son cas, et

– se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.

2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1.a, b et c de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »

  Ainsi, la protection européenne des étrangers s’est déployée par voie prétorienne et « par ricochet »6, permettant aux juges de la Cour d’étendre l’applicabilité des droits à des domaines ne figurant pas dans le texte de la Convention. Ce contentieux se caractérise par une extension constante des garanties offertes aux étrangers, tout en faisant bénéficier à ceux-ci de l’ensemble des droits garantis par la Convention. En effet, l’article 1er de la Convention reconnaît à tout individu – sans condition de nationalité – les droits et libertés reconnus par la Convention dès lors que le justiciable relève de la juridiction d’un État membre.

Nous verrons que la réception, voire l’anticipation, par le juge français, des garanties européennes est venue renforcer encore davantage la protection de l’étranger sur le territoire d’accueil.

1.2   L’arme anti-carcérale de l’article 3 de la Convention

  L’article 3 de la Convention (qui dispose que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») tel qu’interprété par la Cour est devenu une arme anti-carcérale en faveur des étrangers. Sur le fondement de cet article, la CEDH a déclaré contraires à la Convention des décisions prises par les États au nom de la préservation de leurs intérêts nationaux. Le cas le plus emblématique est celui de Kamel Daoudi, Algérien résidant sur le territoire français, condamné en 2015 à six ans de réclusion pour terrorisme auxquels s’ajoutaient une interdiction définitive du territoire pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et la déchéance de sa nationalité française. La Cour7 avait alors demandé à la France de surseoir à l’expulsion du terroriste, au motif que le passé terroriste de l’intéressé en faisait une « cible » pour les services de renseignement algériens.

En 2020, la CEDH condamne la France pour les « conditions d’existence inhumaines et dégradantes » de trois demandeurs d’asile adultes, contraints de vivre « dans la rue » et « privés de moyens de subsistance »8. Si la Cour ne consacre pas de droit à l’asile, elle considère que la marge de manœuvre des États en la matière est limitée par les obligations qui leur incombent au titre de la Convention. Parmi celles-ci, l’interdiction absolue de la torture et des traitements inhumains et dégradants (consacrée par l’article 3) occupe une place prépondérante dès lors que cet article consacre « une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention ».

Cet arrêt peut s’analyser comme une affirmation de ce que l’accueil des demandeurs d’asile est un droit pour tous, à partir du moment de l’introduction de leur demande. Il en va, en effet, du respect de leur dignité humaine. C’est pour cette raison que la Cour conclut que le seuil de gravité emportant violation de l’article 3 de la CEDH « est rencontré dès lors que les autorités françaises n’ont pas garanti l’accueil des requérants alors même qu’elles en avaient l’obligation (en droit de l’Union européenne), que ceux-ci étaient entièrement dépendants d’elles et qu’ils étaient, du seul fait de leur statut de demandeurs d’asile, particulièrement vulnérables »9. La Cour rappelle d’ailleurs que le contexte de « crise migratoire » ne peut exonérer un État partie à la Convention des obligations qui lui incombent au titre de l’article 3 de la CEDH.

Cet arrêt est un camouflet pour le Conseil d’État, qui avait jusqu’alors considéré que l’administration faisait selon ses moyens et avait rejeté les demandes émanant d’hommes adultes en bonne santé, estimant que ceux-ci n’étaient pas particulièrement vulnérables et donc non prioritaires. Désormais, les juges nationaux devront tenir compte de cette jurisprudence et considérer que tous les demandeurs d’asile, indépendamment de leur état de santé ou de leur sexe, ont le droit à des conditions matérielles d’accueil dignes. In fine, cette pression juridictionnelle n’est pas sans effet sur l’administration, tenue d’augmenter sans cesse les capacités d’hébergement et de réduire les délais pour l’enregistrement des demandes d’asile permettant le versement de l’Allocation pour demandeurs d’asile. Notons cependant que la CEDH n’entre pas dans le détail du niveau ou du contenu des conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile. Là encore, la France va au-delà de ce que lui impose le droit international et offre parmi les conditions les plus généreuses d’Europe.

1.3   Les contraintes juridictionnelles en matière de traitement des demandes d’asile

En 1979, la loi « Bonnet » relative à la prévention de l’immigration clandestine était adoptée. Elle renforçait les conditions d’entrée sur le territoire et faisait de l’entrée ou du séjour irrégulier un motif d’expulsion. Elle prévoyait la reconduite à la frontière de l’étranger expulsé et sa détention s’il n’était pas en mesure de quitter immédiatement le territoire. Le Conseil constitutionnel censura alors la loi déférée10. Se fondant sur le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (« tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République »), il estima que la loi ne faisait aucune différence entre les étrangers, remettant ainsi en cause le droit d’asile. De plus, le Conseil estimait que la loi permettait d’opérer des internements arbitraires, contraires à l’article 66 de la Constitution selon lequel « nul ne peut être arbitrairement détenu ». Il considérait ainsi que le fait d’être en situation irrégulière sur le territoire ne suffisait à constituer un acte « susceptible d’entraîner une quelconque privation de liberté ».

De la même façon, par une décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel (présidé par Robert Badinter) censure huit articles de la loi « Pasqua »11. Parmi les articles censurés, deux dispositions interdisent à un étranger dont la demande d’asile a été rejetée dans un autre pays européen de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) d’une nouvelle requête. Par cette décision, le Conseil constitutionnel (dans un contexte de cohabitation politique) s’octroie la capacité de fonder les bases du droit d’asile en France, en prévoyant qu’un demander d’asile ne peut être expulsé tant que la décision finale concernant sa demande n’a pas été prise. D’après le Conseil, « les étrangers peuvent se prévaloir d’un droit qui est propre à certains d’entre eux, reconnu par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 auquel le peuple français a proclamé solennellement son attachement, selon lequel tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Cette censure constitutionnelle empêche l’application par la France de la convention de Schengen, qui doit entrer en vigueur le 1er décembre 1993. La nullité prononcée n’est pas fondée sur un article de la Constitution mais sur son préambule, qui énonce des principes d’ordre général.

Cet arrêt oblige le Premier ministre Edouard Balladur à réunir le Parlement en Congrès pour faire voter une réforme de la Constitution afin de contredire la décision du Conseil. Edouard Balladur dénonce alors l’attitude des sages, qu’il accuse de se prononcer en fonction de « principes généraux, parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois contradictoires et, de surcroît, conçus parfois à des époques bien différentes de la nôtre». Cette décision pousse même Jean-Louis Debré à parler d’« attitude politique, voire politicienne » du président du Conseil constitutionnel. Robert Badinter s’en défend, en considérant que « l’impatience qui saisit toute majorité politique face au juge constitutionnel est celle de tout pouvoir face à un contre-pouvoir. »12

Toujours est-il que cette décision a un impact essentiel sur le droit d’asile en France, en obligeant l’État à accorder le droit au séjour aux demandeurs d’asile pendant le temps que dure l’instruction de leur dossier, qui se compte en mois ou en années. Cette décision a fortement contribué à l’augmentation des demandes d’asile à partir du milieu des années 1990.

1.4   Les obstacles opposés à la lutte contre l’immigration irrégulière

Le Conseil constitutionnel s’est opposé à plusieurs reprises à des lois étendant la durée de la rétention administrative, prévue pour retenir un étranger en situation irrégulière au titre du séjour dans la perspective de sa reconduite à la frontière.

En 1991, le Conseil d’État rend l’arrêt Belgacem13, selon lequel les clandestins menacés d’expulsion peuvent bénéficier de l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme si la mesure d’expulsion porte une atteinte disproportionnée à leur vie familiale au regard de l’objectif de sauvegarde de l’ordre public.

Sur le fond, il est en outre jugé qu’un étranger peut utilement se prévaloir, à l’appui de conclusions tendant à l’annulation de l’arrêté d’expulsion dont il a fait l’objet, des stipulations de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; en la matière, il revient au juge d’exercer un contrôle de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte portée à la vie familiale et les nécessités de la défense de l’ordre public (voir notamment CE, 13 mars 1992, X, n° 124255).

Le 8 octobre 2009, la CEDH annule toutes les décisions de reconduite vers l’Afghanistan des immigrés clandestins évacués du Calaisis. 300 clandestins avaient été interpellés, le juge des libertés en avait fait relâcher 270 et la Cour avait interdit l’expulsion des 30 derniers. Selon la Cour, « les autorités judiciaires n’ont pas agi avec toute la promptitude nécessaire. Partant, dans les circonstances particulières de la cause, la détention des requérants, par sa durée excessive, a enfreint l’article 5 § 3 de la CESDH. »

Les prétextes opposés à la lutte contre l’immigration irrégulière ne manquent pas. Deux décisions du Conseil d’État14 d’avril 2010 permettent aux étrangers malades d’obtenir un titre de séjour si les soins nécessités ont, dans le pays d’origine, un coût qui les rend inaccessibles. Avant cette décision, le Conseil d’État refusait de considérer la question du coût des traitements dans le pays d’origine. Désormais, cette jurisprudence permet aux étrangers dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale de solliciter une carte de séjour temporaire au titre de la « vie privée et familiale ». La délivrance de cette carte est subordonnée à la gravité de la maladie, mais aussi à l’impossibilité pour le migrant de bénéficier de soins appropriés dans son pays d’origine. Sur les conseils d’associations, plusieurs milliers de migrants déboutés du droit d’asile utilisent désormais cette possibilité de rester légalement en France.

Sur le plan matériel, le 23 décembre 2016, le Conseil d’État a enjoint le Premier ministre à revaloriser « dans un délai de deux mois » une aide à l’hébergement versée aux demandeurs d’asile, qu’il jugeait « manifestement insuffisante ». Le Conseil estimait que l’État, s’il ne propose pas de logement, doit offrir les moyens suffisants pour se loger. Les coûts supplémentaires engendrés par cette aide ont été estimés à 143,5 millions d’euros.

1.5   La censure des statistiques « ethniques » et la consécration constitutionnelle d’un « principe de fraternité »

Le Conseil constitutionnel censure en 2007 l’article 63 de la loi sur la maîtrise de l’immigration, qui autorisait les statistiques ethniques. Le Conseil a jugé que ces enquêtes statistiques, pourtant pratiquées dans bon nombre de pays démocratiques, contrevenaient à l’article 1er de la Constitution (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »). Les juges estimaient que les enquêtes statistiques permettant le recueil d’informations sur l’origine ethnique représentaient une forme de discrimination. Attachés à ces principes, ils semblaient ainsi méconnaître les nouvelles réalités d’un pays désormais multiculturel. En 2018, le vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé déplorait que la société française soit « de plus en plus plurielle, souvent divisée, voire fracturée » (Le Monde, 28 avril 2018). Pourtant, cet éminent juriste ne semblait pas voir la responsabilité essentielle de l’institution qu’il avait fidèlement servie dans cette désagrégation du corps social.

En juillet 2018, le Conseil constitutionnel a fait de la « fraternité » – envers les migrants – un principe constitutionnel. Jusqu’alors, les articles L. 622-1 et L. 622-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoyaient une peine de cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros pour toute personne ayant « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France ». Pour les juges de la rue Montpensier (sollicités par une QPC au sujet du militant no-border Cédric Herrou), il découle du principe de fraternité (contenu dans les termes de l’article 2 de la Constitution : « La devise de la République est ‘Liberté, Égalité, Fraternité’ ») « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. » La loi du 10 septembre 2018 prend acte de la déclaration d’inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel, en établissant que l’aide au séjour et à la circulation apportée aux migrants « dans un but exclusivement humanitaire » et sans « aucune contrepartie directe ou indirecte » ne peut constituer un délit.

Dans les colonnes du Figaro, Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public, dénonce le « coup d’État » auquel s’est livré le Conseil constitutionnel, qui « s’assoit sur l’État de droit démocratique au lieu de le défendre »15. La vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel soulignait que la fraternité telle qu’entendue par la Constitution « n’a jamais expressément uni que les citoyens français appartenant à la famille nationale et ne s’étend certainement pas aux étrangers, a fortiori en situation irrégulière, c’est-à-dire entrés ou demeurés sur le territoire français au mépris des lois républicaines ».

2.1   La conception extensive de l’article 8 de la Convention par la Cour

Selon l’article 8 de la Convention, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Sur le fondement de cet article, la Cour a généré une jurisprudence abondante dans le domaine du droit à la vie familiale des étrangers. Certes, le regroupement familial ne peut être considéré comme un droit absolu au regard de la Convention s’imposant aux États. Cependant, ceux-ci sont contraints d’évaluer leur législation et son application au regard des principes posés par l’article 8.

Cette conception extensive se manifeste également en matière de protection contre l’éloignement données aux étrangers en situation irrégulière en raison de liens familiaux. La Cour l’a manifestée dans une affaire singulière16 : le gouvernement néerlandais s’opposait au regroupement familial d’une enfant de neuf ans, laissée en Turquie par ses parents à l’âge de trois ans alors qu’ils s’installaient aux Pays-Bas où ils ont eu deux autres enfants. Le gouvernement soutenait que le lien familial avait été rompu puisque les requérants ne pouvaient prouver leur implication dans l’éducation de leur fille – élevée par sa tante, ni même ne pouvaient démontrer un soutien financier au bénéfice de celle-ci. Malgré cela, la Cour a jugé qu’il y avait violation du droit à la vie familiale : puisque le couple avait établi sa vie aux Pays-Bas, la venue de l’enfant ayant vécu en Turquie « constituait le moyen le plus adéquat pour le développement d’une vie familiale avec celle-ci, d’autant qu’il existait, au vu de son jeune âge, une exigence particulière de voir favoriser son intégration dans la cellule familiale de ses parents ». Ainsi, pour la Cour, les Pays-Bas avaient « omis de ménager un juste équilibre entre les intérêts des requérants, d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, de l’autre ».

Suivant cette jurisprudence constante, les tribunaux administratifs se réfèrent systématiquement à l’article 8 de la CESDH pour annuler quotidiennement des décisions préfectorales de reconduite à la frontière visant des étrangers en situation irrégulière, à même de prouver l’existence de liens familiaux en France.

2.2   Un principe général du droit français (arrêt Gisti)

Le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti) s’est donné comme mission de passer par les tribunaux pour multiplier les jurisprudences favorables aux immigrés. Cette association est incidemment composée de nombreux magistrats et financée par des subventions publiques.

Parmi les nombreux arrêts « Gisti » constituant des revirements de jurisprudence en matière de politique migratoire, la décision la plus significative est l’arrêt du Conseil d’État du 8 décembre 1978, qui élève au rang de « principe général du droit » le droit de mener une vie familiale normale en France, pour les nationaux comme pour les étrangers.

Pour mémoire, le regroupement familial était réglementé par un décret du 29 avril 1976 qui avait institué un régime libéral ne prévoyant que quatre hypothèses de refus. Compte tenu de la situation du marché du travail, le gouvernement avait décidé de suspendre ce décret pour une période de trois ans, par un décret du 10 novembre 1977 qui n’autorisait que la venue des membres de famille qui ne demandaient pas l’accès au marché de l’emploi. Saisi par la CFDT, la CGT et le Groupement d’information et de soutien des immigrés (Gisti), le Conseil d’État annule le décret attaqué. En se référant au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui proclame, en son dixième alinéa, que « la nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement », le Conseil tient alors un raisonnement en trois temps :

  • d’une part, il tire de la formule du Préambule de la Constitution la conclusion qu’il existe un principe général comportant le droit de mener une vie familiale normale et le droit au maintien de l’unité familiale ;
  • d’autre part, il estime que ce principe général ne concerne pas que les Français, mais également les étrangers ;
  • enfin, il considère que le droit de mener une vie familiale normale est violé par une mesure empêchant les membres de la famille d’occuper un emploi : « S’il appartient au gouvernement, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, et sous réserve des engagements internationaux de la France de définir les conditions d’exercice de ce droit pour en concilier le principe avec les nécessités tenant à l’ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille, ledit gouvernement ne peut interdire par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ».

Dans la même décision il indique, d’une manière plus générale : « Les étrangers résident régulièrement en France ont le droit de mener une vie familiale normale, et en particulier celui de faire venir leur conjoint et leur enfant mineur17. 

On notera donc que ce revirement n’a jamais été décidé ou avalisé par un vote du Parlement. Cette décision prise par le juge sous la pression d’une association militante aura des conséquences majeures sur la démographie française.

En autorisant le regroupement familial indépendamment de la situation économique (et ce dans un contexte de ralentissement de la croissance économique), le Conseil d’État a de facto encouragé le chômage et la hausse des dépenses sociales. Jamais corrigée par la loi, cette largesse du Conseil d’État a permis de transformer l’immigration du travail en une immigration de peuplement.

2.3   Une jurisprudence de plus en plus libérale

Le Conseil d’État a par la suite, largement déterminé, par sa jurisprudence, la conception française du regroupement familial, toujours sur le fondement de l’article 8 de la Convention. C’est ainsi qu’il a estimé qu’un tel droit pouvait être invoqué à l’encontre d’un refus de titre de séjour18, d’un refus de visa, de mesures d’éloignement du territoire national19 mais aussi d’un décret d’extradition20.

Dans un arrêt du 11 juillet 1980, dit « arrêt Montcho », pris en assemblée, le Conseil d’État statuant dans le cadre d’une demande de sursis à exécution, reconnaissait implicitement le droit au séjour d’une seconde épouse d’un mari polygame. Un de ses effets a été notamment d’autoriser le regroupement familial dans les cas de polygamie, et de régulariser la situation de la pluralité d’épouses dans certains cas21. Le Conseil reconnaissait ainsi les mariages polygames dans la plénitude de leurs effets. Comme le remarquait le Gisti dans sa revue Plein droit, « la conséquence la plus évidente, qui a été tirée immédiatement dans le milieu immigré… masculin, a été incontestablement la certitude qu’enfin la France reconnaissait la polygamie pour les musulmans sur son territoire, opinion partagée par une partie des juristes qui invitaient d’ailleurs les tribunaux judiciaires à suivre l’exemple magistral du Conseil d’État. »22

À titre d’illustration, le Conseil d’État a jugé23 illégal l’arrêté d’expulsion d’un étranger qui s’était livré à de graves agissements délictueux – pour lesquels il avait été condamné à plus de dix ans de prison – mais dont la mère, les frères et sœurs, pour la plupart de nationalité française, résidaient de longue date en France, qui vivait lui-même avec une ressortissante française dont il avait eu un enfant et avec laquelle il s’était marié.

Le motif familial est aujourd’hui en tête dans l’octroi des titres de séjour (dépassé par l’immigration étudiante d’après les chiffres provisoires de 2022). Il représente 90 000 entrées par an, un chiffre stable sur la dernière décennie.

2.4   Un principe constitutionnel

Quinze ans après l’arrêt Gisti, le Conseil constitutionnel érigeait le droit de l’étranger à mener une vie familiale normale en principe constitutionnel (Cons. const. déc., 13 août 1993). C’est également en se référant au Préambule de la Constitution de 1946 qu’il affirme en effet que « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; […] figurent parmi ces droits et libertés […] le droit de mener une vie familiale normale»24, et que le droit pour les étrangers de mener une vie familiale normale « comporte en particulier la faculté pour ces étrangers de faire venir auprès d’eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs »25.

En 2003, le Conseil constitutionnel a proclamé le droit absolu au mariage, y compris pour les étrangers en situation irrégulière : « le respect de la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, s’oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d’un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé ». Il a ainsi annulé une disposition votée par le Parlement, prévoyant de restreindre le droit au mariage pour les migrants clandestins, en permettant le signalement à l’autorité préfectorale de la situation d’un étranger accomplissant les formalités de mariage sans justifier de la régularité de son séjour.

Le mariage, qui contribue pour une part prépondérante aux chiffres de l’immigration en France, a ainsi été consacré comme instrument privilégié de régularisation et d’accès au droit au séjour dans notre pays.

La reconnaissance comme principe constitutionnel du droit de l’étranger à mener une vie familiale normale n’était que l’aboutissement d’une évolution jurisprudentielle menée au mépris de toute volonté démocratique.

Conclusion

Sans qu’aucune consultation démocratique ni débat populaire n’ait été jamais mené, l’extension infinie des droits accordés par les juges aux étrangers est devenue le premier vecteur de l’immigration.

Nous ne tenterons pas de juger des intentions des auteurs de ces décisions, qu’ils soient guidés par un juridisme aveugle ou par leur idéologie. Il ne nous appartient pas de sonder les reins et les cœurs. Toujours est-il qu’on assiste à une sortie de l’état initial du droit pour entrer dans un régime de « gouvernement des juges » qui empêche l’expression de la volonté populaire en matière de politique d’immigration. Tout texte d’importance sur l’immigration est soumis à un filtre juridictionnel des juges.

On peut aller plus loin : la science administrative nous apprend que ces interventions des cours ont un effet rétroactif sur la fabrication de la loi. Les ministres, les parlementaires ou leurs entourages se demandent systématiquement si leur texte sera acceptable par l’autorité juridictionnelle.

Pour autant, les dérives des juges ne doivent pas disculper les politiques. Par manque de vision souvent, par intérêt personnel parfois, ces derniers ont pu se dessaisir de leurs responsabilités au profit des magistrats. Ils ont ainsi délégué la gestion des politiques migratoires à des juges non élus et irresponsables. L’observateur averti y verra « la révolte des élites et la trahison de la démocratie » décrite par Christopher Lasch dans l’essai éponyme. Sans juger même de l’opportunité de tels flux migratoires, le citoyen honnête ne pourra que s’indigner de cette spoliation démocratique.

Seules des mesures de niveau constitutionnel et conventionnel pourraient permettre à l’État de retrouver sa souveraineté en matière d’immigration. Sans elles, toute volonté de réduire les flux migratoires serait illusoire.

Au niveau constitutionnel :

  • Révision de la Constitution par la procédure de l’article 89, en privilégiant la voie du référendum ;
  • Introduction dans le Titre premier (« De la souveraineté ») d’un article précisant que la République choisit le nombre d’étrangers autorisés à résider sur le territoire national, nouveau principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ;
  • Précision de la portée du préambule de la Constitution de 1946, notamment ses 10e[26] et 11e[27] alinéas ayant permis aux étrangers de revendiquer les garanties de séjour attachées au droit au respect de la vie privée et familiale, au regroupement familial et à être soigné et son 4e alinéa[28] fondant la reconnaissance d’un droit d’asile à la portée floue
  • L’adoption de ces révisions pourrait s’accompagner d’une loi constitutionnelle permettant de limiter la compétence du Conseil constitutionnel à un contrôle formel de la loi, ce qui permettrait d’éviter les interprétations extensives telles que la reconnaissance d’un principe de « fraternité » envers les migrants. 

Au niveau conventionnel :

  • Sortie de la Convention européenne des droits de l’homme (procédure de l’article 58 avec un préavis de 6 mois) puis adhésion avec réserves d’interprétation[29] relative à l’article 3 et à l’article 8 ;
  • Réaffirmation de « marges nationales d’appréciation » telles que reconnues par le protocole n°15 entré en vigueur le 1er août 2021 ;
  • Rappel de la primauté de la Constitution sur la Convention européenne des droits de l’homme ;
  • Développement d’une jurisprudence nationale autonome relative aux droits fondamentaux ;
  • Dans l’immédiat, non-exécution ou une exécution partielle des condamnations de la France par la CEDH.
  1. Loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ↩︎
  2. Circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposés par des ressortissants étrangers en situation irrégulière, dite « circulaire Valls » ↩︎
  3. CEDH, 12 juillet 2016, A.B. et autres, n° 11593/12, A.M. et autres, n° 24587/12 ; R.C. et V.C. n° 76491/14, R.K. et autres, n° 68264/14 ; R.M. et autres, n° 33201/11 ↩︎
  4. Notons que, dans les faits, depuis le mois d’août 2022, le ministre de l’Intérieur demande, vu le faible nombre de places en centres de rétention administrative, que ne soient placés en CRA que les étrangers en situation irrégulière connus pour trouble à l’ordre public ou radicalisation, pour prioriser leur éloignement (très majoritairement des hommes seuls). La disposition aura donc peu d’effet par rapport à la situation actuelle. ↩︎
  5. ministère de l’Intérieur et des Outre-mer (https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Actualites/L-actu-immigration/Les-chiffres-2022-publication-annuelle-parue-le-26-janvier-2023) ↩︎
  6. F. Sudre, L. Milano, H. Surrel et B. Pastre-Belda, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 2021 ↩︎
  7. CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France, n° 19576/08 ↩︎
  8. CEDH, N.H. et autres c. France (requêtes no 28820/13, 75547/13 et 13114/15) ↩︎
  9. A. Sinon, « Un accueil respectueux de la dignité humaine : un droit pour tous les demandeurs d’asile », Cahiers de l’EDEM, août 2020.H, N.H. et autres c. France (requêtes no 28820/13, 75547/13 et 13114/15) ↩︎
  10. Décision n° 79-109 DC du 9 janvier 1980 ↩︎
  11. Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France ↩︎
  12. Le Monde, 23 novembre 1993 ↩︎
  13. CE, Assemblée, 19 avril 1991, Belgacem, n° 107470 ↩︎
  14. CE n° 316625 et n° 301640 du 7 avril 2010 ↩︎
  15. Anne-Marie Le Pourihet, « Fraternité avec les migrants illégaux : le coup d’État du Conseil constitutionnel », lefigaro.fr, 11 juillet 2018 ↩︎
  16. CEDH, Sen c. Pays-Bas, 21 décembre 2001, 31465/96 ↩︎
  17. CE, 8 déc. 1978, no 10097, Gisti ↩︎
  18. CE, Section, 12 avril 1992, Marzini, n°120573 ↩︎
  19. CE, Assemblée, 19 avril 1991, Belgacem, n°107470, et Mme Babas, n°117680 ↩︎
  20. CE, 9 octobre 2015, M. Rubenyan, n° 390479 ↩︎
  21. Le législateur a dû intervenir en 2021, avec la loi « séparatisme » pour empêcher la délivrance de titre de séjour à un étranger en situation de polygamie. ↩︎
  22. « Étrangère et femme une double discrimination », Plein droit n° 11, juin 1990 ↩︎
  23. CE, 26 mars 2004, X, n° 242238 ↩︎
  24. Cons. const. déc., 13 août 1993 ↩︎
  25. Cons. const. déc., 13 août 1993 ↩︎