Table des matières
L’essentiel
• La politique familiale de la France s’est, pendant des décennies, fondée sur un principe d’universalité soutenu par tout l’éventail des partis politiques. Cette politique a satisfait les Français comme en atteste la meilleure fécondité en France tant pendant le renouveau démographique d’après-guerre qu’après.
• Toutefois, un processus, certes discontinu, a voulu progressivement écarter le principe fondateur pour aller vers une politique de nature différente, essentiellement sociale. Ce processus a atteint son paroxysme au milieu des années 2010, lorsque la politique familiale a subi un « grand soir » engendrant une baisse inévitable de la fécondité, une accentuation du vieillissement de la population, et surtout une perte de confiance dans cette politique.
• Ce « grand soir », prolongé par d’autres décisions l’accentuant, a porté atteinte au libre choix du nombre d’enfants et a éloigné la France de la nécessaire solidarité entre les générations. Ce qui appelle à la refondation d’une politique familiale au service du bien commun, fondée sur des principes de liberté, de simplicité et de pérennité. D’où les recommandations précisées dans ce texte.
Introduction
La politique familiale de la France s’est, pendant des décennies, fondée sur un principe d’universalité soutenu par tout l’éventail des partis politiques. Par exemple, le quotient familial a été voté en 1945 à l’unanimité des deux Chambres du Parlement et le Parti communiste a contraint le Premier ministre de la gauche plurielle, à l’automne 1998, à revenir sur l’universalité des allocations familiales que le gouvernement avait supprimée neuf mois plus tôt.
Cette politique a satisfait les Français comme en atteste la meilleure fécondité en France tant pendant le renouveau démographique d’après-guerre qu’après. Ceci s’est traduit par des conséquences économiques et géopolitiques positives, en replaçant la France parmi les pays les plus peuplés d’Europe, la sortant de la nasse de la « petite France » stagnant à 40 millions d’habitants en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie, ce qui avait contribué à son malheur dans la première moitié du XXe siècle1.
Toutefois, un processus, certes discontinu, a voulu progressivement écarter le principe fondateur pour aller vers une politique uniquement sociale. Ce processus a atteint son paroxysme au milieu des années 2010, engendrant une baisse inévitable de la fécondité et surtout une perte de confiance dans la politique familiale qui a subi un « grand soir ».
Ce « grand soir », prolongé par d’autres décisions l’accentuant, et méconnaissant la « révolution de la fécondité2 » qui s’est produite dans les années 1960 grâce au développement des possibilités efficaces de contraception, a porté atteinte au libre choix du nombre d’enfants et a éloigné la France de la nécessaire solidarité entre les générations. Ce qui appelle à la refondation d’une politique familiale au service du bien commun, fondée sur des principes de liberté, de simplicité et de pérennité qui seront définis. À cet effet, la présente note propose des recommandations précises.
1 – La longue histoire transpartisane de la politique familiale de la France
En France, l’existence de la politique familiale s’inscrit dans une longue histoire caractérisée par une volonté politique largement transpartisane.
1.1 De multiples initiatives privées et publiques
Dans une France ayant une considération particulière pour sa marine, et sachant que, bien entendu, ce métier tient éloigné de ses enfants pendant de nombreux mois, c’est dans ce secteur qu’est mis en œuvre, par une circulaire impériale du 26 décembre 1860, un supplément familial de traitement pour les enfants de moins de dix ans des marins ayant plus de cinq ans de service.
Par la suite, des entreprises, sur leur propre initiative, décident de prendre en compte le fait que leurs employés qui assument l’éducation d’enfants ont des charges supplémentaires. Ainsi, en 1884, à Vizille, dans l’Isère, une entreprise privée, les établissements Klein, décide d’attribuer des suppléments familiaux. Dans les années 1880, Léon Harmel, dans sa filature du Val-des-Bois dans la Marne, institue une commission ouvrière qui gère une « caisse de famille » chargée d’attribuer des suppléments familiaux, en nature, ou en argent. Ces initiatives ne restent pas isolées. À compter de 1887, l’État attribue des suppléments familiaux de traitements dans certaines administrations. En 1890, la Compagnie des chemins de fer d’Orléans finit par généraliser cette pratique à tous ses collaborateurs. Se référant parfois à l’encyclique Rerum Novarum de 1891, à la veille de la Première Guerre mondiale, une quarantaine d’entreprises (société de chemins de fer, exploitants de mines, banques…) versent à leurs salariés des indemnités pour « charge de famille3 ». En 1914, cette prise en compte des charges de famille se concrétise lorsqu’est créé l’impôt sur le revenu qui inclut un abattement à la base en fonction du nombre d’enfants.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919, l’État généralise pour les fonctionnaires l’indemnité pour charge de famille. Du côté des entreprises, pour éviter des distorsions de concurrence selon que les entreprises emploient des personnes en charge d’enfants ou des personnes sans enfants, des systèmes de mutualisation, appelés caisses de compensation, sont créés. Émile Romanet, qui a déjà appliqué dans son entreprise un « juste salaire » introduisant la prise en compte des charges de famille, élabore en 1917 cette formule de la caisse de compensation qui est réalisée une première fois en 1918 par Émile Marcesche dans le Morbihan, précisément pour soutenir les mères de famille qui trient le charbon. Au nombre de 6 en 1920, les caisses de compensation passent à 255 au début des années 1930 avec un nombre d’employeurs cotisants passé de 218 à 30 000, concernant 500 000 familles allocataires. Mais l’adhésion des entreprises n’y est nullement obligatoire, ce qui engendre des inégalités.
1.2 Une ligne politique transpartisane généralisant la politique familiale
En conséquence, en 1932, sur une ligne politique transpartisane associant républicains socialistes et catholiques sociaux, la loi du 11 mars généralise et rend obligatoire l’adhésion des entreprises à une caisse de compensation. Les allocations deviennent un droit pour les salariés. Le caractère transpartisan est, par exemple, confirmé par le député Pierre Mendès France qui dépose, le 7 décembre 1933, à la Chambre, une proposition de résolution « invitant le gouvernement à hâter la mise en application de la loi du 11 mars 1932 sur le sursalaire familial dans le plus grand nombre de branches possibles de l’agriculture, du commerce et de l’industrie4 ». Néanmoins, il faudra tout le reste de la décennie pour l’extension des caisses de compensation à toutes les branches, tandis qu’un décret de 1938 organise le versement d’allocations familiales aux salariés agricoles.
Puis le texte le plus important est le décret-loi du 29 juillet 1939, dit Code de la famille, sous le gouvernement du radical-socialiste Édouard Daladier et la chambre des députés issus des élections ayant donné la majorité à la coalition Front populaire qui, certes, a éclaté en 1938. Il est largement dû à l’influence d’Adolphe Landry, ancien ministre et député radical-socialiste, et d’Alfred Sauvy, membre du cabinet de Paul Reynaud, alors ministre des Finances avant d’être président du conseil en 1940. Ce texte crée une prime de naissance pour le premier enfant mais l’exclut des allocations familiales et fixe pour ces dernières des taux progressifs selon le nombre d’enfants. Parallèlement, il confirme que les allocations familiales ne sont pas soumises à l’impôt sur le revenu car elles ne sont qu’une compensation (partielle) de ce qu’on appelle en sciences économiques l’investissement en ressources humaines, ou en capital humain, qui engendre des avantages collectifs.
Le Code de la famille comprend diverses autres mesures, mais le droit aux allocations familiales demeure lié à l’exercice d’une activité salariale ou d’un revenu professionnel. Ensuite, au début des années 1940, ce droit est étendu aux chômeurs. Ainsi la généralisation de la politique familiale mise en place par la IIIe république se prolonge pendant la période dite de l’État français du maréchal Pétain.
1.3 Une assise étendue par l’unanimité parlementaire
Puis la IVe République applique les lois précédentes d’abord sous la présidence du conseil du Général de Gaulle5 (jusqu’au 20 janvier 1946). C’est pendant cette période qu’une décision institutionnelle est prise et que deux innovations majeures interviennent.
Sur le plan institutionnel, les trois éléments des prestations familiales, soit les allocations familiales, l’allocation de salaire unique et la prime de naissance, sont intégrées dans le nouveau système de la Sécurité sociale. L’ordonnance du 4 octobre 1945 précise dans son article 1er que « l’organisation de la Sécurité sociale » est « destinée à […] couvrir les charges de la maternité et les charges de famille qu’ils [les travailleurs] supportent ».
La première innovation est le quotient familial, qui, selon le rapport Laroque et Lenoir6, répond à un souci de justice distributive. Il s’agit de rendre l’impôt sur le revenu aussi neutre que possible, par rapport aux capacités de consommation des familles suivant leurs charges inégales. « Le quotient familial met en œuvre approximativement le principe : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Il est voté dans la loi de finances pour 1946 à l’unanimité des deux chambres du Parlement. Une telle décision est conforme à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui précise que la « contribution commune [les impôts] doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Des facultés évidemment moindres dans la période de leur vie où des personnes ont des charges de famille.
La seconde innovation, par la loi du 22 août 1946, concerne l’instauration d’allocations prénatales et postnatales, en remplacement de la prime de naissance. Les allocations prénatales permettent d’investir pour satisfaire les besoins du futur nouveau-né et, surtout, elles obligent, condition de leur versement, les femmes enceintes à un suivi médical de leur grossesse. En conséquence, leur rôle a été essentiel pour favoriser la baisse du taux de mortalité infantile qui est encore, en 1946, en France métropolitaine, de près de 78 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances, chiffres inférieurs à 5 depuis 1995. Préalablement, la loi du 13 août 1946 a accordé l’accès aux prestations familiales à la quasi-totalité de la population, salariée ou non.
Dans ce contexte, la politique familiale tient une place très importante dans l’ensemble des dépenses de Sécurité sociale soit près de 40 %. Tout cela suppose un financement d’où l’augmentation des cotisations famille sur les salaires7.
2 – Le socle demeure avec ensuite des adjonctions composites, le plus souvent selon une logique sociale
2.1 Un quart de siècle de quasi-stabilité
Tout au long de la IVe République, puis sous la présidence du Général de Gaulle (1958-1969), quelles que soient les tendances politiques des gouvernements, le principe d’universalité de la politique familiale et sa mise en œuvre demeurent. Et les enquêtes montrent que la population a confiance dans une politique familiale pérenne8.
Cette dernière ne connaît que des évolutions à la marge comme la création en 1948 de l’allocation logement sous condition de ressources aux familles pouvant rencontrer des difficultés à se loger sous les effets de la libération des loyers pour les nouveaux logements.
Toutefois, une limitation de l’ampleur de la politique familiale se constate dans la mesure où le pouvoir d’achat des allocations familiales suit globalement l’inflation, donc augmente nettement moins que les salaires.
2.2 Une « politique du saucisson » avec des tranches aux modalités et noms changeants
Avec les années 1970, le principe perdure mais des décisions, périphériques aux deux éléments du socle que sont les allocations familiales et le quotient familial, y dérogent par la création de prestations familiales sous conditions de ressources mises en œuvre sous des modalités et des noms changeants, ce qui crée une complication croissante. L’État se lance dans ce que l’on peut appeler une « politique du saucisson », avec des tranches de politique familiale présentées comme ciblées et s’adressant, selon les cas, à telle ou telle catégorie. Chaque création ou modification des modalités d’une tranche ou de son intitulé est l’occasion pour les décideurs politiques de s’offrir des retombées médiatiques et de s’adresser à la part de la population concernée par la mesure.
En conséquence, la lisibilité de la politique familiale diminue, chaque tranche donnant lieu à une allocation dont la dénomination et les critères changent au gré des décisions politiques : leur inventaire est quasiment impossible ou demanderait l’écriture d’un livre-somme que sans doute personne n’aurait envie de lire : complément familial, allocation de salaire unique, allocation de frais de garde, allocation aux mineurs handicapés, allocation d’orphelin, allocation de rentrée scolaire (1974), allocation de parent isolé (1976), allocation logement, prestation à caractère initialement familial, transformée en prestation sociale ; aide personnalisée au logement (1977), supplément de revenu familial (1980), majoration des allocations postnatales (appelée communément prime à la troisième naissance en 1980), allocation au jeune enfant (AJE – janvier 1985) remplaçant les allocations pré et postnatales et le complément familial (pour enfant de moins de trois ans) ; allocation pour jeune enfant (APJE – 2004) remplaçant l’allocation au jeune enfant…
Et les institutions qui gèrent ces prestations – principalement les caisses d’allocations familiales (CAF) – éprouvent des difficultés à mettre en application les normes instables des différentes prestations tandis que des familles se trouvent de facto écartées faute de connaître leurs droits dans un dédale mouvant de prestations.
Pourtant, la nature transpartisane de la politique familiale demeure : elle est à nouveau mise en évidence par le vote à l’unanimité, en 1980, de l’octroi d’une demi-part supplémentaire aux familles pour le troisième enfant dans le système du quotient familial. En revanche, sauf en 1981 après l’élection de François Mitterrand, le rythme de l’augmentation de la base mensuelle des allocations familiales reste souvent en retrait par rapport à celle des prix.
Le cheminement de la période des années 1970 au début des années 2010 est donc le suivant : on crée des prestations sous conditions de ressources, prestations censées bénéficier aux familles qui en ont « vraiment besoin » ; cela permet de contenir les budgets mais surtout de cesser de respecter l’autonomie financière de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), pourtant inscrite dans les lois. Des recettes de la CNAF sont ponctionnées à d’autres fins que la politique familiale. Ce faisant, on introduit une logique d’assistance et le poids relatif des prestations sous conditions de ressources dans le budget total de la CNAF s’accroît.
2.3 Un changement majeur finalement temporaire
Au milieu de cette période, donc dans les années 1990, les gouvernements considèrent que leur problème prioritaire est de pouvoir entrer dans la zone euro créée par le traité de Maastricht. Ils s’attellent donc à respecter les limites d’endettement public fixées par le pacte européen de stabilité et de croissance tel que prévu par les nouveaux traités européens et les décisions du Conseil européen. L’État continue à ponctionner des fonds pourtant destinés aux familles avec enfants, puisqu’il est acquis que leur capacité de mobilisation ou de manifestation est faible, voire nulle.
Puis, en 1995, le plan de réforme de la protection sociale du Premier ministre Alain Juppé prévoit la fiscalisation des allocations familiales. Le 19 juin 1997, le nouveau Premier ministre Lionel Jospin annonce que les allocations familiales ne seront plus versées qu’aux ménages aux revenus modestes ou moyens. Cette mesure ne figurait pas dans le projet socialiste pour les législatives 1997, mais était inscrite en 1995 dans le programme présidentiel de Lionel Jospin.
Effectivement, au 1er janvier 1998, les allocations familiales, à rebours de toute leur histoire, sont placées sous conditions de ressources. Cette mesure suscite de nombreuses controverses plus particulièrement au sein de la « gauche plurielle », la coalition majoritaire à l’Assemblée nationale et qui porte le gouvernement, dont fait partie le Parti communiste. Ce dernier considère qu’enlever le caractère universel des allocations familiales, est une remise en cause du contrat pluridécennal entre les Français et qui risque de remettre en question d’autres politiques publiques.
C’est aussi instaurer des effets de seuil qui, par définition, sont sources d’inégalités. Par exemple, des ménages en situation similaire peuvent ne pas percevoir le même montant d’allocations familiales car les ressources dont ils disposent sont, pour certains, juste au-dessus du seuil et, pour les autres, tout juste en dessous. S’ajoutent des effets pervers : des personnes peuvent souhaiter ne pas obtenir de leur employeur une prime ou une augmentation de salaire pour ne pas risquer de franchir le seuil entraînant une diminution des allocations familiales.
En outre, la fin de l’universalité des allocations familiales consiste à laisser penser que la société a moins besoin des enfants de cadre que des enfants des catégories sociales inférieures. Pourtant, l’avenir du financement de la protection sociale elle-même suppose des enfants, quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. Finalement, le Parti communiste9, qui n’avait pas hésité à manifester avec la droite10, finit par convaincre, et le Premier ministre Lionel Jospin, après une durée symbolique de neuf mois (1er janvier 1998 – 30 septembre 1998) rétablit le principe d’universalité des allocations familiales. Et une telle idée disparaît des programmes des partis politiques, de gauche comme de droite.
2.4 Les effets des évolutions de la politique familiale
Pendant cette période allant des années 1970 au début des années 2010, les incessantes modifications opérées dans la politique familiale, qui sont évidemment ressenties par la population, ne sont pas sans effets sur la fécondité comme cela a été le cas dans les décennies précédentes en France ou à l’étranger11. Après la période de changement structurel du régime démographique naturel lié aux nouveaux moyens de contraception12 ,la fécondité de la France allait-elle évoluer de façon linéaire ? Pour répondre à cette question, examinons de façon détaillée les changements dans la politique familiale et l’évolution de la fécondité en France. Onze étapes successives se distinguent :
- en 1975, après la dépénalisation de fait de l’avortement, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est votée. Les engagements gouvernementaux promettant au Parlement, lors des débats sur la loi IVG, d’améliorer la politique familiale ne sont guère concrétisés. La fécondité baisse dans la période 1975-1978 ;
- en 1978, le gouvernement veut mieux accompagner les familles lors de la venue du premier enfant et, tout particulièrement, du troisième ou des suivants. Le congé de maternité est porté à 16 semaines, et à 26 semaines pour le 3e enfant. Outre diverses mesures concernant les familles nombreuses, comme précisé ci-dessus, une demi-part supplémentaire de quotient familial pour les familles ayant trois enfants ou plus est intégrée à la loi de finances de 1981. La fécondité remonte pour la période 1979-1981 et l’analyse des naissances par rang montre qu’effectivement, les naissances de rang trois ou plus ont augmenté davantage que les autres ;
- en 1981, la forte augmentation – temporaire – des allocations familiales contraste avec la remise en cause de certaines des mesures prises en 1978-1980 : mise en place pour la première fois, par la loi de finances pour 1982, d’un plafonnement du quotient familial ; réduction de plus de moitié de la majoration d’allocation postnatale pour les naissances de rang au moins égal à trois et en cas de naissances multiples (janvier 1983) ; revalorisation limitée des prestations familiales ; l’ouverture du droit aux prestations est retardée d’un mois, passant du 1er mois de l’événement générateur (naissance par exemple) au 1er du mois suivant. S’ajoutent l’abaissement du taux des allocations prénatales et postnatales (janvier 1983) et la baisse du taux du complément familial en juillet 1983 : en outre, l’enfant in utero cesse d’être pris en compte pour le calcul de l’allocation logement. La fécondité rebaisse en 1982-1984 ;
- en 1985, le gouvernement de gauche fait voter par le Parlement la création d’une allocation parentale d’éducation (APE)13 : cette dernière est versée au maximum pendant deux ans aux personnes interrompant (ou réduisant) leur activité professionnelle à l’occasion d’une naissance de rang trois ou plus. En 1985 également, les allocations prénatales et postnatales sont remplacées par une allocation du jeune enfant (AJE) dont les modalités encouragent les naissances rapprochées. La fécondité remonte en 1985 et 1986 ;
- dans la période 1987-1994, la revalorisation des allocations familiales est souvent insuffisante, soit inférieure à l’inflation ou à l’évolution des salaires. Fin 1990, une contribution sociale généralisée (CSG) est créée, initialement pour financer la branche famille en remplacement des cotisations patronales d’allocations familiales dont le taux diminue (en 2024, le taux principal n’est plus que de 5,25 %14). Cette contribution est en réalité un nouvel impôt et son taux va augmenter (1,1 % des revenus d’activités, des revenus de remplacement et des revenus du patrimoine en 1991, puis des augmentations jusqu’à porter son taux principal à 9,2 % en 2024). La CSG pénalise tout particulièrement le pouvoir d’achat des familles avec enfants puisque, contrairement à l’impôt sur le revenu, elle ignore tout critère familial dans son calcul. La fécondité baisse nettement de 1987 à 1994 ;
- en 1994, une loi vise à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, avec plusieurs mesures : allocation parentale d’éducation étendue au deuxième enfant15, son maintien en cas de travail à temps partiel, revalorisation de l’aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée, allocation de garde d’enfant à domicile, plan crèche, etc. La fécondité remonte dans la période 1995-1996 ;
- le 15 novembre 1995, le Premier ministre Alain Juppé annonce l’imposition des allocations familiales ; le 19 juin 1997, le Premier ministre Lionel Jospin annonce la mise sous conditions de ressources des allocations familiales. La fécondité stagne en 1996-1997 ;
- en 1998, un changement structurel est écarté. Comme indiqué précédemment, le 12 juin 1998, le Premier ministre Lionel Jospin annonce supprimer au 30 septembre 1998 la mise sous conditions de ressources des allocations familiales qui était appliquée depuis le 1er janvier. La fécondité remonte dans la période 1998-2001 ;
- en 2002-2003, la politique familiale se poursuit sans remise en cause. L’indice de fécondité demeure quasiment à son niveau antérieur ;
- avril 2003 voit l’annonce de mesures d’amélioration des prestations familiales et des services aux familles et quelques simplifications avec la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) qui remplace en 2004 notamment l’allocation pour jeune enfant (APJE). En 2004, l’APE est remplacée par le complément libre choix d’activité (CLCA), intégré lui-même dans le dispositif plus large de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). le CLCA maintient les principales caractéristiques de l’APE mais étend l’indemnisation aux enfants de rang un et durcit les conditions d’activité antérieure pour le bénéfice de la prestation. La fécondité s’élève à nouveau de 2004 à 2006 pour rester ensuite, jusqu’en 2014, toujours supérieure à 1,96 enfant par femme ;
- en 2014, c’est le « grand soir » qui sera analysé dans le point suivant et la fécondité s’abaisse depuis.
Toutefois, ces onze étapes, sur un demi-siècle, semblent indiquer une corrélation entre les évolutions de la politique familiale et celle de la fécondité. Comme toutes les mesures politiques, qu’elles soient économiques ou sociales, celles touchant la politique familiale exercent également des effets. C’est incontestable à l’examen des comparaisons européennes16. Il n’est pas donc étonnant que cela le soit également à l’examen de l’évolution de la fécondité en France ; les mesures jugées positivement engendrent une hausse de la fécondité, les mesures jugées négativement provoquent des baisses de la fécondité. Le fait qu’il y a un rapport entre les évolutions dans la politique familiale et les niveaux de fécondité est incontestable et d’ailleurs confirmé par d’autres études17.
2.5 Une confiance globalement pérenne soutenue par des politiques familiales municipales transpartisanes
Toutefois, en dépit de l’évolution des prestations familiales vers une logique de politique sociale, des nombreuses variations de leurs modalités résumées ci-dessus, la population de la France, comme l’atteste la fécondité encore au début des années 2010, apprécie la politique familiale pour deux raisons.
D’une part, en dépit de sa complexification, son principe fondamental d’universalité demeure, même s’il est vrai qu’il a été suspendu pendant neuf mois en 1998 et ensuite réduit par le plafonnement du quotient familial et plusieurs abaissements de ce plafonnement. Le caractère transpartisan de cette politique demeure également. Par exemple, un expert écrit en 2006 : « La politique familiale, dans son essence, semble faire consensus, au moins compromis en France18 ».
D’autre part, sa nature transpartisane, parfois en dépit des discours des uns et des autres, est mise en évidence par ce que font les collectivités territoriales. Il s’agit plus particulièrement ici des communes qui déploient les politiques familiales municipales. Ces dernières recouvrent les décisions prises par les communes pour accompagner les familles dans leurs besoins et dans leurs tâches éducatives. Les maires en savent toute l’importance car accompagner les familles, c’est leur permettre de mieux vivre et c’est donc contenir des difficultés sociales souvent plus coûteuses et difficiles à résoudre, comme en attestent les actions et les budgets des Centres communaux d’action sociale (CCAS). Ainsi, la plupart des maires, toutes étiquettes confondues, faisaient voter par leur conseil municipal des abattements à la taxe d’habitation pour personnes à charge lorsque étaient fixés les taux d’imposition de cet impôt.
Cet accompagnement des communes nécessite aussi de contribuer à faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle en améliorant les offres en modes de garde pour jeune enfant. Autre élément facilitant cette conciliation, les efforts des communes pour construire des écoles maternelles alors que ceci n’était nullement obligatoire puisque l’instruction obligatoire n’est passée de l’âge de 6 ans à celui de 3 ans qu’à la rentrée 2019. Et, lorsque, à la suite d’une élection municipale, un changement politique s’effectue, aucune rupture n’intervient dans la politique municipale qui s’avère donc transpartisane.
Au total, des années 1970 au milieu des années 2010, la politique familiale de la France n’est pas parfaite et se présente en dents de scie, surtout pour les prestations sous conditions de ressources, ce qui concourt à sa complexité et à son insuffisante lisibilité. Mais elle est jugée satisfaisante par la population française, ce qui est bien mis en évidence notamment par deux éléments. D’une part, la fécondité de la France demeure nettement supérieure à la moyenne de celle des autres pays de l’Union européenne, soit un quart, voire un tiers supérieur selon les années. D’autre part, contrairement à ce qui se constate dans d’autres pays occidentaux, la France est le seul pays où la crise économique de 2008 n’engendre pas une baisse de la fécondité, la situation relative des familles ayant été maintenue sous l’effet de la politique familiale.
3 – Le « grand soir » engendrant une perte de confiance
Ainsi, à part les neuf premiers mois de 1998, les allocations familiales sont demeurées universelles, servies à toutes les familles à partir de deux enfants.
3.1 L’enterrement d’un principe plus que séculaire
Même si la généralisation des allocations familiales ne s’est complètement finalisée qu’après la Seconde Guerre mondiale, le principe d’universalité, c’est-à-dire d’une compensation à apporter aux parents quel que soit leur niveau de revenu, principe selon lequel les allocations familiales (ou précédemment le sursalaire ou le supplément familial de traitement) relevaient d’une justice horizontale, donc d’une compensation (partielle) en faveur de ceux qui avaient des enfants les années où ils supportaient un investissement éducatif, est demeurée constante depuis les origines de la politique familiale et s’est trouvée notamment confortée par la loi de 1932, puis par le Code de la famille de 1939.
Mais, en 2013, une vaste réforme se prépare par des rapports, des annonces et une importante couverture médiatique19 sans que jamais l’État ne demande à ses services ou ses institutions d’étudier d’éventuelles conséquences en cas de suppression de ce principe plus que séculaire, même si, depuis 1982, ce dernier avait déjà été raboté via le plafonnement du quotient familial et une baisse du pouvoir d’achat relatif des allocations familiales.
Cette suppression s’est effectuée dans les conditions suivantes. En 2013, afin d’améliorer la situation financière de l’État, et après avoir hésité à baisser les allocations familiales, le président de la République François Hollande inscrit, dans la loi de finances pour 2014, une très forte baisse du plafonnement du quotient familial, de 2.000 à 1.500 euros, pour 2014. Cela représente pour les familles ayant, cette année-là, des enfants à charge un supplément d’impôts de 1 milliard d’euros et, bien entendu, 0 euro pour les autres. Mais la promesse est que les gouvernants n’iront pas plus loin dans la mise en cause du principe d’universalité. Toutefois, l’année suivante, en 2014, sur la pression de sa majorité parlementaire qui voulait essuyer la revanche de 1998, un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2015 est présenté et voté, remettant en cause, en plus, l’universalité des allocations.
La fin de l’universalité actée, un article voit dans cette décision « un grand soir fiscal et les conditions d’une véritable réforme fiscale20 ». Nous y voyons plutôt la mise en œuvre d’un « grand soir » de la politique familiale, donc de la fin d’une époque, celle de la dimension transpartisane du principe d’universalité de la politique familiale et le risque, en conséquence, d’une baisse de la fécondité21.
Le changement intervenu en 2015 signifie que, depuis, pour les enfants nés ou adoptés, les allocations familiales sont versées en fonction du revenu disponible de la famille deux ans auparavant. En conséquence, il est défini des seuils de revenus, avec les inégalités et les effets pervers inévitables qui en découlent, qui dépendent du nombre d’enfants : revenus les plus faibles engendrant le montant le plus élevé des allocations familiales ; revenu moyen engendrant la moitié du montant ; revenu les plus élevés engendrant la suppression des allocations familiales.
Bien entendu, il a été promis que la fin de l’universalité des allocations familiales ne toucherait que peu de familles mais aucune étude n’a été réalisé au sujet des conséquences éventuelles sur le libre choix du nombre d’enfants, et donc sur la fécondité. La réalité a été tout autre, ne serait-ce parce que, dans une famille où il y a au moins un cadre, il est très fréquent que l’autre travaille et donc que l’addition de leurs revenus fasse passer ce ménage au-dessus des seuils fixés. En 2016, ce sont environ 10% des familles qui ont subi la réforme. C’est donc le pouvoir d’achat de plus de deux millions et demi de personnes, réparties dans un demi-million de familles, qui a été amputé alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des ménages sans enfants ne subissait aucune amputation.
Depuis, le pourcentage ci-dessus pourrait être plus élevé dans la mesure où les montants engendrant des réductions d’allocations familiales ne sont pas nécessairement suffisamment revalorisés.
Cette fin de l’universalité des allocations familiales s’est accompagnée d’autres restrictions comme la majoration des allocations familiales reportée de deux ans ou le plafonnement à nouveau fortement abaissé du quotient familial engendrant des hausses d’impôts de plusieurs centaines d’euros pour plus d’un million de familles.
3.2 Une restriction des possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale
En même temps, pouvoir concilier vie professionnelle et vie familiale a été rendu moins aisé avec la diminution du complément de mode de garde (CMG), versé pour aider les parents employant une nourrice à domicile ou une assistante maternelle, et surtout la réforme du congé parental, précisément de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) c’est-à-dire le soutien accordé aux familles qui souhaitent faire le choix de suspendre temporairement, partiellement ou totalement, leur activité professionnelle pour pouvoir se consacrer à l’éducation de leurs enfants de moins de trois ans.
Il est décrété le partage obligatoire le plus égalitaire possible entre les hommes et les femmes au sein des familles : pour bénéficier de l’indemnisation de trois ans, ce congé doit être pris par un parent (sont visés les pères) au moins durant un an et par l’autre parent (en général les mères) pour un maximum de deux ans. De plus l’indemnisation a baissé quasiment de moitié, aggravant le sacrifice que représente, pour le niveau de vie des familles, la réduction ou l’arrêt de son travail. Le bilan dressé par le Haut conseil de la famille montre que le résultat est un « échec22 ». Le nombre de bénéficiaires a chuté et cette mesure a plutôt tendu à retirer les femmes du marché de l’emploi alors qu’on était auparavant dans un dispositif protecteur qui permettait à ses bénéficiaires, donc majoritairement aux femmes, de rester liées par un contrat de travail jusqu’aux trois ans de l’enfant. Un certain nombre de femmes ont démissionné, se sont retrouvées au chômage, et, en outre, contrairement à l’objectif annoncé, il y a moins d’hommes qui prennent ce congé parental aujourd’hui qu’avant la réforme. Pour cette seule réforme, plus d’un milliard d’euros ont été « économisés », mais avec quel coût pour les ménages qui auraient choisi d’accueillir un enfant et qui, ayant perdu un juste accompagnement, y ont renoncé.
Concrètement, ce sont souvent les familles modestes qui en subissent les conséquences, des femmes qui ne peuvent continuer à travailler en ayant un jeune enfant, notamment quand elles occupent des emplois où il faut arriver très tôt le matin ou, au contraire, travailler le soir, ou avec des horaires variables d’une semaine à l’autre, ce que la solution de la crèche ou d’une assistante maternelle ne permet pas de résoudre23.
Le bilan de la réforme du congé parental est catastrophique pour une autre raison. En effet, on avait promis de coupler cette réforme avec la création de milliers de places de crèches ou de relais petite enfance. Mais, dans ce milieu des années 2010, une autre décision intervient avec la très forte réduction des dotations de l’État aux collectivités territoriales24. En conséquence, leurs moyens permettant de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ont été considérablement diminués ; aussi, comme cela a notamment été chiffré dans un rapport25 du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), les objectifs de créations de places d’accueil des jeunes enfants (crèches, assistantes maternelles et scolarisation à deux ans) fixés pour les cinq années 2013-201726 n’ont été réalisés qu’à 16% : moins de 50.000 nouvelles places de garde pour les jeunes enfants ont été créées, contre 275.000 promises.
Dans les années qui suivent le « grand soir », les mesures prises sont non seulement maintenues, mais aggravées ; baisse de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et diminution de son plafond de ressources, excluant environ 150.000 foyers du dispositif ; suppression de la majoration de l’indemnité journalière en cas de maladie pour les parents de trois enfants et plus ; division par deux sur 95% des territoires de la quotité finançable du prêt à taux zéro (20% au lieu de 40%), puis prêt à taux zéro réservé aux logements collectifs.
Le message donné par la suppression de la taxe d’habitation décidée en 2018 a aussi été négatif pour les familles. Une tribune dans un quotidien a titré : « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20% les plus aisés27 ». Mais, en réalité, ce titre est incomplet, car c’était surtout un cadeau aux plus aisées sans charges de famille, donc ceux dont les taxes d’habitation étaient les plus élevées, car non concernés par des minorations municipales de la taxe d’habitation concernant notamment les familles avec enfants.
3 – Le déni des conséquences du « grand soir »
L’ensemble des décisions du « grand soir », complétées par les mesures défavorables aux familles prises depuis, ne sont pas restées sans effet28, comme l’attestent l’abaissement de la fécondité (figure 1) et l’accentuation du vieillissement de la population.
Pourtant, le prix Nobel d’économie Gary Becker29 a souligné que la dimension économique de la fécondité pour les ménages doit aussi être prise en compte, même si elle n’est évidemment pas l’unique facteur explicatif du niveau de la fécondité. Lorsqu’ils envisagent d’avoir un enfant ou un enfant supplémentaire30, les ménages se conduisent aussi comme des acteurs économiques rationnels, leurs enfants éventuels peuvent être alors considérés comme des biens qui engendrent des coûts d’équipement, d’alimentation, d’habillement et d’éducation. Ainsi, le modèle de Becker souligne l’importance du coût des enfants pour expliquer les évolutions de fécondité. En conséquence, le souhait d’avoir des enfants réagit aux variations du coût de l’enfant supplémentaire. Selon ce modèle, une politique familiale accompagnant moins les ménages augmente le « prix » de l’enfant supplémentaire ; autrement dit, si cet enfant souhaité risque de trop abaisser le pouvoir d’achat du ménage, cela a pour effet d’abaisser la fécondité.
Certes, certains nient totalement ce modèle, préférant disserter en considérant que l’évolution de la fécondité ne dépendrait que de causes purement sociologiques, voire du contexte géopolitique. Demeure le fait que ceux qui dissertent ainsi n’ont rien vu venir. Ils escomptaient même plutôt le contraire. Ainsi, à l’automne 2018, dans la revue Population de l’Institut national d’études démographiques (Ined), après que les naissances ont nettement baissé les années précédentes, il est écrit : « Quant au nombre de naissances, il devrait à nouveau croître31 ». Un pronostic ensuite démenti même si l’année 2021 a connu un léger rebond consécutif aux naissances différées en raison de la pandémie Covid-19 de 2020.
Le 29 janvier 2020, quelques jours après que l’Insee a annoncé la baisse de la fécondité et des naissances de l’année 2019, dans une note d’une société d’études renommée32, il est écrit : « Baisse des naissances : un épisode transitoire ». Cette publication appuie son affirmation en assurant que la « fécondité est élevée et relativement stable autour de 1,9 enfant par femme ». Or, en 2019, la fécondité de la France s’est déjà abaissée à 1,86 quand en 2014 elle est de 2,00 enfants par femme (2014 est l’année où l’Insee ajoute Mayotte dans les statistiques appelées « France »). Pourtant, l’analyse est affirmative comme l’exprime son titre : « Pas de cataclysme démographique à venir en France ».
Un troisième élément pouvant laisser entendre l’absence d’effets du « grand soir » sur la fécondité provient des projections démographiques réalisées par l’Insee en 2021. Dans leur scénario central, sur lequel nombre d’organismes se sont fondés, comme le Conseil d’orientation des retraites (COR), ces projections annonçaient 716.000 naissances en 2023, toujours dans l’ensemble formé par la France métropolitaine et les cinq départements d’outre-mer, avec un indice de fécondité de 1,80 enfant par femme.
Depuis, les chiffres ne font que baisser. Il y a eu 678.000 naissances en 2023, soit 38.000 de moins que la projection moyenne de 2021, avec un taux de fécondité de 1,676 enfant par femme, soit un chiffre inférieur de 7% à la projection. En revanche, la projection du nombre de décès était fort juste. Mais celle du solde naturel était bien entendu surévaluée. À l’inverse, le solde migratoire a été fortement sous évalué. En effet, il était évalué à 70.000 alors que l’Insee l’évalue pour l’année 2023 à 183.000. Cette sous-évaluation apparaît considérable puisque le scénario haut de l’Insee projetait un solde migratoire de seulement 120.000.
En considérant la sous-évaluation des naissances et du solde migratoire, l’intensité de la dénatalité apparaît encore plus nette. En effet, l’importance du solde migratoire 2023, de même niveau que celui des années 2021 et 2022, est composée d’un flux d’immigration comportant des personnes jeunes en âge de procréer, notamment dans le cadre du regroupement familial. Il a évidemment contribué à la natalité davantage que s’il n’avait été que de 70.000. Ce flux d’immigration peut en partie être évalué par le nombre de titres de séjour délivrés par la France en 2023, soit 326.26033, le chiffre le plus élevé depuis le début du XXIe siècle.
Il convient de noter que même la projection basse était en deçà de la réalité. En effet, l’hypothèse basse publiée à l’automne 2021 envisageait 1,77 enfant par femme en 2023 et 704.469 naissances en France (métropole plus cinq départements d’outre-mer), des chiffres supérieurs aux résultats constatés.
Alors que nous avions annoncé, dès 2014, au cours de conférences, que la mise en cause du principe fondateur de la politique familiale allait avoir des effets à la baisse sur la fécondité, comme cela avait été le cas à la fin des années 1990, les institutions34 chargées d’éclairer les responsables politiques et les citoyens se sont révélées aveugles. Il est vrai que le plus médiatisé des démographes de l’Ined a reconnu, dans le quotidien La Montagne35, que la baisse de la fécondité l’avait « surpris ».
Or le modèle de Becker s’est bien trouvé démontré dans de nombreux cas et notamment en France, comme expliqué ci-dessus pour les décennies commençant dans les années 1970. Il n’y avait donc pas de raison qu’il ne s’applique pas à nouveau en France à la suite du « grand soir ». Depuis, une étude détaillée36 montre que la diminution de la fécondité a concerné surtout les ménages comptant au moins un cadre, soit les ménages qui se sont trouvés les plus pénalisés par la fin de l’universalité de la politique familiale. La baisse a concerné davantage la probabilité d’avoir un enfant supplémentaire que celle de devenir parents pour les ménages sans enfants.
Autre référence, un rapport administratif dont la méthodologie est lacunaire37 affirme toutefois : « Dans la durée, le poids et l’ancienneté de la politique familiale française sont allés de pair avec une bonne dynamique démographique de la France par rapport à ses voisins européens38 ».
Face à la moindre compensation des charges familiales et à davantage de difficultés pour concilier vie professionnelle et vie familiale, la population française a arbitré défavorablement à l’accueil de l’enfant. Le rapport de cause à effet paraît incontestable puisque la politique familiale n’est pas sans effets39, ni en France, ni en Europe40. Au total, depuis le milieu des années 2010, les gouvernements ont mis en œuvre un « grand soir » de la politique familiale, considérant que la France n’en avait plus besoin et qu’il était préférable de se concentrer sur une logique de politique sociale comme si ces deux politiques étaient de même nature.
4 – Incompréhension, injustice et insatisfaction
Il importe donc de souligner combien politique familiale et politique sociale sont de nature différente avant de préciser combien ce « grand soir » a porté atteinte à une liberté essentielle, celle d’avoir des enfants, d’où une incontestable insatisfaction de la population.
4.1 Politique familiale et politique sociale : des natures différentes
La politique familiale a pour objet de donner le droit, pour chaque ménage, de choisir le nombre d’enfants souhaités, d’accompagner les familles face aux besoins qu’entraînent la naissance et l’éducation des enfants selon une logique de solidarité entre les générations. Ce rôle d’accompagnement n’est pas un rôle d’ingérence : en effet, la politique familiale doit respecter, à la fois, la « non-indifférence vis-à-vis des familles » et la « non-ingérence de l’État » dans la vie privée41.
Quant à la politique sociale, elle a pour objet d’aider une personne ou une famille à surmonter une difficulté non prévue et non souhaitée. Elle se distingue totalement de la politique familiale par plusieurs spécificités.
Première spécificité, une action de politique sociale est déclenchée par un « évènement fondateur » dommageable qui vient perturber la vie courante de la famille : le chômage subi, l’abandon ou le veuvage d’un conjoint qui laisse une personne seule pour assumer l’éducation, un accident ou une maladie ne permettant plus d’assurer une ou plusieurs fonctions essentielles de la vie quotidienne et donc ses tâches éducatives, un surendettement, l’apparition de tensions graves au sein de la famille, un revenu insuffisant…
Cet événement fondateur, c’est l’état de besoin longtemps assimilé à l’état d’indigence, dont la constatation absolue était simple. Il a désormais une conception relative en raison d’une double évolution de la société. D’une part, le recul de l’indigence en raison des progrès économiques et sociaux a permis d’étendre la notion de besoin. D’autre part, l’idée est de mettre à la portée de budgets modestes, voir moyens, des services considérés comme indispensables à l’existence.
Deuxième spécificité, contrairement à l’action familiale, l’action sociale escompte par définition être temporaire ; son objectif est de contribuer à aider une famille à retrouver une situation qui lui permettra de cesser de recourir à l’action sociale. L’idéal, impossible à atteindre, serait qu’il n’y ait plus d’action sociale, plus de déboires familiaux la nécessitant, plus de familles à revenus trop limités pour pouvoir faire bénéficier leurs enfants de conditions de vie satisfaisantes. Elle est là pour sortir d’une mauvaise passe une famille en difficulté, pour ensuite se retirer, autant que cela est possible.
Au contraire, l’action familiale se veut et se doit récurrente, car elle doit accompagner la famille pendant toute la période d’éducation des enfants : elle ne peut que s’inscrire dans la durée.
Troisième spécificité, les champs d’application de l’action familiale et de l’action sociale sont différents : l’action familiale a une portée générale, sur plusieurs générations, l’action sociale est limitée par définition à certaines personnes au moment où elles subissent une difficulté les mettant en situation défavorable. Elle a une visée individuelle ou catégorielle. Elle cible une catégorie de personnes, voire une seule personne.
D’où une quatrième spécificité. Parce que l’action sociale s’applique à une personne, une famille, ou une catégorie définie, il doit être possible d’avoir une mesure quantitative de ses effets (par exemple, une famille à qui on a pu procurer un logement, la réinsertion d’une personne bénéficiaire du RSA…), alors qu’au contraire, le bilan de l’action familiale ne peut être directement mesuré car il concerne une population dans son ensemble. Il faut donc recourir à des mesures indirectes comme des enquêtes.
Cinquième spécificité qui découle des précédentes : la politique sociale relève d’une action curative, alors que la politique familiale, relève d’une logique préventive, parce qu’elle répond a priori aux besoins des familles (en termes de pouvoir d’achat, de logement et de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle).
Il résulte de ce qui précède que la politique familiale est un art, au sens premier du terme, c’est-à-dire un ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à permettre à la famille d’assumer librement ses responsabilités et son devenir en vue du bien commun.
Cette distinction entre l’action familiale, qui est du ressort de la solidarité – verticale – entre les générations, et l’action sociale, qui exprime une solidarité – horizontale – avec les familles en difficulté, est essentielle. Car le mélange entre l’une et l’autre peut conduire à ne bien faire ni l’une ni l’autre. La politique sociale est une politique de solidarité du moment pour aider telle ou telle personne à surmonter un besoin qu’elle ne parvient pas à satisfaire par ses propres moyens ou qui n’est pas satisfait par une solidarité s’exerçant naturellement à l’intérieur d’une famille, entre des voisins, à l’intérieur d’un quartier ou d’une commune.
Écraser la politique familiale pour se limiter à une politique sociale, c’est faire des familles qui élèvent des enfants un objet d’apitoiement et véhiculer une image négative de la famille.
4.2 Injustice excluant tout libre choix
Au fil des lois votées en France, le droit de ne pas avoir un enfant non désiré est désormais assumé collectivement au travers de la prise en charge par les budgets publics des moyens de contraception (pilule, stérilet…) et de l’avortement. Ce droit de ne pas avoir un enfant non désiré est devenu universel42 et concerne toutes les femmes quels que soient leurs revenus.
Étonnamment, c’est dans la période où s’est mis en place le caractère universel du droit à ne pas avoir d’enfant non désiré, ce que je dénomme la « contre-acception », que l’État a réduit le droit universel à la prise en compte des charges d’enfants dans l’impôt sur le revenu puis l’a supprimé pour les allocations familiales, tout en maintenant sa totale absence pour la contribution sociale généralisée.
Il existe une asymétrie dans la législation entre, d’une part, la garantie du droit de ne pas avoir un enfant non désiré, encadré de manière uniforme pour toutes les femmes, et, d’autre part, le droit d’avoir un enfant, droit pour lesquelles les politiques familiales varient significativement. Cette inégalité constitue une injustice qu’il est impératif de corriger en revitalisant la politique familiale. Le droit d’avoir un enfant ne peut être pleinement effectif que si les pouvoirs publics déploient une politique familiale ambitieuse, inscrite dans une démarche à long terme, pour accompagner ceux qui souhaitent élever des enfants.
4.3 Insatisfaction : une mesure du déficit de la politique familiale
Les Français ne sont pas satisfaits de la politique familiale. Des enquêtes montrent qu’ils pointent les insuffisances évoquées ci-dessus. En effet, si les Français disaient : nous souhaitons en moyenne 1,7 enfant par femme et si la fécondité était également de 1,7 enfant par femme, nous ne pourrions que constater une adéquation entre le souhait et la réalité. Mais il n’en est rien, et cela permet de présenter un indicateur estimant l’insuffisance de la politique familiale.
Considérons le résultat des enquêtes sur l’idéal personnel moyen du nombre d’enfants en France. À nouveau en 2023, l’Unaf a demandé à Verian (ex Kantar Public) d’actualiser la réponse à la question standardisée : « Quel est le nombre idéal d’enfants que vous aimeriez personnellement avoir ou auriez aimé avoir43 ? ». En France, le nombre idéal moyen d’enfants est de 2,2744. Ce chiffre est certes en baisse par rapport à 2020, 2,39, mais cette baisse n’est pas suffisante pour avoir un impact sur le nombre de naissances.
Il convient de noter que le chiffre est plus élevé (2,46 enfants) pour les personnes qui vivent en couple. Deux significations peuvent en être avancées : d’une part, ceux qui vivent en couple sans avoir encore d’enfants considèrent en majorité qu’accueillir un enfant contribuera à mieux réaliser leur couple ; d’autre part, parmi ces personnes, celles qui ont déjà des enfants ne le regrettent pas et sont souvent disposées à agrandir leur famille.
Certes, le chiffre de 2,27 n’est qu’un indicateur, de nature différente de la mesure objective qu’est la fécondité. Mais il témoigne d’un décalage entre les aspirations du moment et la possibilité de les réaliser. La différence entre l’idéal de 2,27 enfants par femme et la réalité d’une fécondité inférieure à 1,7 enfant par femme justifie donc, au nom de la liberté de choix et de la justice, une renaissance de la politique familiale.
5 – Que faire ? Principes et recommandations pour une politique familiale rétablissant la confiance détruite
5.1 Trois objectifs : liberté, lisibilité et pérennité
Avant de préciser les différentes questions auxquelles doit répondre la politique familiale aujourd’hui, il importe de souligner l’importance d’une bonne lisibilité de la politique familiale, donc à rebours des évolutions constatées depuis les années 1970. Les prestations, assurées aujourd’hui principalement par les caisses d’allocations familiales, sont devenues d’une grande complexité accentuée par des changements périodiques. Ainsi, les administrations chargées de les appliquer éprouvent des difficultés, jusqu’à être parfois obligées de fermer plusieurs journées pour se mettre à jour. Nombre de citoyens doivent multiplier des démarches administratives et subir des variations de modalités périodiques et de barèmes, sans oublier ceux qui se trouvent dans l’incapacité de bénéficier de leurs droits.
Même les experts éprouvent des difficultés à présenter une vue d’ensemble et à les analyser. Pourtant, toute complexification engendre de l’incohérence et de l’iniquité.
La politique familiale doit cesser d’évoluer au gré de « rustines » dont les effets secondaires nullement étudiés conduisent en outre à d’autres « rustines ». La simplicité doit être un objectif essentiel, ce qui nécessite notamment de supprimer autant que possible les seuils et leurs effets néfastes.
La simplicité passe aussi par le respect de la vie familiale privée, respect conduisant à écarter toute mesure s’immisçant dans les choix de vie des familles, comme cela a été, à tort et avec des résultats fort négatifs, mis en œuvre lors de la réforme du congé parental en 2015. En effet, il n’y a rien de moins normé que la vie des familles et seuls les régimes totalitaires ou à tendance totalitaire se sont immiscés dans la vie privée. Or, aucune théorie n’est explicative des familles car chaque famille a un vécu qui diffère selon l’histoire personnelle et culturelle de ses membres, leurs tempéraments, sa composition du moment…
Un troisième principe est la pérennité. Tout futur parent et, bien entendu, tout parent sait que l’éducation est une tâche de longue haleine. En conséquence, l’accompagnement par les pouvoirs publics, pour donner confiance à ceux qui ont un souhait d’enfant, n’a de sens que s’il y a une garantie de pérennité.
La politique familiale a pour objet d’accompagner les familles pour les aider à répondre aux questions qui se posent lorsque le souhait d’avoir un enfant se manifeste. Cet enfant pourra-t-il être conçu, ce qui suppose que ses parents ne souffrent pas d’infertilité ? Cet enfant projeté ne va-t-il pas trop grever le pouvoir d’achat de la famille ? La vie familiale pourra-t-elle se combiner aisément avec la vie professionnelle ? La famille souhaitant s’agrandir aura-t-elle un logement suffisant ?
5.2 Limiter la réduction de pouvoir d’achat liée aux charges d’éducation
Choisir d’élever des enfants engendre nécessairement pour la famille une réduction de son pouvoir d’achat ; cela crée des obligations parentales qui ont inévitablement des effets sur les besoins vitaux minimums, sur les structures de consommation et les modes de vie. Attribuer des compensations financières pour limiter la perte de pouvoir d’achat ne relève ni de l’assistanat, ni d’un réflexe de protection étatique. C’est simplement contribuer à une meilleure justice. En effet, si tous les Français avaient dans une période identique les mêmes charges d’éducation, des compensations via les allocations familiales ne seraient pas justifiées.
Mais, du fait des cycles de vie, ces charges varient dans le temps et selon les âges et les choix de vie familiale de chacun. Aider ceux qui élèvent des enfants à ne pas subir une dégradation trop prononcée de leur niveau de vie pendant leur période éducative relève donc de la solidarité entre les générations.
Les allocations familiales n’ont pas pour objectif de contribuer à la redistribution entre personnes moins aisées et personnes plus aisées, ce qui est le rôle de certains impôts comme celui sur le revenu, mais d’éviter que les ménages avec enfants, précisément pendant la période où ils ont des charges d’éducation, voient leur niveau de vie se dégrader par rapport à ceux, de mêmes revenus, qui, au même moment, n’assument pas de charges d’éducation, soit parce qu’ils n’ont pas encore eu d’enfants, soit parce qu’ils n’en souhaitent pas, soit parce que leur tâche d’éducation s’est terminée.
En conséquence, une renaissance de la politique famille nécessite :
- de rétablir l’universalité des allocations familiales qui doivent être versées uniquement en fonction du nombre d’enfants, de leur rang et leur âge ;
- de rétablir de la justice dans le quotient familial conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est d’ailleurs intégré à la Constitution de la France ;
- d’étendre le quotient familial à ce qui correspond à un nouvel impôt, créé au début des années 1990, la contribution sociale généralisée.
La première proposition n’engendre pas de besoin de financement à condition que les gouvernements cessent d’imposer des charges indues et de ponctionner les excédents de la branche famille, sans oublier qu’il est possible de renforcer la lutte contre les fraudes.
Les deux autres propositions n’engendrent pas non plus de besoin de financement puisqu’il s’agit de rétablir la justice entre ceux qui chaque année considérée, ont des charges d’éducation et ceux qui n’en ont pas.
Ceci, additionné avec une large simplification des autres prestations familiales, via une unification, et des engagements de stabilité dans la durée, est de nature à rétablir la confiance dans la politique familiale, cette dernière supposant aussi de répondre à deux autres questions énoncées ci-dessus.
5.3 Faciliter la conciliation vie professionnelle – vie familiale
La liberté doit aussi s’appliquer en matière d’éducation des jeunes enfants, avec la possibilité de choix entre le recours à un mode d’accueil et un congé parental temporaire.
L’insuffisance en matière d’accueil de la petite enfance est incontestable. À ce jour, une des réponses apportées est la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi qui annonce créer un Service public de la petite enfance (SPPE) et confie aux communes le rôle d’autorités organisatrices de la politique d’accueil du jeune enfant. À ce titre, au 1er janvier 2025, toutes les communes devront avoir recensé les offres d’accueil des enfants âgés de moins de 3 ans et les besoins des familles présentes sur le territoire de la commune, familles qu’elles devront informer et accompagner. Les communes de plus de 3.500 habitants devront planifier, au vu du recensement des besoins, le développement de ces modes d’accueil. Celles de plus de 10.000 habitants devront établir et mettre en œuvre au 1er janvier 2025 un schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil. Elles seront tenues d’installer au 1er janvier 2026 un relais petite enfance.
Une telle loi pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Certes, elle a raison de préciser implicitement que les communes sont mieux placées que les services de l’État pour connaître les besoins et mettre en œuvre des moyens adaptés à la réalité géographique de leurs territoires. Mais elle impose aux communes de nouveaux travaux administratifs obligatoires, comme si ces dernières avaient attendu cette loi pour considérer les besoins et améliorer l’accueil de la petite enfance, et ce sans octroyer de moyens supplémentaires à la réalisation de ces objectifs. En outre, les schémas rendus obligatoires45 seront nécessairement imparfaits compte tenu des délais de l’obtention des résultats des recensements (au moins trois ans), de la méthode imparfaite des recensements46 et de l’absence en France de registres municipaux de population, ce qui ne permet pas de connaître en dynamique les migrations résidentielles de populations.
Pour que les communes améliorent davantage l’accueil de la petite enfance, il faut nécessairement qu’elles bénéficient d’une libre administration, et en particulier d’une lisibilité sur leurs recettes. Cela suppose des règles pluriannuelles et claires sur la distribution des dotations de l’État et des impôts locaux fondées sur des stocks (comme l’était la taxe d’habitation), donc au rendement largement prévisible, et non sur des flux économiques (comme la TVA) qui sont de nature variable, donc insuffisamment prévisibles. De même, il faut renforcer les mesures permettant aux entreprises d’offrir des modes de garde pour les enfants des salariés.
Que la famille recoure à un mode de garde collectif ou à une assistante maternelle, dans les deux cas, elle est dans la situation d’un employeur qui concourt à la création d’emplois, ce qui suppose bien entendu des possibilités de déduction fiscale des frais engagés qui doivent être organisés également lorsque les parents, notamment selon le type de fonction professionnelle qu’ils exercent, ont besoin, en permanence ou à certaines périodes (vacances scolaires par exemple), d’une solution de garde en dehors des heures d’école après que leurs enfants ont passé l’âge de 6 ans.
Le choix alternatif d’un congé parental doit être réglementé non en se fondant sur des principes hors-sol, mais plus simplement, qu’il soit sur un temps partiel ou un temps complet, en écoutant les vœux des jeunes parents. Si ce choix, qui suppose une indemnité de congé parental dont le montant ne se traduit pas par une perte considérable de pouvoir d’achat, doit comprendre une durée maximum jusqu’à l’entrée à l’école maternelle des enfants, le mieux est que sa durée soit variable selon le souhait des familles. La garantie de retrouver son emploi après le congé doit évidemment demeurer. Compte tenu de la rapidité des évolutions technologiques, elle pourrait être complétée par un droit à de la formation continue au moment du retour dans l’emploi. Comme l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie privée, c’est à chaque famille de répartir le congé parental comme elle le souhaite entre le père et la mère. L’assouplissement du congé parental peut conduire à ce que les parents aient la possibilité de le prendre à une période où l’enfant est adolescent, par exemple si ce dernier rencontre des problèmes de santé physique ou mentale ou de lourdes difficultés scolaires.
5.4 Permettre l’accès à un logement adapté aux besoins des familles
Une synthèse de la situation de l’offre de logement peut se résumer ainsi : en dépit des politiques publiques du logement très développées aux budgets importants, environ le double de la moyenne de la zone euro selon Eurostat, le besoin de logements en France est insatisfait47. Sous l’effet d’importants investissements, le parc social représente 23% des résidences principales. Mais les plafonds d’accès au parc social englobent près de 70% des ménages. Puisqu’il est illusoire de penser que le parc social puisse atteindre un tel seuil, il est impératif de développer l’offre locative privée qui ne représente actuellement que 17% du parc des logements.
Il convient de transformer une politique malthusienne du logement en une politique familiale du logement. Cela suppose de développer et diversifier l’offre locative et les possibilités de devenir propriétaire ou de changer de logement notamment en fonction de l’évolution de la taille de la famille.
Dans les deux cas, il faut contenir, voire diminuer les coûts du foncier de l’immobilier et des mutations entre deux logements, donc fluidifier le marché.
Contenir le coût du foncier suppose inévitablement de repenser la mise en œuvre de l’objectif salutaire de sobriété foncière car ce dernier, selon le principe malthusien, et infondé en termes de développement durable, du « zéro artificialisation nette48 », impose quasiment une fixité de la géographie de l’urbanisation comme si cette dernière devait ad vitam aeternam demeurer semblable à la situation, jugée idéale sans que l’on sache pourquoi, telle qu’elle prévalait dans les années 2010. Il suppose aussi une réforme fiscale des impôts qui en diminue le coût.
Contenir le coût de l’offre immobilière, donc la possibilité pour une famille d’avoir un logement adapté à sa composition, nécessite d’augmenter l’offre de logements ce qui suppose une forte réduction des normes qui n’ont cessé d’être alourdies, comme celle qui risque de conduire à l’interdiction progressive de la location de logements considérés comme des « passoires thermiques ».
Il faut sortir de l’alternative « tous propriétaires » ou « tous en HLM » qui semble inscrite dans le marbre des lois, ces dernières ne laissant qu’une place résiduelle au parc locatif privé. Pour que les familles puissent louer un logement correspondant à leur besoin, il faut des propriétaires. Pour que le loyer soit d’un montant accessible49, la fiscalité des revenus des propriétaires doit être diminuée ; les loyers perçus doivent cesser d’être la catégorie de revenu sans doute la plus taxée. Le développement d’un parc locatif privé est d’autant plus essentiel que les besoins de logement futurs concernent surtout les jeunes générations.
En outre, parce que le logement est une question éminemment territoriale, il faut tout particulièrement combiner sur ce sujet les incitations nationales et les initiatives locales.
Conclusion
Au fil d’initiatives prises essentiellement par des entreprises puis par l’État, la France avait bâti une politique familiale transpartisane, multiniveaux (actions mises en œuvre par l’État et par les collectivités territoriales), simple et claire tant que le principe d’universalité qui la fondait a été très largement respecté et que les responsables politiques savaient qu’elle est un investissement dans l’avenir. À compter des années 1970, la multiplication de prestations sous conditions de ressources aux modalités changeantes a signifié une orientation vers une politique sociale qui s’est largement substituée à la politique familiale. Au milieu des années 2010, la fin de l’universalité des allocations familiales, complétée de multiples autres mesures régressives, comme la réforme du congé parental, a équivalu à un « grand soir » aux conséquences accentuées depuis par d’autres décisions négatives et par une politique de plus en plus malthusienne du logement.
La liberté pour les ménages de choisir leur nombre d’enfants s’est trouvée largement étouffée et il en a logiquement résulté une évolution à la baisse de la fécondité, ce que n’avaient, à tort, pas anticipé ceux qui omettent de considérer que les politiques publiques exercent des effets sur les comportements des populations.
Cette liberté, mot qui est au fronton de toutes les mairies, doit inclure la possibilité pour tout ménage d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir. Elle appelle une renaissance de la politique familiale dans un triptyque assurant la justice dans la solidarité entre les générations, la possibilité de concilier vie familiale et vie professionnelle, et la possibilité d’un logement adapté aux besoins des familles.
Clairement, depuis le milieu des années 2010, l’État a délaissé sa politique familiale ; il l’a rejetée loin du cœur de la République et fait subir de telles contraintes aux communes que, elles également, ont perdu des possibilités de déployer des politiques familiales municipales. Or, une République qui omet d’attacher à la politique familiale toute la place qu’elle mérite, qui en fait une politique de défiance et non plus de confiance, n’est-elle pas une République qui n’a plus de cœur ? Ne risque-t-elle pas de se détruire comme le craignait Victor Hugo (Choses vues, 1848) : « Si je voulais le renversement de la République, écoutez […] je provoquerais l’abolition de la propriété et de la famille […] ; en faisant cela, savez-vous ce que je ferais ? Je détruirais la République ».
Notes
- Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Economica, 1984. ↩︎
- Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2023 [en ligne] ↩︎
- Jacques Bichot, La politique familiale, Paris, Éditions Cujas, 1992. ↩︎
- Robert Talmy, Histoire du mouvement familial en France (1896-1939), tome III, Paris, Union nationale des caisses d’allocations familiales, 1962. ↩︎
- Concernant le Général de Gaulle, voir : Gérard-François Dumont, « De Gaulle et les questions de population, le Général à l’écoute d’Alfred Sauvy », Les analyses de Population & Avenir, n° 18, décembre 2019 [en ligne]. ↩︎
- Ministère des affaires sociales et de la solidarité nationale, « La politique familiale en France depuis 1945 »,
Rapport du groupe de travail présidé par Pierre Laroque, Paris, La Documentation Française, 1985. ↩︎ - 12 % au 1er janvier 1946, 13 % au 1er octobre 1947, 14 % au 1er mars 1948 et 16 % au 1er septembre 1948,
16,75 % au 1er avril 1952. Puis 13,75 % en octobre 1961, niveau qu’elles garderont jusqu’en 1958. ↩︎ - Alain Girard, « Le problème démographique et l’évolution du sentiment public », Population, 1950, n° 2 ↩︎
- De son côté, l’Unaf (Union nationale des associations familiales), avec la totalité des mouvements familiaux toutes sensibilités confondues, ont mené une action déterminée pour obtenir le retrait de la mesure. ↩︎
- En juin 1997, une manifestation contre la fin de l’universalité des allocations familiales avait réuni devant l’Assemblé nationale des élus de droite (RPR), des élus du centre (UDF) et des élus communistes comme Maxime Gremetz, alors député de la Somme ↩︎
- Gérard Calot et Jean-Claude Chesnais, « Efficacité des politiques incitatrices en matière de natalité »,
Colloque Évolution démographique et transferts sociaux, Liège, 25 novembre 1983. ↩︎ - Gérard-François Dumont (direction), Populations, peuplement et territoires en France, Paris, Armand Colin, 2022 [en ligne]. ↩︎
- Loi du 4 janvier 1985 relative aux mesures en faveur des jeunes familles et des familles nombreuses ↩︎
- Ce taux, 12 % en 1945, avait été augmenté jusqu’à un maximum de 16,75 % en 1951. Puis il a été abaissé par étapes à 9 % en 1974 pour rester à ce niveau jusqu’en 1988, avant de nouveaux abaissements jusqu’à 5,25 %. Toutefois, ce taux principal a été ramené à 3,45 % au 1er janvier 2024 pour les salariés dont la rémunération n’excède pas 3,5 fois le montant du SMIC ↩︎
- Loi du 25 juillet 1994 relative à la famille. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « La fécondité en Europe : quelle influence de la politique familiale ? », Population & Avenir, n° 716, janvier-février 2014 [en ligne]. ↩︎
- Thomas Fent, Belinda Aparicio Diaz, Belinda et Alexia Prskawetz, “Family policies in the context of low fertility and social structure”, Demographic Research, 13 novembre 2013 [en ligne]. ↩︎
- Julien Damon, Les politiques familiales, Paris, PUF, 2006, p. 5. ↩︎
- « La réforme des ‘’allocs ‘’, un tabou national », Le Monde, 3 mars 2013 ; « Le rapport détonant sur les allocations familiales », Le Monde, 2 avril 2013 ; « Prestations familiales : de quoi parle-t-on ? », Le Monde, 19 avril 2013 ; « Le gouvernement choisit d’abaisser le plafond du quotient familial », Le Figaro, 3 juin 2013 ; « Quotient familial : le gouvernement augmente l’impôt des familles les plus aisées », Le Point, 3 juin 2013. « Baisse du quotient familial : ce que cela va coûter aux familles », Le Figaro, 4 juin 2013 ↩︎
- Olivier Bargain, Adrien Pacifico et Alain Trannoy, « Les petits pas du ‘’grand soir’’ fiscal », Le Monde, 9 juillet 2015. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Démographie de la France : la double alerte », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016 ↩︎
- Voies de réforme des congés parentaux dans une stratégie globale d’accueil de la petite enfance, Synthèse et propositions, 13 février 2019. ↩︎
- Guillemette Leneveu, dans : Gérard-François Dumont, La baisse de la natalité et les perspectives de la démographie de la France, Introduction de Jean-Pierre Chevènement, Fondation Res Publica, n° 18, 2 avril 2019. ↩︎
- Sans oublier ensuite les contraintes uniformes imposées par ce qu’on appelait les « contrats de Cahors » qui n’étaient nullement des contrats, puisque ne résultant nullement d’accords entre deux parties. ↩︎
- L’accueil des enfants de moins de trois ans, 10 avril 2018. ↩︎
- Période couvrant la convention d’objectifs et de gestion (COG) entre l’État et la CNAF ↩︎
- Alain Trannoy, Etienne Lehmann, et Martin Collet, « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20 % les plus aisés », Le Monde, 7 mars 2019 [en ligne]. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Vieillissement de la population de la France : les trois causes de son accentuation », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017 ; « Natalité en France : une contraction structurelle ? », Population & Avenir, n° 737, mars-avril 2018 ; « France : comment expliquer quatre années de baisse de la fécondité ? », Population & Avenir, n° 742, mars-avril 2019 ; « France : la baisse de l’excédent démographique naturel provient-elle de la mortalité ou de la natalité ? », Population & Avenir, n° 747, mars-avril 2020 ; « France : une recomposition du peuplement ? Ce que dit la nouvelle géographie des naissances dans un contexte de natalité en baisse », Population & Avenir, n° 762, mars-avril 2023 ↩︎
- Gary S. Becker, “An economic analysis of fertility”, In Universities–National Bureau Committee for Economic Research (Ed.), Demographic and economic change in developed countries (pp. 209– 240), New York, NY: Columbia University Press, 1960. ↩︎
- Ce que Becker, en vertu des concepts utilisés en sciences économiques, dénomme l’enfant « marginal ». ↩︎
- Population, n°4, 2018, p. 624 ↩︎
- Xerfi, 29 janvier 2020. ↩︎
- L’essentiel de l’immigration, n° 2024-106, janvier 2024. ↩︎
- À l’exception de l’institution représentant les familles, l’Unaf qui alerte sur la baisse contenue de la fécondité liée à la perte de confiance induite par la succession de mesures de réduction budgétaire de la politique familiale, de destruction du congé parental, et de détérioration des conditions d’accueil de la petite enfance et donc de conciliation avec la vie professionnelle ↩︎
- Gérard-François Dumont et Hervé Le Bras, « Les Français font moins de bébés », La Montagne, 15 janvier 2024. ↩︎
- Nelly Elmallakh, « Fertility and Labor Supply Responses to Child Allowances: The Introduction of Means-Tested Benefits in France », Demography, 60(5):1493–1522 World Bank, Washington, DC, USA, 21 septembre 2023 [en ligne]. ↩︎
- Le nombre d’auditions et lectures sur les effets de la politique familiale a été limité. Le raisonnement utilisé sur le quotient familial vu comme un « coût » est discutable, prenant en compte le fait que celui-ci est un principe de justice acté dans la Déclaration des droits de l’homme ↩︎
- Revue des dépenses socio-fiscales en faveur de la politique familiale, juillet 2021. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « La fécondité en France : des évolutions aléatoires ? », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Quelle géographie de la fécondité en Europe ? », Population & Avenir, n° 736, janvier-février 2018 ↩︎
- Gilles Johannet, « La nouvelle politique familiale », Droit Social, n° 6, juin 1982 ↩︎
- Notamment avec, depuis 1982, le remboursement de l’IVG par l’assurance maladie ↩︎
- Selon la méthode validée pour l’enquête internationale Eurobaromètre de la Commission européenne et utilisée en 2001, 2006 et 2011 : méthodologie ; date de réalisation du 21 au 28 novembre 2023 ; échantillon national de 1 000 personnes représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans ou plus, interrogées en face-à-face au domicile des personnes interrogées. Méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne de référence) après stratification par région et catégorie d’agglomération ↩︎
- Les Français et le désir d’enfant, Unaf, décembre 2023, Verian [en ligne] ↩︎
- Qui relèvent de cette attitude récurrente que j’ai appelée la « schématite aiguë » et qui n’est pas conforme à une logique de projet ; voir Gérard-François Dumont, « Favoriser une meilleure gouvernance des territoires”, dans: Joël Allain, Philippe Goldman, Jean-Pierre Saulnier, De la prospective à l’action. Quand un territoire se prend en main, Bourges, Apors Éditions, 2016. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Une exception française : son recensement de la population. Quelle méthode ? Quelles insuffisances ? Comment l’améliorer ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 3, décembre 2018 [en ligne] ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Les besoins en logement et leur géographie. Comment les mesurer ? Quelle prospective ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 13, décembre 2019, p. 1-27. [en ligne]. ↩︎
- Certes, la loi ZAN du 20 juillet 2023 et des décrets révisés ont adouci la mise en œuvre du principe, mais ce dernier demeure, avec sa logique malthusienne, engendrant un augmentation du coût du foncier. ↩︎
- Quant aux expériences d’encadrement brutal des loyers, toutes ont montré leurs effets pervers sur l’offre de logement comme l’a résumé dans une phrase choc l’économiste suédois Assar Lindbeck (qui a longtemps présidé le comité du prix Nobel d’économie) : « L’encadrement des loyers semble être la technique la plus efficace qu’on connaisse actuellement pour détruire une ville, à part le bombardement » ↩︎
Introduction
La politique familiale de la France s’est, pendant des décennies, fondée sur un principe d’universalité soutenu par tout l’éventail des partis politiques. Par exemple, le quotient familial a été voté en 1945 à l’unanimité des deux Chambres du Parlement et le Parti communiste a contraint le Premier ministre de la gauche plurielle, à l’automne 1998, à revenir sur l’universalité des allocations familiales que le gouvernement avait supprimée neuf mois plus tôt.
Cette politique a satisfait les Français comme en atteste la meilleure fécondité en France tant pendant le renouveau démographique d’après-guerre qu’après. Ceci s’est traduit par des conséquences économiques et géopolitiques positives, en replaçant la France parmi les pays les plus peuplés d’Europe, la sortant de la nasse de la « petite France » stagnant à 40 millions d’habitants en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie, ce qui avait contribué à son malheur dans la première moitié du XXe siècle1.
Toutefois, un processus, certes discontinu, a voulu progressivement écarter le principe fondateur pour aller vers une politique uniquement sociale. Ce processus a atteint son paroxysme au milieu des années 2010, engendrant une baisse inévitable de la fécondité et surtout une perte de confiance dans la politique familiale qui a subi un « grand soir ».
Ce « grand soir », prolongé par d’autres décisions l’accentuant, et méconnaissant la « révolution de la fécondité2 » qui s’est produite dans les années 1960 grâce au développement des possibilités efficaces de contraception, a porté atteinte au libre choix du nombre d’enfants et a éloigné la France de la nécessaire solidarité entre les générations. Ce qui appelle à la refondation d’une politique familiale au service du bien commun, fondée sur des principes de liberté, de simplicité et de pérennité qui seront définis. À cet effet, la présente note propose des recommandations précises.
1 – La longue histoire transpartisane de la politique familiale de la France
En France, l’existence de la politique familiale s’inscrit dans une longue histoire caractérisée par une volonté politique largement transpartisane.
1.1 De multiples initiatives privées et publiques
Dans une France ayant une considération particulière pour sa marine, et sachant que, bien entendu, ce métier tient éloigné de ses enfants pendant de nombreux mois, c’est dans ce secteur qu’est mis en œuvre, par une circulaire impériale du 26 décembre 1860, un supplément familial de traitement pour les enfants de moins de dix ans des marins ayant plus de cinq ans de service.
Par la suite, des entreprises, sur leur propre initiative, décident de prendre en compte le fait que leurs employés qui assument l’éducation d’enfants ont des charges supplémentaires. Ainsi, en 1884, à Vizille, dans l’Isère, une entreprise privée, les établissements Klein, décide d’attribuer des suppléments familiaux. Dans les années 1880, Léon Harmel, dans sa filature du Val-des-Bois dans la Marne, institue une commission ouvrière qui gère une « caisse de famille » chargée d’attribuer des suppléments familiaux, en nature, ou en argent. Ces initiatives ne restent pas isolées. À compter de 1887, l’État attribue des suppléments familiaux de traitements dans certaines administrations. En 1890, la Compagnie des chemins de fer d’Orléans finit par généraliser cette pratique à tous ses collaborateurs. Se référant parfois à l’encyclique Rerum Novarum de 1891, à la veille de la Première Guerre mondiale, une quarantaine d’entreprises (société de chemins de fer, exploitants de mines, banques…) versent à leurs salariés des indemnités pour « charge de famille3 ». En 1914, cette prise en compte des charges de famille se concrétise lorsqu’est créé l’impôt sur le revenu qui inclut un abattement à la base en fonction du nombre d’enfants.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919, l’État généralise pour les fonctionnaires l’indemnité pour charge de famille. Du côté des entreprises, pour éviter des distorsions de concurrence selon que les entreprises emploient des personnes en charge d’enfants ou des personnes sans enfants, des systèmes de mutualisation, appelés caisses de compensation, sont créés. Émile Romanet, qui a déjà appliqué dans son entreprise un « juste salaire » introduisant la prise en compte des charges de famille, élabore en 1917 cette formule de la caisse de compensation qui est réalisée une première fois en 1918 par Émile Marcesche dans le Morbihan, précisément pour soutenir les mères de famille qui trient le charbon. Au nombre de 6 en 1920, les caisses de compensation passent à 255 au début des années 1930 avec un nombre d’employeurs cotisants passé de 218 à 30 000, concernant 500 000 familles allocataires. Mais l’adhésion des entreprises n’y est nullement obligatoire, ce qui engendre des inégalités.
1.2 Une ligne politique transpartisane généralisant la politique familiale
En conséquence, en 1932, sur une ligne politique transpartisane associant républicains socialistes et catholiques sociaux, la loi du 11 mars généralise et rend obligatoire l’adhésion des entreprises à une caisse de compensation. Les allocations deviennent un droit pour les salariés. Le caractère transpartisan est, par exemple, confirmé par le député Pierre Mendès France qui dépose, le 7 décembre 1933, à la Chambre, une proposition de résolution « invitant le gouvernement à hâter la mise en application de la loi du 11 mars 1932 sur le sursalaire familial dans le plus grand nombre de branches possibles de l’agriculture, du commerce et de l’industrie4 ». Néanmoins, il faudra tout le reste de la décennie pour l’extension des caisses de compensation à toutes les branches, tandis qu’un décret de 1938 organise le versement d’allocations familiales aux salariés agricoles.
Puis le texte le plus important est le décret-loi du 29 juillet 1939, dit Code de la famille, sous le gouvernement du radical-socialiste Édouard Daladier et la chambre des députés issus des élections ayant donné la majorité à la coalition Front populaire qui, certes, a éclaté en 1938. Il est largement dû à l’influence d’Adolphe Landry, ancien ministre et député radical-socialiste, et d’Alfred Sauvy, membre du cabinet de Paul Reynaud, alors ministre des Finances avant d’être président du conseil en 1940. Ce texte crée une prime de naissance pour le premier enfant mais l’exclut des allocations familiales et fixe pour ces dernières des taux progressifs selon le nombre d’enfants. Parallèlement, il confirme que les allocations familiales ne sont pas soumises à l’impôt sur le revenu car elles ne sont qu’une compensation (partielle) de ce qu’on appelle en sciences économiques l’investissement en ressources humaines, ou en capital humain, qui engendre des avantages collectifs.
Le Code de la famille comprend diverses autres mesures, mais le droit aux allocations familiales demeure lié à l’exercice d’une activité salariale ou d’un revenu professionnel. Ensuite, au début des années 1940, ce droit est étendu aux chômeurs. Ainsi la généralisation de la politique familiale mise en place par la IIIe république se prolonge pendant la période dite de l’État français du maréchal Pétain.
1.3 Une assise étendue par l’unanimité parlementaire
Puis la IVe République applique les lois précédentes d’abord sous la présidence du conseil du Général de Gaulle5 (jusqu’au 20 janvier 1946). C’est pendant cette période qu’une décision institutionnelle est prise et que deux innovations majeures interviennent.
Sur le plan institutionnel, les trois éléments des prestations familiales, soit les allocations familiales, l’allocation de salaire unique et la prime de naissance, sont intégrées dans le nouveau système de la Sécurité sociale. L’ordonnance du 4 octobre 1945 précise dans son article 1er que « l’organisation de la Sécurité sociale » est « destinée à […] couvrir les charges de la maternité et les charges de famille qu’ils [les travailleurs] supportent ».
La première innovation est le quotient familial, qui, selon le rapport Laroque et Lenoir6, répond à un souci de justice distributive. Il s’agit de rendre l’impôt sur le revenu aussi neutre que possible, par rapport aux capacités de consommation des familles suivant leurs charges inégales. « Le quotient familial met en œuvre approximativement le principe : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Il est voté dans la loi de finances pour 1946 à l’unanimité des deux chambres du Parlement. Une telle décision est conforme à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui précise que la « contribution commune [les impôts] doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Des facultés évidemment moindres dans la période de leur vie où des personnes ont des charges de famille.
La seconde innovation, par la loi du 22 août 1946, concerne l’instauration d’allocations prénatales et postnatales, en remplacement de la prime de naissance. Les allocations prénatales permettent d’investir pour satisfaire les besoins du futur nouveau-né et, surtout, elles obligent, condition de leur versement, les femmes enceintes à un suivi médical de leur grossesse. En conséquence, leur rôle a été essentiel pour favoriser la baisse du taux de mortalité infantile qui est encore, en 1946, en France métropolitaine, de près de 78 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances, chiffres inférieurs à 5 depuis 1995. Préalablement, la loi du 13 août 1946 a accordé l’accès aux prestations familiales à la quasi-totalité de la population, salariée ou non.
Dans ce contexte, la politique familiale tient une place très importante dans l’ensemble des dépenses de Sécurité sociale soit près de 40 %. Tout cela suppose un financement d’où l’augmentation des cotisations famille sur les salaires7.
2 – Le socle demeure avec ensuite des adjonctions composites, le plus souvent selon une logique sociale
2.1 Un quart de siècle de quasi-stabilité
Tout au long de la IVe République, puis sous la présidence du Général de Gaulle (1958-1969), quelles que soient les tendances politiques des gouvernements, le principe d’universalité de la politique familiale et sa mise en œuvre demeurent. Et les enquêtes montrent que la population a confiance dans une politique familiale pérenne8.
Cette dernière ne connaît que des évolutions à la marge comme la création en 1948 de l’allocation logement sous condition de ressources aux familles pouvant rencontrer des difficultés à se loger sous les effets de la libération des loyers pour les nouveaux logements.
Toutefois, une limitation de l’ampleur de la politique familiale se constate dans la mesure où le pouvoir d’achat des allocations familiales suit globalement l’inflation, donc augmente nettement moins que les salaires.
2.2 Une « politique du saucisson » avec des tranches aux modalités et noms changeants
Avec les années 1970, le principe perdure mais des décisions, périphériques aux deux éléments du socle que sont les allocations familiales et le quotient familial, y dérogent par la création de prestations familiales sous conditions de ressources mises en œuvre sous des modalités et des noms changeants, ce qui crée une complication croissante. L’État se lance dans ce que l’on peut appeler une « politique du saucisson », avec des tranches de politique familiale présentées comme ciblées et s’adressant, selon les cas, à telle ou telle catégorie. Chaque création ou modification des modalités d’une tranche ou de son intitulé est l’occasion pour les décideurs politiques de s’offrir des retombées médiatiques et de s’adresser à la part de la population concernée par la mesure.
En conséquence, la lisibilité de la politique familiale diminue, chaque tranche donnant lieu à une allocation dont la dénomination et les critères changent au gré des décisions politiques : leur inventaire est quasiment impossible ou demanderait l’écriture d’un livre-somme que sans doute personne n’aurait envie de lire : complément familial, allocation de salaire unique, allocation de frais de garde, allocation aux mineurs handicapés, allocation d’orphelin, allocation de rentrée scolaire (1974), allocation de parent isolé (1976), allocation logement, prestation à caractère initialement familial, transformée en prestation sociale ; aide personnalisée au logement (1977), supplément de revenu familial (1980), majoration des allocations postnatales (appelée communément prime à la troisième naissance en 1980), allocation au jeune enfant (AJE – janvier 1985) remplaçant les allocations pré et postnatales et le complément familial (pour enfant de moins de trois ans) ; allocation pour jeune enfant (APJE – 2004) remplaçant l’allocation au jeune enfant…
Et les institutions qui gèrent ces prestations – principalement les caisses d’allocations familiales (CAF) – éprouvent des difficultés à mettre en application les normes instables des différentes prestations tandis que des familles se trouvent de facto écartées faute de connaître leurs droits dans un dédale mouvant de prestations.
Pourtant, la nature transpartisane de la politique familiale demeure : elle est à nouveau mise en évidence par le vote à l’unanimité, en 1980, de l’octroi d’une demi-part supplémentaire aux familles pour le troisième enfant dans le système du quotient familial. En revanche, sauf en 1981 après l’élection de François Mitterrand, le rythme de l’augmentation de la base mensuelle des allocations familiales reste souvent en retrait par rapport à celle des prix.
Le cheminement de la période des années 1970 au début des années 2010 est donc le suivant : on crée des prestations sous conditions de ressources, prestations censées bénéficier aux familles qui en ont « vraiment besoin » ; cela permet de contenir les budgets mais surtout de cesser de respecter l’autonomie financière de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), pourtant inscrite dans les lois. Des recettes de la CNAF sont ponctionnées à d’autres fins que la politique familiale. Ce faisant, on introduit une logique d’assistance et le poids relatif des prestations sous conditions de ressources dans le budget total de la CNAF s’accroît.
2.3 Un changement majeur finalement temporaire
Au milieu de cette période, donc dans les années 1990, les gouvernements considèrent que leur problème prioritaire est de pouvoir entrer dans la zone euro créée par le traité de Maastricht. Ils s’attellent donc à respecter les limites d’endettement public fixées par le pacte européen de stabilité et de croissance tel que prévu par les nouveaux traités européens et les décisions du Conseil européen. L’État continue à ponctionner des fonds pourtant destinés aux familles avec enfants, puisqu’il est acquis que leur capacité de mobilisation ou de manifestation est faible, voire nulle.
Puis, en 1995, le plan de réforme de la protection sociale du Premier ministre Alain Juppé prévoit la fiscalisation des allocations familiales. Le 19 juin 1997, le nouveau Premier ministre Lionel Jospin annonce que les allocations familiales ne seront plus versées qu’aux ménages aux revenus modestes ou moyens. Cette mesure ne figurait pas dans le projet socialiste pour les législatives 1997, mais était inscrite en 1995 dans le programme présidentiel de Lionel Jospin.
Effectivement, au 1er janvier 1998, les allocations familiales, à rebours de toute leur histoire, sont placées sous conditions de ressources. Cette mesure suscite de nombreuses controverses plus particulièrement au sein de la « gauche plurielle », la coalition majoritaire à l’Assemblée nationale et qui porte le gouvernement, dont fait partie le Parti communiste. Ce dernier considère qu’enlever le caractère universel des allocations familiales, est une remise en cause du contrat pluridécennal entre les Français et qui risque de remettre en question d’autres politiques publiques.
C’est aussi instaurer des effets de seuil qui, par définition, sont sources d’inégalités. Par exemple, des ménages en situation similaire peuvent ne pas percevoir le même montant d’allocations familiales car les ressources dont ils disposent sont, pour certains, juste au-dessus du seuil et, pour les autres, tout juste en dessous. S’ajoutent des effets pervers : des personnes peuvent souhaiter ne pas obtenir de leur employeur une prime ou une augmentation de salaire pour ne pas risquer de franchir le seuil entraînant une diminution des allocations familiales.
En outre, la fin de l’universalité des allocations familiales consiste à laisser penser que la société a moins besoin des enfants de cadre que des enfants des catégories sociales inférieures. Pourtant, l’avenir du financement de la protection sociale elle-même suppose des enfants, quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. Finalement, le Parti communiste9, qui n’avait pas hésité à manifester avec la droite10, finit par convaincre, et le Premier ministre Lionel Jospin, après une durée symbolique de neuf mois (1er janvier 1998 – 30 septembre 1998) rétablit le principe d’universalité des allocations familiales. Et une telle idée disparaît des programmes des partis politiques, de gauche comme de droite.
2.4 Les effets des évolutions de la politique familiale
Pendant cette période allant des années 1970 au début des années 2010, les incessantes modifications opérées dans la politique familiale, qui sont évidemment ressenties par la population, ne sont pas sans effets sur la fécondité comme cela a été le cas dans les décennies précédentes en France ou à l’étranger11. Après la période de changement structurel du régime démographique naturel lié aux nouveaux moyens de contraception12 ,la fécondité de la France allait-elle évoluer de façon linéaire ? Pour répondre à cette question, examinons de façon détaillée les changements dans la politique familiale et l’évolution de la fécondité en France. Onze étapes successives se distinguent :
- en 1975, après la dépénalisation de fait de l’avortement, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est votée. Les engagements gouvernementaux promettant au Parlement, lors des débats sur la loi IVG, d’améliorer la politique familiale ne sont guère concrétisés. La fécondité baisse dans la période 1975-1978 ;
- en 1978, le gouvernement veut mieux accompagner les familles lors de la venue du premier enfant et, tout particulièrement, du troisième ou des suivants. Le congé de maternité est porté à 16 semaines, et à 26 semaines pour le 3e enfant. Outre diverses mesures concernant les familles nombreuses, comme précisé ci-dessus, une demi-part supplémentaire de quotient familial pour les familles ayant trois enfants ou plus est intégrée à la loi de finances de 1981. La fécondité remonte pour la période 1979-1981 et l’analyse des naissances par rang montre qu’effectivement, les naissances de rang trois ou plus ont augmenté davantage que les autres ;
- en 1981, la forte augmentation – temporaire – des allocations familiales contraste avec la remise en cause de certaines des mesures prises en 1978-1980 : mise en place pour la première fois, par la loi de finances pour 1982, d’un plafonnement du quotient familial ; réduction de plus de moitié de la majoration d’allocation postnatale pour les naissances de rang au moins égal à trois et en cas de naissances multiples (janvier 1983) ; revalorisation limitée des prestations familiales ; l’ouverture du droit aux prestations est retardée d’un mois, passant du 1er mois de l’événement générateur (naissance par exemple) au 1er du mois suivant. S’ajoutent l’abaissement du taux des allocations prénatales et postnatales (janvier 1983) et la baisse du taux du complément familial en juillet 1983 : en outre, l’enfant in utero cesse d’être pris en compte pour le calcul de l’allocation logement. La fécondité rebaisse en 1982-1984 ;
- en 1985, le gouvernement de gauche fait voter par le Parlement la création d’une allocation parentale d’éducation (APE)13 : cette dernière est versée au maximum pendant deux ans aux personnes interrompant (ou réduisant) leur activité professionnelle à l’occasion d’une naissance de rang trois ou plus. En 1985 également, les allocations prénatales et postnatales sont remplacées par une allocation du jeune enfant (AJE) dont les modalités encouragent les naissances rapprochées. La fécondité remonte en 1985 et 1986 ;
- dans la période 1987-1994, la revalorisation des allocations familiales est souvent insuffisante, soit inférieure à l’inflation ou à l’évolution des salaires. Fin 1990, une contribution sociale généralisée (CSG) est créée, initialement pour financer la branche famille en remplacement des cotisations patronales d’allocations familiales dont le taux diminue (en 2024, le taux principal n’est plus que de 5,25 %14). Cette contribution est en réalité un nouvel impôt et son taux va augmenter (1,1 % des revenus d’activités, des revenus de remplacement et des revenus du patrimoine en 1991, puis des augmentations jusqu’à porter son taux principal à 9,2 % en 2024). La CSG pénalise tout particulièrement le pouvoir d’achat des familles avec enfants puisque, contrairement à l’impôt sur le revenu, elle ignore tout critère familial dans son calcul. La fécondité baisse nettement de 1987 à 1994 ;
- en 1994, une loi vise à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, avec plusieurs mesures : allocation parentale d’éducation étendue au deuxième enfant15, son maintien en cas de travail à temps partiel, revalorisation de l’aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée, allocation de garde d’enfant à domicile, plan crèche, etc. La fécondité remonte dans la période 1995-1996 ;
- le 15 novembre 1995, le Premier ministre Alain Juppé annonce l’imposition des allocations familiales ; le 19 juin 1997, le Premier ministre Lionel Jospin annonce la mise sous conditions de ressources des allocations familiales. La fécondité stagne en 1996-1997 ;
- en 1998, un changement structurel est écarté. Comme indiqué précédemment, le 12 juin 1998, le Premier ministre Lionel Jospin annonce supprimer au 30 septembre 1998 la mise sous conditions de ressources des allocations familiales qui était appliquée depuis le 1er janvier. La fécondité remonte dans la période 1998-2001 ;
- en 2002-2003, la politique familiale se poursuit sans remise en cause. L’indice de fécondité demeure quasiment à son niveau antérieur ;
- avril 2003 voit l’annonce de mesures d’amélioration des prestations familiales et des services aux familles et quelques simplifications avec la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) qui remplace en 2004 notamment l’allocation pour jeune enfant (APJE). En 2004, l’APE est remplacée par le complément libre choix d’activité (CLCA), intégré lui-même dans le dispositif plus large de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). le CLCA maintient les principales caractéristiques de l’APE mais étend l’indemnisation aux enfants de rang un et durcit les conditions d’activité antérieure pour le bénéfice de la prestation. La fécondité s’élève à nouveau de 2004 à 2006 pour rester ensuite, jusqu’en 2014, toujours supérieure à 1,96 enfant par femme ;
- en 2014, c’est le « grand soir » qui sera analysé dans le point suivant et la fécondité s’abaisse depuis.
Toutefois, ces onze étapes, sur un demi-siècle, semblent indiquer une corrélation entre les évolutions de la politique familiale et celle de la fécondité. Comme toutes les mesures politiques, qu’elles soient économiques ou sociales, celles touchant la politique familiale exercent également des effets. C’est incontestable à l’examen des comparaisons européennes16. Il n’est pas donc étonnant que cela le soit également à l’examen de l’évolution de la fécondité en France ; les mesures jugées positivement engendrent une hausse de la fécondité, les mesures jugées négativement provoquent des baisses de la fécondité. Le fait qu’il y a un rapport entre les évolutions dans la politique familiale et les niveaux de fécondité est incontestable et d’ailleurs confirmé par d’autres études17.
2.5 Une confiance globalement pérenne soutenue par des politiques familiales municipales transpartisanes
Toutefois, en dépit de l’évolution des prestations familiales vers une logique de politique sociale, des nombreuses variations de leurs modalités résumées ci-dessus, la population de la France, comme l’atteste la fécondité encore au début des années 2010, apprécie la politique familiale pour deux raisons.
D’une part, en dépit de sa complexification, son principe fondamental d’universalité demeure, même s’il est vrai qu’il a été suspendu pendant neuf mois en 1998 et ensuite réduit par le plafonnement du quotient familial et plusieurs abaissements de ce plafonnement. Le caractère transpartisan de cette politique demeure également. Par exemple, un expert écrit en 2006 : « La politique familiale, dans son essence, semble faire consensus, au moins compromis en France18 ».
D’autre part, sa nature transpartisane, parfois en dépit des discours des uns et des autres, est mise en évidence par ce que font les collectivités territoriales. Il s’agit plus particulièrement ici des communes qui déploient les politiques familiales municipales. Ces dernières recouvrent les décisions prises par les communes pour accompagner les familles dans leurs besoins et dans leurs tâches éducatives. Les maires en savent toute l’importance car accompagner les familles, c’est leur permettre de mieux vivre et c’est donc contenir des difficultés sociales souvent plus coûteuses et difficiles à résoudre, comme en attestent les actions et les budgets des Centres communaux d’action sociale (CCAS). Ainsi, la plupart des maires, toutes étiquettes confondues, faisaient voter par leur conseil municipal des abattements à la taxe d’habitation pour personnes à charge lorsque étaient fixés les taux d’imposition de cet impôt.
Cet accompagnement des communes nécessite aussi de contribuer à faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle en améliorant les offres en modes de garde pour jeune enfant. Autre élément facilitant cette conciliation, les efforts des communes pour construire des écoles maternelles alors que ceci n’était nullement obligatoire puisque l’instruction obligatoire n’est passée de l’âge de 6 ans à celui de 3 ans qu’à la rentrée 2019. Et, lorsque, à la suite d’une élection municipale, un changement politique s’effectue, aucune rupture n’intervient dans la politique municipale qui s’avère donc transpartisane.
Au total, des années 1970 au milieu des années 2010, la politique familiale de la France n’est pas parfaite et se présente en dents de scie, surtout pour les prestations sous conditions de ressources, ce qui concourt à sa complexité et à son insuffisante lisibilité. Mais elle est jugée satisfaisante par la population française, ce qui est bien mis en évidence notamment par deux éléments. D’une part, la fécondité de la France demeure nettement supérieure à la moyenne de celle des autres pays de l’Union européenne, soit un quart, voire un tiers supérieur selon les années. D’autre part, contrairement à ce qui se constate dans d’autres pays occidentaux, la France est le seul pays où la crise économique de 2008 n’engendre pas une baisse de la fécondité, la situation relative des familles ayant été maintenue sous l’effet de la politique familiale.
3 – Le « grand soir » engendrant une perte de confiance
Ainsi, à part les neuf premiers mois de 1998, les allocations familiales sont demeurées universelles, servies à toutes les familles à partir de deux enfants.
3.1 L’enterrement d’un principe plus que séculaire
Même si la généralisation des allocations familiales ne s’est complètement finalisée qu’après la Seconde Guerre mondiale, le principe d’universalité, c’est-à-dire d’une compensation à apporter aux parents quel que soit leur niveau de revenu, principe selon lequel les allocations familiales (ou précédemment le sursalaire ou le supplément familial de traitement) relevaient d’une justice horizontale, donc d’une compensation (partielle) en faveur de ceux qui avaient des enfants les années où ils supportaient un investissement éducatif, est demeurée constante depuis les origines de la politique familiale et s’est trouvée notamment confortée par la loi de 1932, puis par le Code de la famille de 1939.
Mais, en 2013, une vaste réforme se prépare par des rapports, des annonces et une importante couverture médiatique19 sans que jamais l’État ne demande à ses services ou ses institutions d’étudier d’éventuelles conséquences en cas de suppression de ce principe plus que séculaire, même si, depuis 1982, ce dernier avait déjà été raboté via le plafonnement du quotient familial et une baisse du pouvoir d’achat relatif des allocations familiales.
Cette suppression s’est effectuée dans les conditions suivantes. En 2013, afin d’améliorer la situation financière de l’État, et après avoir hésité à baisser les allocations familiales, le président de la République François Hollande inscrit, dans la loi de finances pour 2014, une très forte baisse du plafonnement du quotient familial, de 2.000 à 1.500 euros, pour 2014. Cela représente pour les familles ayant, cette année-là, des enfants à charge un supplément d’impôts de 1 milliard d’euros et, bien entendu, 0 euro pour les autres. Mais la promesse est que les gouvernants n’iront pas plus loin dans la mise en cause du principe d’universalité. Toutefois, l’année suivante, en 2014, sur la pression de sa majorité parlementaire qui voulait essuyer la revanche de 1998, un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2015 est présenté et voté, remettant en cause, en plus, l’universalité des allocations.
La fin de l’universalité actée, un article voit dans cette décision « un grand soir fiscal et les conditions d’une véritable réforme fiscale20 ». Nous y voyons plutôt la mise en œuvre d’un « grand soir » de la politique familiale, donc de la fin d’une époque, celle de la dimension transpartisane du principe d’universalité de la politique familiale et le risque, en conséquence, d’une baisse de la fécondité21.
Le changement intervenu en 2015 signifie que, depuis, pour les enfants nés ou adoptés, les allocations familiales sont versées en fonction du revenu disponible de la famille deux ans auparavant. En conséquence, il est défini des seuils de revenus, avec les inégalités et les effets pervers inévitables qui en découlent, qui dépendent du nombre d’enfants : revenus les plus faibles engendrant le montant le plus élevé des allocations familiales ; revenu moyen engendrant la moitié du montant ; revenu les plus élevés engendrant la suppression des allocations familiales.
Bien entendu, il a été promis que la fin de l’universalité des allocations familiales ne toucherait que peu de familles mais aucune étude n’a été réalisé au sujet des conséquences éventuelles sur le libre choix du nombre d’enfants, et donc sur la fécondité. La réalité a été tout autre, ne serait-ce parce que, dans une famille où il y a au moins un cadre, il est très fréquent que l’autre travaille et donc que l’addition de leurs revenus fasse passer ce ménage au-dessus des seuils fixés. En 2016, ce sont environ 10% des familles qui ont subi la réforme. C’est donc le pouvoir d’achat de plus de deux millions et demi de personnes, réparties dans un demi-million de familles, qui a été amputé alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des ménages sans enfants ne subissait aucune amputation.
Depuis, le pourcentage ci-dessus pourrait être plus élevé dans la mesure où les montants engendrant des réductions d’allocations familiales ne sont pas nécessairement suffisamment revalorisés.
Cette fin de l’universalité des allocations familiales s’est accompagnée d’autres restrictions comme la majoration des allocations familiales reportée de deux ans ou le plafonnement à nouveau fortement abaissé du quotient familial engendrant des hausses d’impôts de plusieurs centaines d’euros pour plus d’un million de familles.
3.2 Une restriction des possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale
En même temps, pouvoir concilier vie professionnelle et vie familiale a été rendu moins aisé avec la diminution du complément de mode de garde (CMG), versé pour aider les parents employant une nourrice à domicile ou une assistante maternelle, et surtout la réforme du congé parental, précisément de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) c’est-à-dire le soutien accordé aux familles qui souhaitent faire le choix de suspendre temporairement, partiellement ou totalement, leur activité professionnelle pour pouvoir se consacrer à l’éducation de leurs enfants de moins de trois ans.
Il est décrété le partage obligatoire le plus égalitaire possible entre les hommes et les femmes au sein des familles : pour bénéficier de l’indemnisation de trois ans, ce congé doit être pris par un parent (sont visés les pères) au moins durant un an et par l’autre parent (en général les mères) pour un maximum de deux ans. De plus l’indemnisation a baissé quasiment de moitié, aggravant le sacrifice que représente, pour le niveau de vie des familles, la réduction ou l’arrêt de son travail. Le bilan dressé par le Haut conseil de la famille montre que le résultat est un « échec22 ». Le nombre de bénéficiaires a chuté et cette mesure a plutôt tendu à retirer les femmes du marché de l’emploi alors qu’on était auparavant dans un dispositif protecteur qui permettait à ses bénéficiaires, donc majoritairement aux femmes, de rester liées par un contrat de travail jusqu’aux trois ans de l’enfant. Un certain nombre de femmes ont démissionné, se sont retrouvées au chômage, et, en outre, contrairement à l’objectif annoncé, il y a moins d’hommes qui prennent ce congé parental aujourd’hui qu’avant la réforme. Pour cette seule réforme, plus d’un milliard d’euros ont été « économisés », mais avec quel coût pour les ménages qui auraient choisi d’accueillir un enfant et qui, ayant perdu un juste accompagnement, y ont renoncé.
Concrètement, ce sont souvent les familles modestes qui en subissent les conséquences, des femmes qui ne peuvent continuer à travailler en ayant un jeune enfant, notamment quand elles occupent des emplois où il faut arriver très tôt le matin ou, au contraire, travailler le soir, ou avec des horaires variables d’une semaine à l’autre, ce que la solution de la crèche ou d’une assistante maternelle ne permet pas de résoudre23.
Le bilan de la réforme du congé parental est catastrophique pour une autre raison. En effet, on avait promis de coupler cette réforme avec la création de milliers de places de crèches ou de relais petite enfance. Mais, dans ce milieu des années 2010, une autre décision intervient avec la très forte réduction des dotations de l’État aux collectivités territoriales24. En conséquence, leurs moyens permettant de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ont été considérablement diminués ; aussi, comme cela a notamment été chiffré dans un rapport25 du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), les objectifs de créations de places d’accueil des jeunes enfants (crèches, assistantes maternelles et scolarisation à deux ans) fixés pour les cinq années 2013-201726 n’ont été réalisés qu’à 16% : moins de 50.000 nouvelles places de garde pour les jeunes enfants ont été créées, contre 275.000 promises.
Dans les années qui suivent le « grand soir », les mesures prises sont non seulement maintenues, mais aggravées ; baisse de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et diminution de son plafond de ressources, excluant environ 150.000 foyers du dispositif ; suppression de la majoration de l’indemnité journalière en cas de maladie pour les parents de trois enfants et plus ; division par deux sur 95% des territoires de la quotité finançable du prêt à taux zéro (20% au lieu de 40%), puis prêt à taux zéro réservé aux logements collectifs.
Le message donné par la suppression de la taxe d’habitation décidée en 2018 a aussi été négatif pour les familles. Une tribune dans un quotidien a titré : « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20% les plus aisés27 ». Mais, en réalité, ce titre est incomplet, car c’était surtout un cadeau aux plus aisées sans charges de famille, donc ceux dont les taxes d’habitation étaient les plus élevées, car non concernés par des minorations municipales de la taxe d’habitation concernant notamment les familles avec enfants.
3 – Le déni des conséquences du « grand soir »
L’ensemble des décisions du « grand soir », complétées par les mesures défavorables aux familles prises depuis, ne sont pas restées sans effet28, comme l’attestent l’abaissement de la fécondité (figure 1) et l’accentuation du vieillissement de la population.
Pourtant, le prix Nobel d’économie Gary Becker29 a souligné que la dimension économique de la fécondité pour les ménages doit aussi être prise en compte, même si elle n’est évidemment pas l’unique facteur explicatif du niveau de la fécondité. Lorsqu’ils envisagent d’avoir un enfant ou un enfant supplémentaire30, les ménages se conduisent aussi comme des acteurs économiques rationnels, leurs enfants éventuels peuvent être alors considérés comme des biens qui engendrent des coûts d’équipement, d’alimentation, d’habillement et d’éducation. Ainsi, le modèle de Becker souligne l’importance du coût des enfants pour expliquer les évolutions de fécondité. En conséquence, le souhait d’avoir des enfants réagit aux variations du coût de l’enfant supplémentaire. Selon ce modèle, une politique familiale accompagnant moins les ménages augmente le « prix » de l’enfant supplémentaire ; autrement dit, si cet enfant souhaité risque de trop abaisser le pouvoir d’achat du ménage, cela a pour effet d’abaisser la fécondité.
Certes, certains nient totalement ce modèle, préférant disserter en considérant que l’évolution de la fécondité ne dépendrait que de causes purement sociologiques, voire du contexte géopolitique. Demeure le fait que ceux qui dissertent ainsi n’ont rien vu venir. Ils escomptaient même plutôt le contraire. Ainsi, à l’automne 2018, dans la revue Population de l’Institut national d’études démographiques (Ined), après que les naissances ont nettement baissé les années précédentes, il est écrit : « Quant au nombre de naissances, il devrait à nouveau croître31 ». Un pronostic ensuite démenti même si l’année 2021 a connu un léger rebond consécutif aux naissances différées en raison de la pandémie Covid-19 de 2020.
Le 29 janvier 2020, quelques jours après que l’Insee a annoncé la baisse de la fécondité et des naissances de l’année 2019, dans une note d’une société d’études renommée32, il est écrit : « Baisse des naissances : un épisode transitoire ». Cette publication appuie son affirmation en assurant que la « fécondité est élevée et relativement stable autour de 1,9 enfant par femme ». Or, en 2019, la fécondité de la France s’est déjà abaissée à 1,86 quand en 2014 elle est de 2,00 enfants par femme (2014 est l’année où l’Insee ajoute Mayotte dans les statistiques appelées « France »). Pourtant, l’analyse est affirmative comme l’exprime son titre : « Pas de cataclysme démographique à venir en France ».
Un troisième élément pouvant laisser entendre l’absence d’effets du « grand soir » sur la fécondité provient des projections démographiques réalisées par l’Insee en 2021. Dans leur scénario central, sur lequel nombre d’organismes se sont fondés, comme le Conseil d’orientation des retraites (COR), ces projections annonçaient 716.000 naissances en 2023, toujours dans l’ensemble formé par la France métropolitaine et les cinq départements d’outre-mer, avec un indice de fécondité de 1,80 enfant par femme.
Depuis, les chiffres ne font que baisser. Il y a eu 678.000 naissances en 2023, soit 38.000 de moins que la projection moyenne de 2021, avec un taux de fécondité de 1,676 enfant par femme, soit un chiffre inférieur de 7% à la projection. En revanche, la projection du nombre de décès était fort juste. Mais celle du solde naturel était bien entendu surévaluée. À l’inverse, le solde migratoire a été fortement sous évalué. En effet, il était évalué à 70.000 alors que l’Insee l’évalue pour l’année 2023 à 183.000. Cette sous-évaluation apparaît considérable puisque le scénario haut de l’Insee projetait un solde migratoire de seulement 120.000.
En considérant la sous-évaluation des naissances et du solde migratoire, l’intensité de la dénatalité apparaît encore plus nette. En effet, l’importance du solde migratoire 2023, de même niveau que celui des années 2021 et 2022, est composée d’un flux d’immigration comportant des personnes jeunes en âge de procréer, notamment dans le cadre du regroupement familial. Il a évidemment contribué à la natalité davantage que s’il n’avait été que de 70.000. Ce flux d’immigration peut en partie être évalué par le nombre de titres de séjour délivrés par la France en 2023, soit 326.26033, le chiffre le plus élevé depuis le début du XXIe siècle.
Il convient de noter que même la projection basse était en deçà de la réalité. En effet, l’hypothèse basse publiée à l’automne 2021 envisageait 1,77 enfant par femme en 2023 et 704.469 naissances en France (métropole plus cinq départements d’outre-mer), des chiffres supérieurs aux résultats constatés.
Alors que nous avions annoncé, dès 2014, au cours de conférences, que la mise en cause du principe fondateur de la politique familiale allait avoir des effets à la baisse sur la fécondité, comme cela avait été le cas à la fin des années 1990, les institutions34 chargées d’éclairer les responsables politiques et les citoyens se sont révélées aveugles. Il est vrai que le plus médiatisé des démographes de l’Ined a reconnu, dans le quotidien La Montagne35, que la baisse de la fécondité l’avait « surpris ».
Or le modèle de Becker s’est bien trouvé démontré dans de nombreux cas et notamment en France, comme expliqué ci-dessus pour les décennies commençant dans les années 1970. Il n’y avait donc pas de raison qu’il ne s’applique pas à nouveau en France à la suite du « grand soir ». Depuis, une étude détaillée36 montre que la diminution de la fécondité a concerné surtout les ménages comptant au moins un cadre, soit les ménages qui se sont trouvés les plus pénalisés par la fin de l’universalité de la politique familiale. La baisse a concerné davantage la probabilité d’avoir un enfant supplémentaire que celle de devenir parents pour les ménages sans enfants.
Autre référence, un rapport administratif dont la méthodologie est lacunaire37 affirme toutefois : « Dans la durée, le poids et l’ancienneté de la politique familiale française sont allés de pair avec une bonne dynamique démographique de la France par rapport à ses voisins européens38 ».
Face à la moindre compensation des charges familiales et à davantage de difficultés pour concilier vie professionnelle et vie familiale, la population française a arbitré défavorablement à l’accueil de l’enfant. Le rapport de cause à effet paraît incontestable puisque la politique familiale n’est pas sans effets39, ni en France, ni en Europe40. Au total, depuis le milieu des années 2010, les gouvernements ont mis en œuvre un « grand soir » de la politique familiale, considérant que la France n’en avait plus besoin et qu’il était préférable de se concentrer sur une logique de politique sociale comme si ces deux politiques étaient de même nature.
4 – Incompréhension, injustice et insatisfaction
Il importe donc de souligner combien politique familiale et politique sociale sont de nature différente avant de préciser combien ce « grand soir » a porté atteinte à une liberté essentielle, celle d’avoir des enfants, d’où une incontestable insatisfaction de la population.
4.1 Politique familiale et politique sociale : des natures différentes
La politique familiale a pour objet de donner le droit, pour chaque ménage, de choisir le nombre d’enfants souhaités, d’accompagner les familles face aux besoins qu’entraînent la naissance et l’éducation des enfants selon une logique de solidarité entre les générations. Ce rôle d’accompagnement n’est pas un rôle d’ingérence : en effet, la politique familiale doit respecter, à la fois, la « non-indifférence vis-à-vis des familles » et la « non-ingérence de l’État » dans la vie privée41.
Quant à la politique sociale, elle a pour objet d’aider une personne ou une famille à surmonter une difficulté non prévue et non souhaitée. Elle se distingue totalement de la politique familiale par plusieurs spécificités.
Première spécificité, une action de politique sociale est déclenchée par un « évènement fondateur » dommageable qui vient perturber la vie courante de la famille : le chômage subi, l’abandon ou le veuvage d’un conjoint qui laisse une personne seule pour assumer l’éducation, un accident ou une maladie ne permettant plus d’assurer une ou plusieurs fonctions essentielles de la vie quotidienne et donc ses tâches éducatives, un surendettement, l’apparition de tensions graves au sein de la famille, un revenu insuffisant…
Cet événement fondateur, c’est l’état de besoin longtemps assimilé à l’état d’indigence, dont la constatation absolue était simple. Il a désormais une conception relative en raison d’une double évolution de la société. D’une part, le recul de l’indigence en raison des progrès économiques et sociaux a permis d’étendre la notion de besoin. D’autre part, l’idée est de mettre à la portée de budgets modestes, voir moyens, des services considérés comme indispensables à l’existence.
Deuxième spécificité, contrairement à l’action familiale, l’action sociale escompte par définition être temporaire ; son objectif est de contribuer à aider une famille à retrouver une situation qui lui permettra de cesser de recourir à l’action sociale. L’idéal, impossible à atteindre, serait qu’il n’y ait plus d’action sociale, plus de déboires familiaux la nécessitant, plus de familles à revenus trop limités pour pouvoir faire bénéficier leurs enfants de conditions de vie satisfaisantes. Elle est là pour sortir d’une mauvaise passe une famille en difficulté, pour ensuite se retirer, autant que cela est possible.
Au contraire, l’action familiale se veut et se doit récurrente, car elle doit accompagner la famille pendant toute la période d’éducation des enfants : elle ne peut que s’inscrire dans la durée.
Troisième spécificité, les champs d’application de l’action familiale et de l’action sociale sont différents : l’action familiale a une portée générale, sur plusieurs générations, l’action sociale est limitée par définition à certaines personnes au moment où elles subissent une difficulté les mettant en situation défavorable. Elle a une visée individuelle ou catégorielle. Elle cible une catégorie de personnes, voire une seule personne.
D’où une quatrième spécificité. Parce que l’action sociale s’applique à une personne, une famille, ou une catégorie définie, il doit être possible d’avoir une mesure quantitative de ses effets (par exemple, une famille à qui on a pu procurer un logement, la réinsertion d’une personne bénéficiaire du RSA…), alors qu’au contraire, le bilan de l’action familiale ne peut être directement mesuré car il concerne une population dans son ensemble. Il faut donc recourir à des mesures indirectes comme des enquêtes.
Cinquième spécificité qui découle des précédentes : la politique sociale relève d’une action curative, alors que la politique familiale, relève d’une logique préventive, parce qu’elle répond a priori aux besoins des familles (en termes de pouvoir d’achat, de logement et de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle).
Il résulte de ce qui précède que la politique familiale est un art, au sens premier du terme, c’est-à-dire un ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à permettre à la famille d’assumer librement ses responsabilités et son devenir en vue du bien commun.
Cette distinction entre l’action familiale, qui est du ressort de la solidarité – verticale – entre les générations, et l’action sociale, qui exprime une solidarité – horizontale – avec les familles en difficulté, est essentielle. Car le mélange entre l’une et l’autre peut conduire à ne bien faire ni l’une ni l’autre. La politique sociale est une politique de solidarité du moment pour aider telle ou telle personne à surmonter un besoin qu’elle ne parvient pas à satisfaire par ses propres moyens ou qui n’est pas satisfait par une solidarité s’exerçant naturellement à l’intérieur d’une famille, entre des voisins, à l’intérieur d’un quartier ou d’une commune.
Écraser la politique familiale pour se limiter à une politique sociale, c’est faire des familles qui élèvent des enfants un objet d’apitoiement et véhiculer une image négative de la famille.
4.2 Injustice excluant tout libre choix
Au fil des lois votées en France, le droit de ne pas avoir un enfant non désiré est désormais assumé collectivement au travers de la prise en charge par les budgets publics des moyens de contraception (pilule, stérilet…) et de l’avortement. Ce droit de ne pas avoir un enfant non désiré est devenu universel42 et concerne toutes les femmes quels que soient leurs revenus.
Étonnamment, c’est dans la période où s’est mis en place le caractère universel du droit à ne pas avoir d’enfant non désiré, ce que je dénomme la « contre-acception », que l’État a réduit le droit universel à la prise en compte des charges d’enfants dans l’impôt sur le revenu puis l’a supprimé pour les allocations familiales, tout en maintenant sa totale absence pour la contribution sociale généralisée.
Il existe une asymétrie dans la législation entre, d’une part, la garantie du droit de ne pas avoir un enfant non désiré, encadré de manière uniforme pour toutes les femmes, et, d’autre part, le droit d’avoir un enfant, droit pour lesquelles les politiques familiales varient significativement. Cette inégalité constitue une injustice qu’il est impératif de corriger en revitalisant la politique familiale. Le droit d’avoir un enfant ne peut être pleinement effectif que si les pouvoirs publics déploient une politique familiale ambitieuse, inscrite dans une démarche à long terme, pour accompagner ceux qui souhaitent élever des enfants.
4.3 Insatisfaction : une mesure du déficit de la politique familiale
Les Français ne sont pas satisfaits de la politique familiale. Des enquêtes montrent qu’ils pointent les insuffisances évoquées ci-dessus. En effet, si les Français disaient : nous souhaitons en moyenne 1,7 enfant par femme et si la fécondité était également de 1,7 enfant par femme, nous ne pourrions que constater une adéquation entre le souhait et la réalité. Mais il n’en est rien, et cela permet de présenter un indicateur estimant l’insuffisance de la politique familiale.
Considérons le résultat des enquêtes sur l’idéal personnel moyen du nombre d’enfants en France. À nouveau en 2023, l’Unaf a demandé à Verian (ex Kantar Public) d’actualiser la réponse à la question standardisée : « Quel est le nombre idéal d’enfants que vous aimeriez personnellement avoir ou auriez aimé avoir43 ? ». En France, le nombre idéal moyen d’enfants est de 2,2744. Ce chiffre est certes en baisse par rapport à 2020, 2,39, mais cette baisse n’est pas suffisante pour avoir un impact sur le nombre de naissances.
Il convient de noter que le chiffre est plus élevé (2,46 enfants) pour les personnes qui vivent en couple. Deux significations peuvent en être avancées : d’une part, ceux qui vivent en couple sans avoir encore d’enfants considèrent en majorité qu’accueillir un enfant contribuera à mieux réaliser leur couple ; d’autre part, parmi ces personnes, celles qui ont déjà des enfants ne le regrettent pas et sont souvent disposées à agrandir leur famille.
Certes, le chiffre de 2,27 n’est qu’un indicateur, de nature différente de la mesure objective qu’est la fécondité. Mais il témoigne d’un décalage entre les aspirations du moment et la possibilité de les réaliser. La différence entre l’idéal de 2,27 enfants par femme et la réalité d’une fécondité inférieure à 1,7 enfant par femme justifie donc, au nom de la liberté de choix et de la justice, une renaissance de la politique familiale.
5 – Que faire ? Principes et recommandations pour une politique familiale rétablissant la confiance détruite
5.1 Trois objectifs : liberté, lisibilité et pérennité
Avant de préciser les différentes questions auxquelles doit répondre la politique familiale aujourd’hui, il importe de souligner l’importance d’une bonne lisibilité de la politique familiale, donc à rebours des évolutions constatées depuis les années 1970. Les prestations, assurées aujourd’hui principalement par les caisses d’allocations familiales, sont devenues d’une grande complexité accentuée par des changements périodiques. Ainsi, les administrations chargées de les appliquer éprouvent des difficultés, jusqu’à être parfois obligées de fermer plusieurs journées pour se mettre à jour. Nombre de citoyens doivent multiplier des démarches administratives et subir des variations de modalités périodiques et de barèmes, sans oublier ceux qui se trouvent dans l’incapacité de bénéficier de leurs droits.
Même les experts éprouvent des difficultés à présenter une vue d’ensemble et à les analyser. Pourtant, toute complexification engendre de l’incohérence et de l’iniquité.
La politique familiale doit cesser d’évoluer au gré de « rustines » dont les effets secondaires nullement étudiés conduisent en outre à d’autres « rustines ». La simplicité doit être un objectif essentiel, ce qui nécessite notamment de supprimer autant que possible les seuils et leurs effets néfastes.
La simplicité passe aussi par le respect de la vie familiale privée, respect conduisant à écarter toute mesure s’immisçant dans les choix de vie des familles, comme cela a été, à tort et avec des résultats fort négatifs, mis en œuvre lors de la réforme du congé parental en 2015. En effet, il n’y a rien de moins normé que la vie des familles et seuls les régimes totalitaires ou à tendance totalitaire se sont immiscés dans la vie privée. Or, aucune théorie n’est explicative des familles car chaque famille a un vécu qui diffère selon l’histoire personnelle et culturelle de ses membres, leurs tempéraments, sa composition du moment…
Un troisième principe est la pérennité. Tout futur parent et, bien entendu, tout parent sait que l’éducation est une tâche de longue haleine. En conséquence, l’accompagnement par les pouvoirs publics, pour donner confiance à ceux qui ont un souhait d’enfant, n’a de sens que s’il y a une garantie de pérennité.
La politique familiale a pour objet d’accompagner les familles pour les aider à répondre aux questions qui se posent lorsque le souhait d’avoir un enfant se manifeste. Cet enfant pourra-t-il être conçu, ce qui suppose que ses parents ne souffrent pas d’infertilité ? Cet enfant projeté ne va-t-il pas trop grever le pouvoir d’achat de la famille ? La vie familiale pourra-t-elle se combiner aisément avec la vie professionnelle ? La famille souhaitant s’agrandir aura-t-elle un logement suffisant ?
5.2 Limiter la réduction de pouvoir d’achat liée aux charges d’éducation
Choisir d’élever des enfants engendre nécessairement pour la famille une réduction de son pouvoir d’achat ; cela crée des obligations parentales qui ont inévitablement des effets sur les besoins vitaux minimums, sur les structures de consommation et les modes de vie. Attribuer des compensations financières pour limiter la perte de pouvoir d’achat ne relève ni de l’assistanat, ni d’un réflexe de protection étatique. C’est simplement contribuer à une meilleure justice. En effet, si tous les Français avaient dans une période identique les mêmes charges d’éducation, des compensations via les allocations familiales ne seraient pas justifiées.
Mais, du fait des cycles de vie, ces charges varient dans le temps et selon les âges et les choix de vie familiale de chacun. Aider ceux qui élèvent des enfants à ne pas subir une dégradation trop prononcée de leur niveau de vie pendant leur période éducative relève donc de la solidarité entre les générations.
Les allocations familiales n’ont pas pour objectif de contribuer à la redistribution entre personnes moins aisées et personnes plus aisées, ce qui est le rôle de certains impôts comme celui sur le revenu, mais d’éviter que les ménages avec enfants, précisément pendant la période où ils ont des charges d’éducation, voient leur niveau de vie se dégrader par rapport à ceux, de mêmes revenus, qui, au même moment, n’assument pas de charges d’éducation, soit parce qu’ils n’ont pas encore eu d’enfants, soit parce qu’ils n’en souhaitent pas, soit parce que leur tâche d’éducation s’est terminée.
En conséquence, une renaissance de la politique famille nécessite :
- de rétablir l’universalité des allocations familiales qui doivent être versées uniquement en fonction du nombre d’enfants, de leur rang et leur âge ;
- de rétablir de la justice dans le quotient familial conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est d’ailleurs intégré à la Constitution de la France ;
- d’étendre le quotient familial à ce qui correspond à un nouvel impôt, créé au début des années 1990, la contribution sociale généralisée.
La première proposition n’engendre pas de besoin de financement à condition que les gouvernements cessent d’imposer des charges indues et de ponctionner les excédents de la branche famille, sans oublier qu’il est possible de renforcer la lutte contre les fraudes.
Les deux autres propositions n’engendrent pas non plus de besoin de financement puisqu’il s’agit de rétablir la justice entre ceux qui chaque année considérée, ont des charges d’éducation et ceux qui n’en ont pas.
Ceci, additionné avec une large simplification des autres prestations familiales, via une unification, et des engagements de stabilité dans la durée, est de nature à rétablir la confiance dans la politique familiale, cette dernière supposant aussi de répondre à deux autres questions énoncées ci-dessus.
5.3 Faciliter la conciliation vie professionnelle – vie familiale
La liberté doit aussi s’appliquer en matière d’éducation des jeunes enfants, avec la possibilité de choix entre le recours à un mode d’accueil et un congé parental temporaire.
L’insuffisance en matière d’accueil de la petite enfance est incontestable. À ce jour, une des réponses apportées est la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi qui annonce créer un Service public de la petite enfance (SPPE) et confie aux communes le rôle d’autorités organisatrices de la politique d’accueil du jeune enfant. À ce titre, au 1er janvier 2025, toutes les communes devront avoir recensé les offres d’accueil des enfants âgés de moins de 3 ans et les besoins des familles présentes sur le territoire de la commune, familles qu’elles devront informer et accompagner. Les communes de plus de 3.500 habitants devront planifier, au vu du recensement des besoins, le développement de ces modes d’accueil. Celles de plus de 10.000 habitants devront établir et mettre en œuvre au 1er janvier 2025 un schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil. Elles seront tenues d’installer au 1er janvier 2026 un relais petite enfance.
Une telle loi pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Certes, elle a raison de préciser implicitement que les communes sont mieux placées que les services de l’État pour connaître les besoins et mettre en œuvre des moyens adaptés à la réalité géographique de leurs territoires. Mais elle impose aux communes de nouveaux travaux administratifs obligatoires, comme si ces dernières avaient attendu cette loi pour considérer les besoins et améliorer l’accueil de la petite enfance, et ce sans octroyer de moyens supplémentaires à la réalisation de ces objectifs. En outre, les schémas rendus obligatoires45 seront nécessairement imparfaits compte tenu des délais de l’obtention des résultats des recensements (au moins trois ans), de la méthode imparfaite des recensements46 et de l’absence en France de registres municipaux de population, ce qui ne permet pas de connaître en dynamique les migrations résidentielles de populations.
Pour que les communes améliorent davantage l’accueil de la petite enfance, il faut nécessairement qu’elles bénéficient d’une libre administration, et en particulier d’une lisibilité sur leurs recettes. Cela suppose des règles pluriannuelles et claires sur la distribution des dotations de l’État et des impôts locaux fondées sur des stocks (comme l’était la taxe d’habitation), donc au rendement largement prévisible, et non sur des flux économiques (comme la TVA) qui sont de nature variable, donc insuffisamment prévisibles. De même, il faut renforcer les mesures permettant aux entreprises d’offrir des modes de garde pour les enfants des salariés.
Que la famille recoure à un mode de garde collectif ou à une assistante maternelle, dans les deux cas, elle est dans la situation d’un employeur qui concourt à la création d’emplois, ce qui suppose bien entendu des possibilités de déduction fiscale des frais engagés qui doivent être organisés également lorsque les parents, notamment selon le type de fonction professionnelle qu’ils exercent, ont besoin, en permanence ou à certaines périodes (vacances scolaires par exemple), d’une solution de garde en dehors des heures d’école après que leurs enfants ont passé l’âge de 6 ans.
Le choix alternatif d’un congé parental doit être réglementé non en se fondant sur des principes hors-sol, mais plus simplement, qu’il soit sur un temps partiel ou un temps complet, en écoutant les vœux des jeunes parents. Si ce choix, qui suppose une indemnité de congé parental dont le montant ne se traduit pas par une perte considérable de pouvoir d’achat, doit comprendre une durée maximum jusqu’à l’entrée à l’école maternelle des enfants, le mieux est que sa durée soit variable selon le souhait des familles. La garantie de retrouver son emploi après le congé doit évidemment demeurer. Compte tenu de la rapidité des évolutions technologiques, elle pourrait être complétée par un droit à de la formation continue au moment du retour dans l’emploi. Comme l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie privée, c’est à chaque famille de répartir le congé parental comme elle le souhaite entre le père et la mère. L’assouplissement du congé parental peut conduire à ce que les parents aient la possibilité de le prendre à une période où l’enfant est adolescent, par exemple si ce dernier rencontre des problèmes de santé physique ou mentale ou de lourdes difficultés scolaires.
5.4 Permettre l’accès à un logement adapté aux besoins des familles
Une synthèse de la situation de l’offre de logement peut se résumer ainsi : en dépit des politiques publiques du logement très développées aux budgets importants, environ le double de la moyenne de la zone euro selon Eurostat, le besoin de logements en France est insatisfait47. Sous l’effet d’importants investissements, le parc social représente 23% des résidences principales. Mais les plafonds d’accès au parc social englobent près de 70% des ménages. Puisqu’il est illusoire de penser que le parc social puisse atteindre un tel seuil, il est impératif de développer l’offre locative privée qui ne représente actuellement que 17% du parc des logements.
Il convient de transformer une politique malthusienne du logement en une politique familiale du logement. Cela suppose de développer et diversifier l’offre locative et les possibilités de devenir propriétaire ou de changer de logement notamment en fonction de l’évolution de la taille de la famille.
Dans les deux cas, il faut contenir, voire diminuer les coûts du foncier de l’immobilier et des mutations entre deux logements, donc fluidifier le marché.
Contenir le coût du foncier suppose inévitablement de repenser la mise en œuvre de l’objectif salutaire de sobriété foncière car ce dernier, selon le principe malthusien, et infondé en termes de développement durable, du « zéro artificialisation nette48 », impose quasiment une fixité de la géographie de l’urbanisation comme si cette dernière devait ad vitam aeternam demeurer semblable à la situation, jugée idéale sans que l’on sache pourquoi, telle qu’elle prévalait dans les années 2010. Il suppose aussi une réforme fiscale des impôts qui en diminue le coût.
Contenir le coût de l’offre immobilière, donc la possibilité pour une famille d’avoir un logement adapté à sa composition, nécessite d’augmenter l’offre de logements ce qui suppose une forte réduction des normes qui n’ont cessé d’être alourdies, comme celle qui risque de conduire à l’interdiction progressive de la location de logements considérés comme des « passoires thermiques ».
Il faut sortir de l’alternative « tous propriétaires » ou « tous en HLM » qui semble inscrite dans le marbre des lois, ces dernières ne laissant qu’une place résiduelle au parc locatif privé. Pour que les familles puissent louer un logement correspondant à leur besoin, il faut des propriétaires. Pour que le loyer soit d’un montant accessible49, la fiscalité des revenus des propriétaires doit être diminuée ; les loyers perçus doivent cesser d’être la catégorie de revenu sans doute la plus taxée. Le développement d’un parc locatif privé est d’autant plus essentiel que les besoins de logement futurs concernent surtout les jeunes générations.
En outre, parce que le logement est une question éminemment territoriale, il faut tout particulièrement combiner sur ce sujet les incitations nationales et les initiatives locales.
Conclusion
Au fil d’initiatives prises essentiellement par des entreprises puis par l’État, la France avait bâti une politique familiale transpartisane, multiniveaux (actions mises en œuvre par l’État et par les collectivités territoriales), simple et claire tant que le principe d’universalité qui la fondait a été très largement respecté et que les responsables politiques savaient qu’elle est un investissement dans l’avenir. À compter des années 1970, la multiplication de prestations sous conditions de ressources aux modalités changeantes a signifié une orientation vers une politique sociale qui s’est largement substituée à la politique familiale. Au milieu des années 2010, la fin de l’universalité des allocations familiales, complétée de multiples autres mesures régressives, comme la réforme du congé parental, a équivalu à un « grand soir » aux conséquences accentuées depuis par d’autres décisions négatives et par une politique de plus en plus malthusienne du logement.
La liberté pour les ménages de choisir leur nombre d’enfants s’est trouvée largement étouffée et il en a logiquement résulté une évolution à la baisse de la fécondité, ce que n’avaient, à tort, pas anticipé ceux qui omettent de considérer que les politiques publiques exercent des effets sur les comportements des populations.
Cette liberté, mot qui est au fronton de toutes les mairies, doit inclure la possibilité pour tout ménage d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir. Elle appelle une renaissance de la politique familiale dans un triptyque assurant la justice dans la solidarité entre les générations, la possibilité de concilier vie familiale et vie professionnelle, et la possibilité d’un logement adapté aux besoins des familles.
Clairement, depuis le milieu des années 2010, l’État a délaissé sa politique familiale ; il l’a rejetée loin du cœur de la République et fait subir de telles contraintes aux communes que, elles également, ont perdu des possibilités de déployer des politiques familiales municipales. Or, une République qui omet d’attacher à la politique familiale toute la place qu’elle mérite, qui en fait une politique de défiance et non plus de confiance, n’est-elle pas une République qui n’a plus de cœur ? Ne risque-t-elle pas de se détruire comme le craignait Victor Hugo (Choses vues, 1848) : « Si je voulais le renversement de la République, écoutez […] je provoquerais l’abolition de la propriété et de la famille […] ; en faisant cela, savez-vous ce que je ferais ? Je détruirais la République ».
Notes
- Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Economica, 1984. ↩︎
- Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2023 [en ligne] ↩︎
- Jacques Bichot, La politique familiale, Paris, Éditions Cujas, 1992. ↩︎
- Robert Talmy, Histoire du mouvement familial en France (1896-1939), tome III, Paris, Union nationale des caisses d’allocations familiales, 1962. ↩︎
- Concernant le Général de Gaulle, voir : Gérard-François Dumont, « De Gaulle et les questions de population, le Général à l’écoute d’Alfred Sauvy », Les analyses de Population & Avenir, n° 18, décembre 2019 [en ligne]. ↩︎
- Ministère des affaires sociales et de la solidarité nationale, « La politique familiale en France depuis 1945 »,
Rapport du groupe de travail présidé par Pierre Laroque, Paris, La Documentation Française, 1985. ↩︎ - 12 % au 1er janvier 1946, 13 % au 1er octobre 1947, 14 % au 1er mars 1948 et 16 % au 1er septembre 1948,
16,75 % au 1er avril 1952. Puis 13,75 % en octobre 1961, niveau qu’elles garderont jusqu’en 1958. ↩︎ - Alain Girard, « Le problème démographique et l’évolution du sentiment public », Population, 1950, n° 2 ↩︎
- De son côté, l’Unaf (Union nationale des associations familiales), avec la totalité des mouvements familiaux toutes sensibilités confondues, ont mené une action déterminée pour obtenir le retrait de la mesure. ↩︎
- En juin 1997, une manifestation contre la fin de l’universalité des allocations familiales avait réuni devant l’Assemblé nationale des élus de droite (RPR), des élus du centre (UDF) et des élus communistes comme Maxime Gremetz, alors député de la Somme ↩︎
- Gérard Calot et Jean-Claude Chesnais, « Efficacité des politiques incitatrices en matière de natalité »,
Colloque Évolution démographique et transferts sociaux, Liège, 25 novembre 1983. ↩︎ - Gérard-François Dumont (direction), Populations, peuplement et territoires en France, Paris, Armand Colin, 2022 [en ligne]. ↩︎
- Loi du 4 janvier 1985 relative aux mesures en faveur des jeunes familles et des familles nombreuses ↩︎
- Ce taux, 12 % en 1945, avait été augmenté jusqu’à un maximum de 16,75 % en 1951. Puis il a été abaissé par étapes à 9 % en 1974 pour rester à ce niveau jusqu’en 1988, avant de nouveaux abaissements jusqu’à 5,25 %. Toutefois, ce taux principal a été ramené à 3,45 % au 1er janvier 2024 pour les salariés dont la rémunération n’excède pas 3,5 fois le montant du SMIC ↩︎
- Loi du 25 juillet 1994 relative à la famille. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « La fécondité en Europe : quelle influence de la politique familiale ? », Population & Avenir, n° 716, janvier-février 2014 [en ligne]. ↩︎
- Thomas Fent, Belinda Aparicio Diaz, Belinda et Alexia Prskawetz, “Family policies in the context of low fertility and social structure”, Demographic Research, 13 novembre 2013 [en ligne]. ↩︎
- Julien Damon, Les politiques familiales, Paris, PUF, 2006, p. 5. ↩︎
- « La réforme des ‘’allocs ‘’, un tabou national », Le Monde, 3 mars 2013 ; « Le rapport détonant sur les allocations familiales », Le Monde, 2 avril 2013 ; « Prestations familiales : de quoi parle-t-on ? », Le Monde, 19 avril 2013 ; « Le gouvernement choisit d’abaisser le plafond du quotient familial », Le Figaro, 3 juin 2013 ; « Quotient familial : le gouvernement augmente l’impôt des familles les plus aisées », Le Point, 3 juin 2013. « Baisse du quotient familial : ce que cela va coûter aux familles », Le Figaro, 4 juin 2013 ↩︎
- Olivier Bargain, Adrien Pacifico et Alain Trannoy, « Les petits pas du ‘’grand soir’’ fiscal », Le Monde, 9 juillet 2015. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Démographie de la France : la double alerte », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016 ↩︎
- Voies de réforme des congés parentaux dans une stratégie globale d’accueil de la petite enfance, Synthèse et propositions, 13 février 2019. ↩︎
- Guillemette Leneveu, dans : Gérard-François Dumont, La baisse de la natalité et les perspectives de la démographie de la France, Introduction de Jean-Pierre Chevènement, Fondation Res Publica, n° 18, 2 avril 2019. ↩︎
- Sans oublier ensuite les contraintes uniformes imposées par ce qu’on appelait les « contrats de Cahors » qui n’étaient nullement des contrats, puisque ne résultant nullement d’accords entre deux parties. ↩︎
- L’accueil des enfants de moins de trois ans, 10 avril 2018. ↩︎
- Période couvrant la convention d’objectifs et de gestion (COG) entre l’État et la CNAF ↩︎
- Alain Trannoy, Etienne Lehmann, et Martin Collet, « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20 % les plus aisés », Le Monde, 7 mars 2019 [en ligne]. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Vieillissement de la population de la France : les trois causes de son accentuation », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017 ; « Natalité en France : une contraction structurelle ? », Population & Avenir, n° 737, mars-avril 2018 ; « France : comment expliquer quatre années de baisse de la fécondité ? », Population & Avenir, n° 742, mars-avril 2019 ; « France : la baisse de l’excédent démographique naturel provient-elle de la mortalité ou de la natalité ? », Population & Avenir, n° 747, mars-avril 2020 ; « France : une recomposition du peuplement ? Ce que dit la nouvelle géographie des naissances dans un contexte de natalité en baisse », Population & Avenir, n° 762, mars-avril 2023 ↩︎
- Gary S. Becker, “An economic analysis of fertility”, In Universities–National Bureau Committee for Economic Research (Ed.), Demographic and economic change in developed countries (pp. 209– 240), New York, NY: Columbia University Press, 1960. ↩︎
- Ce que Becker, en vertu des concepts utilisés en sciences économiques, dénomme l’enfant « marginal ». ↩︎
- Population, n°4, 2018, p. 624 ↩︎
- Xerfi, 29 janvier 2020. ↩︎
- L’essentiel de l’immigration, n° 2024-106, janvier 2024. ↩︎
- À l’exception de l’institution représentant les familles, l’Unaf qui alerte sur la baisse contenue de la fécondité liée à la perte de confiance induite par la succession de mesures de réduction budgétaire de la politique familiale, de destruction du congé parental, et de détérioration des conditions d’accueil de la petite enfance et donc de conciliation avec la vie professionnelle ↩︎
- Gérard-François Dumont et Hervé Le Bras, « Les Français font moins de bébés », La Montagne, 15 janvier 2024. ↩︎
- Nelly Elmallakh, « Fertility and Labor Supply Responses to Child Allowances: The Introduction of Means-Tested Benefits in France », Demography, 60(5):1493–1522 World Bank, Washington, DC, USA, 21 septembre 2023 [en ligne]. ↩︎
- Le nombre d’auditions et lectures sur les effets de la politique familiale a été limité. Le raisonnement utilisé sur le quotient familial vu comme un « coût » est discutable, prenant en compte le fait que celui-ci est un principe de justice acté dans la Déclaration des droits de l’homme ↩︎
- Revue des dépenses socio-fiscales en faveur de la politique familiale, juillet 2021. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « La fécondité en France : des évolutions aléatoires ? », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Quelle géographie de la fécondité en Europe ? », Population & Avenir, n° 736, janvier-février 2018 ↩︎
- Gilles Johannet, « La nouvelle politique familiale », Droit Social, n° 6, juin 1982 ↩︎
- Notamment avec, depuis 1982, le remboursement de l’IVG par l’assurance maladie ↩︎
- Selon la méthode validée pour l’enquête internationale Eurobaromètre de la Commission européenne et utilisée en 2001, 2006 et 2011 : méthodologie ; date de réalisation du 21 au 28 novembre 2023 ; échantillon national de 1 000 personnes représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans ou plus, interrogées en face-à-face au domicile des personnes interrogées. Méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne de référence) après stratification par région et catégorie d’agglomération ↩︎
- Les Français et le désir d’enfant, Unaf, décembre 2023, Verian [en ligne] ↩︎
- Qui relèvent de cette attitude récurrente que j’ai appelée la « schématite aiguë » et qui n’est pas conforme à une logique de projet ; voir Gérard-François Dumont, « Favoriser une meilleure gouvernance des territoires”, dans: Joël Allain, Philippe Goldman, Jean-Pierre Saulnier, De la prospective à l’action. Quand un territoire se prend en main, Bourges, Apors Éditions, 2016. ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Une exception française : son recensement de la population. Quelle méthode ? Quelles insuffisances ? Comment l’améliorer ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 3, décembre 2018 [en ligne] ↩︎
- Gérard-François Dumont, « Les besoins en logement et leur géographie. Comment les mesurer ? Quelle prospective ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 13, décembre 2019, p. 1-27. [en ligne]. ↩︎
- Certes, la loi ZAN du 20 juillet 2023 et des décrets révisés ont adouci la mise en œuvre du principe, mais ce dernier demeure, avec sa logique malthusienne, engendrant un augmentation du coût du foncier. ↩︎
- Quant aux expériences d’encadrement brutal des loyers, toutes ont montré leurs effets pervers sur l’offre de logement comme l’a résumé dans une phrase choc l’économiste suédois Assar Lindbeck (qui a longtemps présidé le comité du prix Nobel d’économie) : « L’encadrement des loyers semble être la technique la plus efficace qu’on connaisse actuellement pour détruire une ville, à part le bombardement » ↩︎