Table des matières
L’essentiel
Expliquer le rapport d’un élu local à une politique donnée conduit souvent à présenter les causes de l’affaiblissement de l’État. La décentralisation n’est certes pas la cause, ni la conséquence unique de la crise de l’autorité publique de référence, mais elle incarne aujourd’hui partiellement sa mise en retrait, motivée par une double injonction : conventionnelle, en vertu de l’intégration européenne, et donc institutionnelle, au nom d’une décentralisation jugée nécessaire.
Aucune politique n’est épargnée par ce mouvement de dévitalisation ascendante ou descendante, cette « dégénérescence institutionnelle » ainsi que le présente le professeur Alain Supiot1 : santé, aménagement du territoire, transition écologique, etc. L’État peut seulement se prévaloir d’être l’instance de planification, congédiant ainsi le réel « au profit de sa représentation quantifiée »2. Les collectivités devenant désormais les acteurs opérationnels d’une puissance publique malade, mais aussi les variables d’ajustement de l’administration centrale.
La décentralisation est nécessaire, elle répond à de nobles aspirations : elle est le continuum du clivage historique de la France, entre unification du territoire et autonomie des pouvoirs locaux. Mais les enjeux ont changé ; il ne s’agit plus désormais de construire une Nation sur la base d’un territoire donné, mais de l’administrer. Et les élus administrent désormais en lieu et place de l’État dans le cadre de politiques publiques variées, intégrant aussi l’objet régalien.
Cette étude a ainsi pour objet d’analyser les intrications entre administration locale et gestion du fait migratoire. Ce qui n’était pas évident il y a encore une dizaine d’années est devenu une réalité tangible : l’élu local est désormais un acteur de « première ligne » de la politique migratoire.
C’est ce que l’Observatoire de l’immigration et de la démographie s’est attaché à démontrer dans l’article publié dans le numéro de Causeur de juin 2023, « Le migrant est dans le pré »3. Cet article établit que le transfert de compétences organisé par l’État « au profit » des collectivités locales ne s’est pas accompagné des moyens nécessaires pour les assumer. En revanche, un encadrement juridique et des objectifs contraignants ont été fixés aux élus dans l’exercice de leurs missions. Ce mode opératoire est aussi applicable à la gestion du fait migratoire : par exemple, le financement de l’accueil des MNA (mineurs non accompagnés) par les départements au titre de leur politique d’ASE (aide sociale à l’enfance) – peu adapté aux profils de jeunes migrants hébergés – est l’objet de négociations âpres avec l’État, confinant au chantage financier. Toutefois, si cet article met en lumière les difficultés de certains élus locaux pour s’opposer à l’État, nombreux sont les édiles qui ont fait depuis un certain temps le choix de l’accueil inconditionnel.
Que peut donc être le rôle d’un élu local face à l’immigration et quelles sont ses capacités d’action, indépendamment des contraintes fixées par l’État ?
L’élu peut agir sur les flux (I), en atteste l’implication reconnue et revendiquée de plusieurs collectivités d’envergure. Il peut agir sur le stock, au nom des politiques décentralisées faisant de lui l’acteur opérationnel de l’intégration (II). Et, comme le contexte politique favorise les droits universels au détriment des particularismes nationaux, il peut se faire militant transnational des migrations (III). La question sous-jacente, centrale, du passage de la capacité à la volonté sera traitée dans les développements suivants.
1- « La Gouvernance par les nombres », Alain Supiot, 2015
2- Ibid
3- lien
1- Quand des élus agissent sur les flux
Certaines collectivités s’illustrent par un soutien financier aux filières d’immigration clandestine. Le droit contentieux s’enrichit et se complexifie au gré des années et des interventions d’élus. Mais c’est parfois aux frontières mêmes du pays que des élus se mobilisent pour fluidifier les arrivées sur le sol national.
1.1 Ces collectivités locales qui financent les associations humanitaires
L’exemple de SOS Méditerranée est le plus connu. Les noms des collectivités « partenaires » sont visibles sur le site internet de l’association (plus de 80)1, au nombre desquelles les grandes métropoles telles que Lyon, Paris, Grenoble, Bordeaux ou encore Strasbourg. L’association peut aussi compter sur le soutien financier non négligeable de neuf départements dont l’Ille-et-Vilaine (50.000 euros en 2020), la Haute-Garonne (100.000 euros en 2020) ou encore la Loire-Atlantique (200.000 euros en 2020). À cela s’ajoutent les subventions régionales de la Bretagne (75.000 euros en 2020), la Bourgogne (50.000 euros en 2021), le Centre-Val de Loire (50.000 euros en 2021) et l’Occitanie (75.000 euros en 2020)2. L’écrasante majorité de ces collectivités est, sans surprise, dirigée par la gauche.
Le sujet des financements d’associations humanitaires telles que SOS Méditerranée a particulièrement mobilisé la juridiction administrative ces dernières années. En effet, des citoyens contestaient l’attribution de telles aides au regard de leur caractère « politique », contradictoire avec le cadre d’intervention que permet le droit de la coopération décentralisée sur lequel celles-ci sont fondées juridiquement (article L1115-1 du Code général des collectivités territoriales). Des requérants ont même contesté ce fondement légal, au motif que la coopération décentralisée doit reposer sur un « intérêt public local », concrètement sur un partenariat avec une collectivité étrangère. Plusieurs tribunaux administratifs ont, depuis 2021, jugé que ces requêtes étaient dépourvues de fondement3, à savoir :
- Le caractère politique de l’aide n’est pas caractérisé et ne remet donc pas en cause le principe de neutralité du service public ;
- Cette action humanitaire n’est pas sérieusement considérée comme contrevenant aux engagements internationaux de la France ;
- Cette action humanitaire n’est pas de nature à exacerber un conflit entre États, en dépit de tensions entre la France et l’Italie alors ;
- Le soutien à l’association humanitaire en l’espèce est considéré comme relevant de la coopération décentralisée au sens de l’article L1115-1 du CGCT ;
Toutefois, à rebours de la Cour d’appel de Toulouse (28 mars 2023), la Cour d’appel de Paris a censuré la décision du Tribunal administratif (12 septembre 2022) en annulant la décision de la ville de Paris d’octroyer une subvention de 100 000 à SOS Méditerranée. Les motifs sont les suivants.
- Le conseil de Paris a interféré avec la politique étrangère de la France et de l’UE ;
- Le conseil de Paris a outrepassé le cadre législatif qui permet à une collectivité locale de soutenir des actions humanitaires à condition de ne pas contrevenir aux engagements internationaux de la France ;
- L’action de SOS Méditerranée a généré et entretenu des tensions entre États, ce que le conseil de Paris ne pouvait ignorer. Ce dernier a sciemment et manifestement adopté une délibération « politique » s’affranchissant ainsi des limites évoquées précédemment.
D’autres jugements ont, en dépit de cette dernière décision, plutôt confirmé la jurisprudence des tribunaux administratifs de Toulouse et Montpellier. Toutefois, considérant le droit applicable en l’état, il semble que l’interprétation de ces derniers est assez peu rigoureuse, ne serait-ce qu’au regard de la contestation du caractère politique pourtant évident de l’action de l’association.
Mais, si le cas de SOS Méditerranée est aujourd’hui particulièrement débattu, d’autres associations – plus mobilisées sur la gestion du « stock » toutefois – bénéficient des largesses d’élus complaisants. Ainsi de la Cimade qui dispose de partenaires financiers fidèles, tels que mentionnés dans le rapport d’activité 20214 : plus d’une cinquantaine de Communes telles que Poitiers, Tours, de Lyon, Villeurbanne, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Grenoble, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Le Havre, Rouen ; un nombre non négligeable de Départements tels que la Nièvre, la Loire-Atlantique, l’Ille-et-Vilaine, la Gironde ou encore le Nord ; et l’ensemble des Régions à majorité de gauche. Les subventions de l’État et des collectivités locales représentent plus de 1,2 millions d’euros. Forum Réfugiés offre aussi de beaux exemples de collaboration : ainsi, en 2022, les collectivités locales (Clermont-Ferrand, Toulouse, Département du Cantal etc) ont subventionné l’association à hauteur de 646 000 euros5.
1.2 Élus en bordure et tentation de Riace
Riace. Perle de Calabre, avant-garde italienne face au continent africain, célèbre pour ses vestiges antiques mais aussi pour son ancien maire, Domenico Lucano. Ce dernier a défrayé la chronique depuis le début des années 2000. En effet, pendant plus de quinze années il a fait de sa commune un laboratoire de l’intégration massive d’immigrés, et ce afin de contrebalancer les effets de l’exode rural massif qui l’affectait alors.
A court terme cet afflux de populations avait permis de rouvrir une école ou encore redynamiser le centre-ville. Mais aujourd’hui, le « village des migrants » tel qu’il était surnommé n’est plus qu’un souvenir. Les commerces ont à nouveau fermé, nombre de familles migrantes sont reparties et surtout l’ancien maire – battu par un candidat soutenu par la Ligue – a dû répondre de plusieurs chefs d’accusation : aide à l’immigration clandestine, irrégularités dans l’attribution des marchés à des structures tenues par des migrants et organisation de mariages de convenance. Il a été condamné en première instance, en 2021, à treize années de prison. Triste épilogue d’une aventure devenue symbole de la lutte pour l’accueil inconditionnel des clandestins6.
La résonance de l’histoire récente de Riace est telle qu’un fonds de dotation dédié à l’accueil des migrants en porte le nom. Le fonds RIACE s’est notamment distingué à Briançon, point de passage obligé pour les flux en provenance d’Italie, en finançant les structures associatives recueillant les migrants, tout en bénéficiant de la complaisance du maire d’alors, Gérard Fromm. Cette structure a été créée en 2019 par Olivier Legrain, ancien cadre dirigeant du groupe Lafarge, et mobilise plusieurs élus locaux issus d’autres territoires. On peut citer l’ancien maire de Grande-Synthe, Damien Carême, porte-étendard de longue date des élus « pro-migrants », ou encore Jean-François Rambicur, élu divers droite de Chambourcy, ancien associé au sein de grands cabinets de conseil7.
Autre élu de la première ligne territoriale face aux flux, le Maire de Bayonne et Président de la communauté d’agglomération Pays Basque (une des plus importantes de France), Jean-René Etchegaray s’est associé en fin d’année 2021 à son homologue transpyrénéen, président du gouvernement basque, pour réclamer aux gouvernements nationaux de « sécuriser le passage des migrants en transit »8 ! L’engagement du maire de Bayonne en faveur de l’accueil et de la coopération transfrontalière pour faciliter le passage de la frontière est total.
2 – L’intégration décentralisée, éloge de l’État cynique
Des élus contribuent donc activement à ouvrir les frontières. Mais comment ces derniers se positionnent-ils par la suite en matière d’intégration ? La déliquescence de l’État sur le plan régalien, a conduit à la décentralisation de l’accueil. Quitte à détourner des politiques locales et en dépit de résistances de certains élus, exaspérés d’être à nouveau considérés comme des variables d’ajustement des politiques d’État.
2.1 Comprendre les enjeux sous-jacents des projets de décentralisation de l’accueil
Dans un entretien au Figaro en fin d’année dernière, le géographe Laurent Chalard déclarait : « l’implantation de personnes pauvres ne ferait que renforcer les difficultés sociales que connaissent les zones rurales »9. La délocalisation des problématiques des banlieues populaires « à l’ensemble de nos régions » serait une « fausse bonne idée ». Selon l’universitaire, ce concours Lépine de la solution migratoire résulte de l’absence de politique structurante dédiée alors que « la politique de la ville10, qui porte mal son nom, étant censée résoudre la question sans jamais aborder le sujet frontalement ».
Cette série d’entretiens explicite en termes simples le cheminement en trois temps qui a conduit le Gouvernement à travestir à nouveau la décentralisation en se défaussant de la responsabilité de politiques qu’il ne veut, ni ne peut plus assumer.
Premier temps : la concentration logique des flux dans les agglomérations. Les flux migratoires se déversant dans notre pays, achèvent leur course dans les agglomérations, des métropoles aux villes moyennes essentiellement. L’existence de diasporas urbaines (et donc la possibilité de maintenir un lien de communication avec le pays d’origine), la concentration de l’emploi dans les collectivités susvisées ou encore l’idéologie prégnante parmi les édiles des grandes villes, constituent autant de facteurs d’installation. Les problématiques des zones urbaines et en particulier des banlieues – connues de tous, et sur lesquelles nous ne nous attarderons pas – sont au cœur de ce que l’administration a dénommé pudiquement la « politique de la ville », dont le coût annuel pour l’État a récemment été évalué par la Cour des Comptes à 10 milliards d’euros (hors programmes de rénovation urbaines et dépenses des collectivités locales)11.
Deuxième temps : l’échec de la politique de la ville. Cette politique est un échec patent. Des députés avaient réclamé en 2021, la constitution d’une commission d’enquête parlementaire sur la politique de la ville et le financement à perte des dispositifs QPV. Il résulte de cette politique que « les dispositifs consacrés au logement, à l’éducation et à l’activité économique, n’ont, malgré les moyens financiers et humains engagés, que peu porté leurs fruits. Ces quartiers ont connu un recul économique et commercial, en dépit des exonérations fiscales à hauteur de 1,7 milliard d’euros par an. Dans le même temps, les activités illicites ont prospéré. Sur le plan éducatif, malgré une amélioration depuis dix ans, les élèves ont des résultats scolaires inférieurs à la moyenne de leur académie. Les familles les moins défavorisées quittent le quartier, remplacées par d’autres plus précaires »12
Or, selon Laurent Chalard, un facteur important permet d’expliquer l’absence de réponse adaptée en dépit de quarante années de politiques de la ville : le refus de prise en compte de la question migratoire dans la rénovation urbaine. Le géographe assume de considérer les quartiers dits « difficiles » comme des quartiers « sas » avec l’étranger, nécessitant une prise en compte de la spécificité des origines des populations, du niveau de diplômes, de l’âge ou encore de la situation économique afin de mieux prendre en compte les besoins. En résumé, la politique de la ville ne peut être efficace en étant fondée uniquement sur des critères sociaux. La politique de mixité sociale doit, selon le chercheur, céder la place à une « politique de gestion des flux d’immigration » (article du figaro en date de 2015, précité).
Troisième temps : au nom du réaménagement du territoire et de la redynamisation des campagnes… Mais l’État ne semble pas décidé à réformer une politique usée, vieille de quarante ans, constituant pourtant un gouffre financier. Il préfère déporter une partie du problème et se défausser sur les territoires ruraux et périurbains, en les forçant à contribuer à l’effort de guerre de l’accueil des migrants. Les grandes agglomérations, moins hostiles par principe, étant désormais en phase de saturation.
Combien d’élus, tel le maire de Saint-Lys13 en Haute-Garonne, ont protesté contre ce « cavalier » administratif d’implantation de centres d’hébergement de type CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile) ou CPAR (Centres de préparation au retour) ? Toutefois, l’État a pu, en certains territoires, trouver des appuis locaux conciliants, comme à Callac ou encore à Louvigny14 dans le Calvados. Mais quels motifs peuvent donc justifier ces actions ?
L’État invoque la solidarité des territoires, mais pense surtout à la dilution ou l’invisibilisation du phénomène de masse. Les maires évoquent aussi la solidarité, mais espèrent souvent un maintien ou une réouverture des services de proximité (commerce, transports, écoles etc) par la redynamisation démographique de sa commune sur le modèle de Riace. On peut citer l’exemple de la commune de Pessat-Villeneuve (Puy-de-Dôme) ayant accueilli depuis 2019 plus de 700 personnes sur son territoire. Son maire déclarait en 2020 : « Ces réfugiés sont une chance, une richesse pour le territoire »15.
La décentralisation de l’accueil est donc à la fois l’objet d’un calcul d’utilité et l’application d’un principe idéologique « sans-frontiériste » par les pouvoirs publics.
2.2 Un dévoiement subi des politiques : l’exemple des MNA
« Les structures de l’Aide Sociale à l’Enfance sont saturées. L’État doit agir ! Tout est en train d’exploser. Nous accueillons déjà, au sein de l’ASE, un grand nombre de mineurs qui ne devraient pas être de notre responsabilité, du fait des carences de la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse] et des ARS [Agences régionales de santé]. Les MNA sont devenus trop nombreux pour un système qui n’a pas été pensé pour cela »16. Ces déclarations résonnent comme le cri d’alarme d’un élu local, et pas n’importe lequel. Il s’agit de François Sauvadet, Président de Départements de France, structure faîtière de représentation des Départements, collectivités en charge de l’ASE. Ces déclarations s’adressaient aux ministres compétents, à savoir Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti entre autres.
Chercher à comprendre cette situation, c’est se mettre en marche pour saisir l’axiome majeur des relations entre État et collectivités locales depuis la fin du XXe siècle : le premier prescrit et les secondes paient. Or la facture est salée. Nous la présentions ainsi dans la dernière édition de Causeur (article précité : « Le migrant est dans le pré ») : « De quelques millions d’euros engagés par les départements au titre de l’aide sociale à l’enfance, le coût de prise en charge de ces mineurs a explosé en quelques années pour aboutir à une évaluation par l’Assemblée des Départements de France de deux milliards d’euros de dépenses en 2019 puis un milliard en 2020 (année COVID). Un retour au seuil de deux milliards est prévu pour 2022 selon des sources concordantes, locales et ministérielles ».
A cette explosion du coût total de l’accueil des MNA, l’État n’a répondu que de façon partielle. Sans nous attacher au détail de l’évolution de la contribution de l’État, on peut résumer en quelques lignes ce qui constitue un mégotage financier des plus mesquins. Deux financements sont à considérer. Celui dédié à la phase d’évaluation et de mise à l’abri (le plus important) et celui dédié au soutien « exceptionnel » à la gestion de l’ASE17. Entre 2017 et 2018, les modèles de financement évoluent, pour figer globalement la contribution de l’État à 162 millions18.
162 millions d’euros d’aide de l’État pour financer la conséquence d’une politique migratoire dont il est le principal responsable, et dont le coût atteint 2 milliards d’euros sans compter les coûts indirects liés à la délinquance juvénile.
Ce surcoût corrélé à la réduction de l’autonomie financière des Départements – qui ne disposent plus de leviers fiscaux majeurs depuis le transfert de la taxe foncière au bloc communal – met en péril les politiques de protection de l’enfance. En effet, les Départements sont confrontés à une embolie des services, due, en sus de la reprise des flux migratoires, à une forte hausse des accueils d’enfants français en conséquence d’une progression des cas de maltraitance. La crise sanitaire – ses confinements successifs – et la précarité croissante des foyers alimentent cette dynamique préoccupante. Or, le poids de l’accueil des MNA empêche les Départements d’assumer leur rôle principal de protection des plus fragiles et d’accompagnement des familles. De plus, les professionnels de l’ASE ne sont pas formés pour accompagner des profils éloignés de la culture locale et dont le parcours personnel peut nécessiter un suivi (psychologique notamment) particulièrement lourd.
Enfin, ce dévoiement des politiques départementales est particulièrement consommé quand, à de nombreuses reprises, des juges, suspects de militantisme, astreignent parfois les collectivités à recueillir ceux qu’ils avaient déboutés pour motif de majorité manifeste. C’est ainsi que des « mineurs » de plus de 30 ans ont pu bénéficier de places au sein de foyers de l’enfance !
2.3 Des édiles entre résistance de principe et aveu d’impuissance
Dans la partie consacrée à l’implication des élus dans l’accueil des clandestins, a été évoqué le cas de Briançon, longtemps ville-symbole de l’accueil inconditionnel. Toutefois la bascule politique de 2020 a induit un changement de cap notable, sans être total. Le nouveau maire Arnaud Murgia (DVD), en septembre 2020, soit quelques mois à peine après son élection, a pris la décision de ne pas renouveler la convention d’occupation des locaux municipaux utilisées pour les « Terrasses Solidaires »19, centre d’accueil à destination des clandestins. En outre, l’édile briançonnais a réduit drastiquement les subventions destinées aux associations, condamnant l’action de « militants d’extrême gauche »20.
Mais, le plus souvent, les élans de résistance se brisent, tel le pot de terre contre le pot de fer, sur la volonté implacable de l’État. Le témoignage le plus connu récemment est donc celui du maire de Saint-Lys, violemment opposé à l’installation d’un Centre de préparation au retour (CPAR) et soutenu par une grande partie de ses administrés. Il dénonçait l’absence de concertation préalable. Toutefois, il semble désormais se résigner à l’accueil, en justifiant de mauvaise grâce que l’« on ne peut pas se rejeter indéfiniment la balle entre élus. Sinon la situation devient inextricable ».
A Beyssenac, en Corrèze, le juge administratif a suspendu la délibération du conseil municipal instaurant un droit de préemption urbain global sur plusieurs parcelles, dont celles où est situé l’hôtel-restaurant transformé en lieu d’hébergement pour les migrants. Cette manœuvre juridique visant à préserver le dernier lieu potentiel de convivialité de la commune a donc achoppé et le maire, visé par de nombreuses menaces, s’est résigné21.
Toutefois, dans certains cas, certes trop rares, les élus locaux obtiennent gain de cause. Ainsi, dans le Tarn, sous l’impulsion notable de Bernard Carayon, cadre historique de la droite tarnaise et maire de Lavaur, le Préfet s’est résolu à abandonner le projet de CADA de Réalmont22. Et c’est à nouveau la méthode qui est dénoncée en premier lieu, à savoir l’absence de concertation avec les élus. Toutefois, le problème demeure : les migrants dont l’installation étaient initialement prévue dans la commune susnommée, seront répartis sur l’ensemble du département. Au jeu de bonneteau l’État est passé maître…
In fine, les migrants demeurent sur le territoire national, et bénéficient toujours, en dépit des circonvolutions administratives et politiques, d’une complaisance coupable de l’État et de certains élus. Certains d’entre eux ont, à cet effet, constitué des réseaux d’entraide et de solidarité intercommunale, dépassant même le cadre de nos frontières.
3- Des réseaux de villes composant une internationale post-nationale
Les promoteurs de la décentralisation centralisée – pour rappeler un concept cher au géographe Gérard-François Dumont – rêvaient d’une organisation territoriale réticulaire, structurée par les grandes métropoles23, concentrant la richesse nationale et, par un effet vertueux inexplicable, la faisant ruisseler dans les territoires périphériques. Les grandes agglomérations sont les mailles politiques de la mondialisation, abolissant les frontières et ne se référant plus à la destinée commune consacrée par l’Histoire nationale. Se voulant ouvertes sur le monde, elles ont ainsi créé cette internationale de la solidarité migratoire, intégrant de plus petites collectivités dans cette œuvre d’inspiration néo-libérale.
3.1 L’ANTIVA pour une citoyenneté post-nationale
Une association nationale joue un rôle déterminant dans la structuration d’une position globale d’élus locaux en faveur de l’accueil inconditionnel. Il s’agit de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (ANVITA)24. Elle prend racine dans neuf villes fondatrices : Grande-Synthe, Strasbourg, Saint-Denis, Montreuil, Grenoble, Briançon, Nantes, Ivry-sur-Seine et Lyon.
Ce panel de membres-fondateurs est intéressant : il regroupe des grandes agglomérations et des communes de leur aire d’influence, ainsi que deux villes-symboles, Briançon (cf. I.B) et Grande-Synthe, commune du député européen EELV Damien Carême, ancien maire et tête d’affiche des responsables politiques « pro-migrants ». Ce dernier co-préside l’association avec la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian. 70 collectivités adhèrent désormais, entre petites communes, EPCI, agglomérations d’envergure et régions (la plupart de ces collectivités étant étiquetées à gauche).
L’ANVITA assure différentes missions :
- Mise en réseau pour le partage d’expériences et de bonnes pratiques ;
- Plaidoyer : délivrance de messages collectifs face à l’actualité nationale ;
- Centre de ressources : formations, guides juridiques et pratiques ;
- Pilotage de projets entre territoires, structures associatives ou autres acteurs économiques et institutionnels.
De l’ensemble des documents et ressources proposées sur le site internet – on pourrait disserter plus longuement sur la valeur réelle des différents guides élaborés – on peut tirer un principe fondamental : l’érosion de la valeur de la nationalité. Plusieurs exemples illustrent ce constat.
« Le droit de vote des résidents. Déconnectons la nationalité et la citoyenneté » : ce slogan illustrant un projet soutenu par l’ANVITA, Alter-Votants, est éclairant. Il s’agit, en l’espèce, d’une remise en cause de ce que différents intellectuels à l’instar de la sociologue Dominique Schnapper présentent comme la citoyenneté « classique » : « La confusion entre nationalité et citoyenneté fondait l’ordre légitime, les nationaux exerçaient leurs droits de citoyens, les non-nationaux ne disposaient pas de ces droits. L’universalité de la citoyenneté s’exerçait à l’intérieur des limites nationales ». Or, « séparer l’identité nationale, avec ce qu’elle comporte de dimensions ethniques et culturelles, de la participation civique et politique, fondée sur la raison et les droits de l’homme » ne serait pas réaliste pour « pour organiser les sociétés humaines »25.
Mieux encore. L’ANVITA propose l’organisation de cérémonies de « parrainages républicains »: « Le parrainage républicain est une tradition issue de la Révolution française, lorsque deux citoyen·nes en parrainaient un·e troisième en signe d’accueil au sein de la République. Aujourd’hui, il désigne la cérémonie où un·e citoyen·ne, un·e élu·e ou un·e membre d’association devient le parrain ou la marraine d’une ou plusieurs personnes exilées en situation d’isolement et de précarité, toutes situations administratives confondues. Cet événement se déroule généralement dans les locaux d’une mairie ou d’une école publique et donne lieu à la délivrance d’un certificat, sur lequel sont inscrits le nom de la personne parrainée, les contacts du parrain ou de la marraine, et éventuellement celui d’un·e avocat·e. Ce document permet :
- Attester du lien qui unit les personnes entre elles ;
- Matérialiser l’ancrage territorial de la personne parrainée ;
- Peut apporter une protection devant les autorités et forces de l’ordre, bien que cela dépende de leur entière discrétion.
Dès son origine, le parrainage républicain est une cérémonie officielle mais n’a aucune valeur juridique. Le certificat de parrainage n’a pas non plus de valeur légale (…) Enfin, le parrainage n’a pas d’influence directe sur l’obtention d’un titre de séjour, mais peut être valorisé dans un dossier de demande de titre de séjour comme preuve d’intégration locale de la personne »26.
Ce parrainage reconstitue, sans l’expliciter, une « naissance » à la République, concept plus abstrait et donc plus universel que la Nation à l’identité déterminée. Cela rejoint cette idée évoquée précédemment de citoyenneté post-nationale dont les failles ont été présentées par Dominique Schnapper.
3.2 Les excroissances internationales des réseaux d’élus
Cette citoyenneté post-nationale constitue le ferment de nombreux réseaux de collectivités au niveau européen et mondial.
Au niveau européen, on constate deux types de réseaux. D’une part, les structures préexistantes qui ont progressivement inscrit la problématique de l’accueil inconditionnel des migrants dans leur programme d’action et de plaidoyer. On peut évoquer Eurocities, réseau généraliste de villes « solidaires », qui a amorcé le programme Solidarity cities27, lancé en 2015 ayant vocation à réunir les villes européennes souhaitant exercer un lobbying efficace sur les instances communautaires afin de favoriser l’instauration d’une approche coordonnée des questions migratoires. Ce réseau facilite aussi les échanges d’informations sur la situation des réfugiés dans chacune des villes. D’autre part, les initiatives ad hoc créées pour répondre exclusivement aux enjeux d’accueil, tel l’International Alliance of Safe Harbours28.
On assiste dans le cadre de ces initiatives à une double-dynamique. Soit c’est la société civile qui encourage les initiatives des élus, à l’instar du mouvement Seebrücke, fondé à l’été 2018 par des militants de la société civile, à l’origine de l’association allemande « Städte Sicherer Häfen »29, équivalente de l’ANVITA. Soit les élus s’auto-saisissent (cf. précédemment) et structurent des réseaux dits « contestataires ».
Au niveau mondial, les réseaux de « villes-monde » soucieuses de se doter d’un agenda international conforme aux principes de libre circulation des individus et des marchandises, se mobilisent elles-mêmes sur une variété de sujets, dont celui de l’accueil inconditionnel : on peut citer entre autres le Parlement Global des Maires (GPM) et Métropolis. Les réseaux préexistants sont par ailleurs mobilisés, tel Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU), conseil représentatif des collectivités locales à l’ONU. Réseau généraliste, il assure le pilotage d’un groupe de travail sur les questions migratoires et structure l’Observatoire des villes inclusives (Ovi)30.
Entre plaidoyer, lobbying, financement de projets ou encore initiatives de « droit souple » l’activisme de ces réseaux ne connaît donc que peu de limites.
*****
Cette étude a voulu mettre en lumière la situation paradoxale des élus face au fait migratoire.
En effet, les collectivités locales sont de facto depuis l’Acte I de décentralisation les acteurs les plus pertinents pour faciliter l’intégration des migrants : les communes, par exemple, ont compétence pour les structures d’accueil de la petite enfance, pour la création et l’entretien des écoles maternelles et primaires, pour la restauration scolaire, pour l’organisation d’activités périscolaires, pour gérer les contingents préfectoraux de logements sociaux, etc. Pourtant, quelle que soit la ligne idéologique défendue par l’élu, ce dernier s’estime toujours lésé dans l’exercice des compétences, et davantage contraint, à rebours des promesses de 1982.
Ainsi, les élus favorables à l’accueil inconditionnel reprochent à l’État son « monopole » de la gestion migratoire, alors qu’ils se considèrent comme les acteurs opérationnels des politiques d’intégration. Les élus défavorables à l’accueil, pour leur part, renvoient l’État à ses responsabilités régaliennes et déplorent les opérations d’implantation forcée qui nient le principe de libre administration des collectivités locales.
La vision néolibérale de l’immigration comme « moteur pour l’entreprenariat local » a largement infusé dans la doctrine d’État et des grandes agglomérations férues du concept de « régénération urbaine », selon le chercheur Thomas Lacroix31. Elle commence à irriguer les réflexions d’élus ruraux ou périurbains. Cette régénération caractérise initialement un renouvellement démographique de quartiers dits « gentrifiés » concentrant artistes, jeunes entrepreneurs ou encore migrants, publics jugés plus adaptés pour le développement économique. Elle a pour corollaire dans les zones rurales le principe évanescent de « redynamisation » des campagnes, en d’autres termes de remplacement profond des populations déjà parties.
Cette application de théories urbaines aux zones périphériques relève d’une incompréhension notoire de la réalité ou d’un cynisme profond. L’argument de redynamisation des campagnes ne peut séduire que ceux qui adhèrent à la doctrine de l’accueil inconditionnel. Il serait intéressant de dresser un bilan exhaustif des politiques de relocalisation des migrants en zone rurale, qui laisserait perplexe tout observateur avisé. Ces implantations, souvent forcées, peuvent constituer une nouvelle contrainte matérielle et financière pour des collectivités déjà en souffrance et être totalement inopérantes dans des zones à faibles perspectives d’emploi. Ajouter de la misère à la misère n’est guère productif.
Pour nombre d’élus de la périphérie, abandonnés par l’État et perdant au jeu de la mondialisation, les élites des métropoles, ayant « d’ores et déjà fait une croix sur des pans entiers de l’archipel [la France], possessions peu attractives et peuplées par une population aux mœurs et au mode de vie d’un autre temps »32, doivent assumer leur sécession avec le reste du pays et affronter eux-mêmes les conséquences de l’accueil inconditionnel des migrants.
Notes
- https://sosmediterranee.fr/collectivites-territoriales-solidaires/ ↩︎
- https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/sos-mediterranee-ces-collectivites-qui-subventionnent-limmigration-massive ↩︎
- https://blog.landot-avocats.net/2023/03/29/collectivites-territoriales-et-subventionnement-des-associations-daide-aux-migrants-en-mer-suite-et-pas-fin/ ↩︎
- Rapport d’activité 2021 de la CIMADE ↩︎
- Rapport d’activité 2022 de Forum Réfugiés ↩︎
- https://www.lepoint.fr/monde/riace-village-modele-d-integration-devenu-embleme-de-l-extreme-droite-en-italie-07-06-2019-2317557_24.php ↩︎
- La Vérité sur le droit d’asile, Thomas Fontana, 2023 ↩︎
- https://www.sudouest.fr/pyrenees-atlantiques/bayonne/pays-basque-inigo-urkullu-et-jean-rene-etchegaray-appellent-a-securiser-le-passage-des-migrants-en-transit-7167519.php
↩︎ - https://www.lefigaro.fr/vox/societe/repartir-les-immigres-en-zone-rurale-ne-ferait-que-renforcer-les-difficultes-de-nos-campagnes-20220920 ↩︎
- https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/02/06/31001-20150206ARTFIG00115-ne-pas-separer-la-politique-de-la-ville-de-la-politique-d-immigration.php ↩︎
- L’évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires, rapport de la Cour des Comptes, décembre 2020 ↩︎
- https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pour-tenter-de-maintenir-le-calme-dans-les-cites-perdues-de-la-republique-l-etat-sort-le-carnet-de-cheques-20210615 ↩︎
- https://www.ladepeche.fr/2023/05/31/le-centre-pour-migrants-de-saint-lys-ouvre-en-juin-letat-nous-meprise-sindigne-le-maire-11231143.php ↩︎
- Rapport pour la Cimade, Des communes d’accueil pour les personnes migrantes : expériences de collaboration entre mairie et collectif citoyen en Normandie et en Bretagne, Camille Gourdeau, 2019 ↩︎
- https://www.lamontagne.fr/pessat-villeneuve-63200/actualites/en-cinq-ans-pessat-villeneuve-puy-de-dome-a-accueilli-519-migrants-et-refugies-une-chance-et-une-richesse-pour-le-territoire_13869551/ ↩︎
- Mineurs non accompagnés – les structures de l’ASE sont saturées. L’État doit agir !, Communiqué de presse de Départements de France, 11 mai 2023 ↩︎
- https://www.vie-publique.fr/eclairage/286639-mineurs-etrangers-isole-un-dispositif-de-prise-en-charge-sature ↩︎
- Mineurs non accompagnés, jeunes en errance : 40 propositions pour une politique nationale, rapport d’information sénatorial, 29 septembre 2021 ↩︎
- La Vérité sur le droit d’asile, Thomas Fontana, 2023 ↩︎
- https://www.laprovence.com/article/region/178072552065616/migrants-a-la-frontiere-dans-les-hautes-alpes-l-etau-se-resserre-sur-les-associations-qui-viennent-en-aide ↩︎
- https://www.lepopulaire.fr/beyssenac-19230/actualites/polemique-autour-du-cada-la-mairie-de-beyssenac-en-correze-a-t-elle-abuse-de-son-droit-de-preemption_14299268/ ↩︎
- https://www.lejournaldici.com/actualite/a-la-une/abandon-du-projet-de-centre-daccueil-pour-migrants ↩︎
- L’institution départementale à l’heure métropolitaine : quelles perspectives, Arnaud Duranthon, 2018 ↩︎
- https://www.anvita.fr/ ↩︎
- Nationalité et citoyenneté, Pouvoirs, Dominique Schnapper, 2017 ↩︎
- https://www.anvita.fr/assets/MlbcResource/2022-03-Guide-PR-ANVITA2.pdf ↩︎
- https://www.vuesdeurope.eu/news/des-reseaux-de-villes-solidaires-pour-favoriser-un-meilleur-accueil-des-refugies-en-europe/ ↩︎
- https://moving-cities.eu/fr/reseaux/international-alliance-of-safe-harbours-3 ↩︎
- https://www.seebruecke.org/ ↩︎
- https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/24/defacto-016-04/ ↩︎
- Réseaux des villes hospitalières : un panorama global, Thomas Lacroix, 2020 ↩︎
- L’Archipel français, Jérôme Fourquet, 2019 ↩︎
1- Quand des élus agissent sur les flux
Certaines collectivités s’illustrent par un soutien financier aux filières d’immigration clandestine. Le droit contentieux s’enrichit et se complexifie au gré des années et des interventions d’élus. Mais c’est parfois aux frontières mêmes du pays que des élus se mobilisent pour fluidifier les arrivées sur le sol national.
1.1 Ces collectivités locales qui financent les associations humanitaires
L’exemple de SOS Méditerranée est le plus connu. Les noms des collectivités « partenaires » sont visibles sur le site internet de l’association (plus de 80)1, au nombre desquelles les grandes métropoles telles que Lyon, Paris, Grenoble, Bordeaux ou encore Strasbourg. L’association peut aussi compter sur le soutien financier non négligeable de neuf départements dont l’Ille-et-Vilaine (50.000 euros en 2020), la Haute-Garonne (100.000 euros en 2020) ou encore la Loire-Atlantique (200.000 euros en 2020). À cela s’ajoutent les subventions régionales de la Bretagne (75.000 euros en 2020), la Bourgogne (50.000 euros en 2021), le Centre-Val de Loire (50.000 euros en 2021) et l’Occitanie (75.000 euros en 2020)2. L’écrasante majorité de ces collectivités est, sans surprise, dirigée par la gauche.
Le sujet des financements d’associations humanitaires telles que SOS Méditerranée a particulièrement mobilisé la juridiction administrative ces dernières années. En effet, des citoyens contestaient l’attribution de telles aides au regard de leur caractère « politique », contradictoire avec le cadre d’intervention que permet le droit de la coopération décentralisée sur lequel celles-ci sont fondées juridiquement (article L1115-1 du Code général des collectivités territoriales). Des requérants ont même contesté ce fondement légal, au motif que la coopération décentralisée doit reposer sur un « intérêt public local », concrètement sur un partenariat avec une collectivité étrangère. Plusieurs tribunaux administratifs ont, depuis 2021, jugé que ces requêtes étaient dépourvues de fondement3, à savoir :
- Le caractère politique de l’aide n’est pas caractérisé et ne remet donc pas en cause le principe de neutralité du service public ;
- Cette action humanitaire n’est pas sérieusement considérée comme contrevenant aux engagements internationaux de la France ;
- Cette action humanitaire n’est pas de nature à exacerber un conflit entre États, en dépit de tensions entre la France et l’Italie alors ;
- Le soutien à l’association humanitaire en l’espèce est considéré comme relevant de la coopération décentralisée au sens de l’article L1115-1 du CGCT ;
Toutefois, à rebours de la Cour d’appel de Toulouse (28 mars 2023), la Cour d’appel de Paris a censuré la décision du Tribunal administratif (12 septembre 2022) en annulant la décision de la ville de Paris d’octroyer une subvention de 100 000 à SOS Méditerranée. Les motifs sont les suivants.
- Le conseil de Paris a interféré avec la politique étrangère de la France et de l’UE ;
- Le conseil de Paris a outrepassé le cadre législatif qui permet à une collectivité locale de soutenir des actions humanitaires à condition de ne pas contrevenir aux engagements internationaux de la France ;
- L’action de SOS Méditerranée a généré et entretenu des tensions entre États, ce que le conseil de Paris ne pouvait ignorer. Ce dernier a sciemment et manifestement adopté une délibération « politique » s’affranchissant ainsi des limites évoquées précédemment.
D’autres jugements ont, en dépit de cette dernière décision, plutôt confirmé la jurisprudence des tribunaux administratifs de Toulouse et Montpellier. Toutefois, considérant le droit applicable en l’état, il semble que l’interprétation de ces derniers est assez peu rigoureuse, ne serait-ce qu’au regard de la contestation du caractère politique pourtant évident de l’action de l’association.
Mais, si le cas de SOS Méditerranée est aujourd’hui particulièrement débattu, d’autres associations – plus mobilisées sur la gestion du « stock » toutefois – bénéficient des largesses d’élus complaisants. Ainsi de la Cimade qui dispose de partenaires financiers fidèles, tels que mentionnés dans le rapport d’activité 20214 : plus d’une cinquantaine de Communes telles que Poitiers, Tours, de Lyon, Villeurbanne, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Grenoble, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Le Havre, Rouen ; un nombre non négligeable de Départements tels que la Nièvre, la Loire-Atlantique, l’Ille-et-Vilaine, la Gironde ou encore le Nord ; et l’ensemble des Régions à majorité de gauche. Les subventions de l’État et des collectivités locales représentent plus de 1,2 millions d’euros. Forum Réfugiés offre aussi de beaux exemples de collaboration : ainsi, en 2022, les collectivités locales (Clermont-Ferrand, Toulouse, Département du Cantal etc) ont subventionné l’association à hauteur de 646 000 euros5.
1.2 Élus en bordure et tentation de Riace
Riace. Perle de Calabre, avant-garde italienne face au continent africain, célèbre pour ses vestiges antiques mais aussi pour son ancien maire, Domenico Lucano. Ce dernier a défrayé la chronique depuis le début des années 2000. En effet, pendant plus de quinze années il a fait de sa commune un laboratoire de l’intégration massive d’immigrés, et ce afin de contrebalancer les effets de l’exode rural massif qui l’affectait alors.
A court terme cet afflux de populations avait permis de rouvrir une école ou encore redynamiser le centre-ville. Mais aujourd’hui, le « village des migrants » tel qu’il était surnommé n’est plus qu’un souvenir. Les commerces ont à nouveau fermé, nombre de familles migrantes sont reparties et surtout l’ancien maire – battu par un candidat soutenu par la Ligue – a dû répondre de plusieurs chefs d’accusation : aide à l’immigration clandestine, irrégularités dans l’attribution des marchés à des structures tenues par des migrants et organisation de mariages de convenance. Il a été condamné en première instance, en 2021, à treize années de prison. Triste épilogue d’une aventure devenue symbole de la lutte pour l’accueil inconditionnel des clandestins6.
La résonance de l’histoire récente de Riace est telle qu’un fonds de dotation dédié à l’accueil des migrants en porte le nom. Le fonds RIACE s’est notamment distingué à Briançon, point de passage obligé pour les flux en provenance d’Italie, en finançant les structures associatives recueillant les migrants, tout en bénéficiant de la complaisance du maire d’alors, Gérard Fromm. Cette structure a été créée en 2019 par Olivier Legrain, ancien cadre dirigeant du groupe Lafarge, et mobilise plusieurs élus locaux issus d’autres territoires. On peut citer l’ancien maire de Grande-Synthe, Damien Carême, porte-étendard de longue date des élus « pro-migrants », ou encore Jean-François Rambicur, élu divers droite de Chambourcy, ancien associé au sein de grands cabinets de conseil7.
Autre élu de la première ligne territoriale face aux flux, le Maire de Bayonne et Président de la communauté d’agglomération Pays Basque (une des plus importantes de France), Jean-René Etchegaray s’est associé en fin d’année 2021 à son homologue transpyrénéen, président du gouvernement basque, pour réclamer aux gouvernements nationaux de « sécuriser le passage des migrants en transit »8 ! L’engagement du maire de Bayonne en faveur de l’accueil et de la coopération transfrontalière pour faciliter le passage de la frontière est total.
2 – L’intégration décentralisée, éloge de l’État cynique
Des élus contribuent donc activement à ouvrir les frontières. Mais comment ces derniers se positionnent-ils par la suite en matière d’intégration ? La déliquescence de l’État sur le plan régalien, a conduit à la décentralisation de l’accueil. Quitte à détourner des politiques locales et en dépit de résistances de certains élus, exaspérés d’être à nouveau considérés comme des variables d’ajustement des politiques d’État.
2.1 Comprendre les enjeux sous-jacents des projets de décentralisation de l’accueil
Dans un entretien au Figaro en fin d’année dernière, le géographe Laurent Chalard déclarait : « l’implantation de personnes pauvres ne ferait que renforcer les difficultés sociales que connaissent les zones rurales »9. La délocalisation des problématiques des banlieues populaires « à l’ensemble de nos régions » serait une « fausse bonne idée ». Selon l’universitaire, ce concours Lépine de la solution migratoire résulte de l’absence de politique structurante dédiée alors que « la politique de la ville10, qui porte mal son nom, étant censée résoudre la question sans jamais aborder le sujet frontalement ».
Cette série d’entretiens explicite en termes simples le cheminement en trois temps qui a conduit le Gouvernement à travestir à nouveau la décentralisation en se défaussant de la responsabilité de politiques qu’il ne veut, ni ne peut plus assumer.
Premier temps : la concentration logique des flux dans les agglomérations. Les flux migratoires se déversant dans notre pays, achèvent leur course dans les agglomérations, des métropoles aux villes moyennes essentiellement. L’existence de diasporas urbaines (et donc la possibilité de maintenir un lien de communication avec le pays d’origine), la concentration de l’emploi dans les collectivités susvisées ou encore l’idéologie prégnante parmi les édiles des grandes villes, constituent autant de facteurs d’installation. Les problématiques des zones urbaines et en particulier des banlieues – connues de tous, et sur lesquelles nous ne nous attarderons pas – sont au cœur de ce que l’administration a dénommé pudiquement la « politique de la ville », dont le coût annuel pour l’État a récemment été évalué par la Cour des Comptes à 10 milliards d’euros (hors programmes de rénovation urbaines et dépenses des collectivités locales)11.
Deuxième temps : l’échec de la politique de la ville. Cette politique est un échec patent. Des députés avaient réclamé en 2021, la constitution d’une commission d’enquête parlementaire sur la politique de la ville et le financement à perte des dispositifs QPV. Il résulte de cette politique que « les dispositifs consacrés au logement, à l’éducation et à l’activité économique, n’ont, malgré les moyens financiers et humains engagés, que peu porté leurs fruits. Ces quartiers ont connu un recul économique et commercial, en dépit des exonérations fiscales à hauteur de 1,7 milliard d’euros par an. Dans le même temps, les activités illicites ont prospéré. Sur le plan éducatif, malgré une amélioration depuis dix ans, les élèves ont des résultats scolaires inférieurs à la moyenne de leur académie. Les familles les moins défavorisées quittent le quartier, remplacées par d’autres plus précaires »12
Or, selon Laurent Chalard, un facteur important permet d’expliquer l’absence de réponse adaptée en dépit de quarante années de politiques de la ville : le refus de prise en compte de la question migratoire dans la rénovation urbaine. Le géographe assume de considérer les quartiers dits « difficiles » comme des quartiers « sas » avec l’étranger, nécessitant une prise en compte de la spécificité des origines des populations, du niveau de diplômes, de l’âge ou encore de la situation économique afin de mieux prendre en compte les besoins. En résumé, la politique de la ville ne peut être efficace en étant fondée uniquement sur des critères sociaux. La politique de mixité sociale doit, selon le chercheur, céder la place à une « politique de gestion des flux d’immigration » (article du figaro en date de 2015, précité).
Troisième temps : au nom du réaménagement du territoire et de la redynamisation des campagnes… Mais l’État ne semble pas décidé à réformer une politique usée, vieille de quarante ans, constituant pourtant un gouffre financier. Il préfère déporter une partie du problème et se défausser sur les territoires ruraux et périurbains, en les forçant à contribuer à l’effort de guerre de l’accueil des migrants. Les grandes agglomérations, moins hostiles par principe, étant désormais en phase de saturation.
Combien d’élus, tel le maire de Saint-Lys13 en Haute-Garonne, ont protesté contre ce « cavalier » administratif d’implantation de centres d’hébergement de type CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile) ou CPAR (Centres de préparation au retour) ? Toutefois, l’État a pu, en certains territoires, trouver des appuis locaux conciliants, comme à Callac ou encore à Louvigny14 dans le Calvados. Mais quels motifs peuvent donc justifier ces actions ?
L’État invoque la solidarité des territoires, mais pense surtout à la dilution ou l’invisibilisation du phénomène de masse. Les maires évoquent aussi la solidarité, mais espèrent souvent un maintien ou une réouverture des services de proximité (commerce, transports, écoles etc) par la redynamisation démographique de sa commune sur le modèle de Riace. On peut citer l’exemple de la commune de Pessat-Villeneuve (Puy-de-Dôme) ayant accueilli depuis 2019 plus de 700 personnes sur son territoire. Son maire déclarait en 2020 : « Ces réfugiés sont une chance, une richesse pour le territoire »15.
La décentralisation de l’accueil est donc à la fois l’objet d’un calcul d’utilité et l’application d’un principe idéologique « sans-frontiériste » par les pouvoirs publics.
2.2 Un dévoiement subi des politiques : l’exemple des MNA
« Les structures de l’Aide Sociale à l’Enfance sont saturées. L’État doit agir ! Tout est en train d’exploser. Nous accueillons déjà, au sein de l’ASE, un grand nombre de mineurs qui ne devraient pas être de notre responsabilité, du fait des carences de la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse] et des ARS [Agences régionales de santé]. Les MNA sont devenus trop nombreux pour un système qui n’a pas été pensé pour cela »16. Ces déclarations résonnent comme le cri d’alarme d’un élu local, et pas n’importe lequel. Il s’agit de François Sauvadet, Président de Départements de France, structure faîtière de représentation des Départements, collectivités en charge de l’ASE. Ces déclarations s’adressaient aux ministres compétents, à savoir Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti entre autres.
Chercher à comprendre cette situation, c’est se mettre en marche pour saisir l’axiome majeur des relations entre État et collectivités locales depuis la fin du XXe siècle : le premier prescrit et les secondes paient. Or la facture est salée. Nous la présentions ainsi dans la dernière édition de Causeur (article précité : « Le migrant est dans le pré ») : « De quelques millions d’euros engagés par les départements au titre de l’aide sociale à l’enfance, le coût de prise en charge de ces mineurs a explosé en quelques années pour aboutir à une évaluation par l’Assemblée des Départements de France de deux milliards d’euros de dépenses en 2019 puis un milliard en 2020 (année COVID). Un retour au seuil de deux milliards est prévu pour 2022 selon des sources concordantes, locales et ministérielles ».
A cette explosion du coût total de l’accueil des MNA, l’État n’a répondu que de façon partielle. Sans nous attacher au détail de l’évolution de la contribution de l’État, on peut résumer en quelques lignes ce qui constitue un mégotage financier des plus mesquins. Deux financements sont à considérer. Celui dédié à la phase d’évaluation et de mise à l’abri (le plus important) et celui dédié au soutien « exceptionnel » à la gestion de l’ASE17. Entre 2017 et 2018, les modèles de financement évoluent, pour figer globalement la contribution de l’État à 162 millions18.
162 millions d’euros d’aide de l’État pour financer la conséquence d’une politique migratoire dont il est le principal responsable, et dont le coût atteint 2 milliards d’euros sans compter les coûts indirects liés à la délinquance juvénile.
Ce surcoût corrélé à la réduction de l’autonomie financière des Départements – qui ne disposent plus de leviers fiscaux majeurs depuis le transfert de la taxe foncière au bloc communal – met en péril les politiques de protection de l’enfance. En effet, les Départements sont confrontés à une embolie des services, due, en sus de la reprise des flux migratoires, à une forte hausse des accueils d’enfants français en conséquence d’une progression des cas de maltraitance. La crise sanitaire – ses confinements successifs – et la précarité croissante des foyers alimentent cette dynamique préoccupante. Or, le poids de l’accueil des MNA empêche les Départements d’assumer leur rôle principal de protection des plus fragiles et d’accompagnement des familles. De plus, les professionnels de l’ASE ne sont pas formés pour accompagner des profils éloignés de la culture locale et dont le parcours personnel peut nécessiter un suivi (psychologique notamment) particulièrement lourd.
Enfin, ce dévoiement des politiques départementales est particulièrement consommé quand, à de nombreuses reprises, des juges, suspects de militantisme, astreignent parfois les collectivités à recueillir ceux qu’ils avaient déboutés pour motif de majorité manifeste. C’est ainsi que des « mineurs » de plus de 30 ans ont pu bénéficier de places au sein de foyers de l’enfance !
2.3 Des édiles entre résistance de principe et aveu d’impuissance
Dans la partie consacrée à l’implication des élus dans l’accueil des clandestins, a été évoqué le cas de Briançon, longtemps ville-symbole de l’accueil inconditionnel. Toutefois la bascule politique de 2020 a induit un changement de cap notable, sans être total. Le nouveau maire Arnaud Murgia (DVD), en septembre 2020, soit quelques mois à peine après son élection, a pris la décision de ne pas renouveler la convention d’occupation des locaux municipaux utilisées pour les « Terrasses Solidaires »19, centre d’accueil à destination des clandestins. En outre, l’édile briançonnais a réduit drastiquement les subventions destinées aux associations, condamnant l’action de « militants d’extrême gauche »20.
Mais, le plus souvent, les élans de résistance se brisent, tel le pot de terre contre le pot de fer, sur la volonté implacable de l’État. Le témoignage le plus connu récemment est donc celui du maire de Saint-Lys, violemment opposé à l’installation d’un Centre de préparation au retour (CPAR) et soutenu par une grande partie de ses administrés. Il dénonçait l’absence de concertation préalable. Toutefois, il semble désormais se résigner à l’accueil, en justifiant de mauvaise grâce que l’« on ne peut pas se rejeter indéfiniment la balle entre élus. Sinon la situation devient inextricable ».
A Beyssenac, en Corrèze, le juge administratif a suspendu la délibération du conseil municipal instaurant un droit de préemption urbain global sur plusieurs parcelles, dont celles où est situé l’hôtel-restaurant transformé en lieu d’hébergement pour les migrants. Cette manœuvre juridique visant à préserver le dernier lieu potentiel de convivialité de la commune a donc achoppé et le maire, visé par de nombreuses menaces, s’est résigné21.
Toutefois, dans certains cas, certes trop rares, les élus locaux obtiennent gain de cause. Ainsi, dans le Tarn, sous l’impulsion notable de Bernard Carayon, cadre historique de la droite tarnaise et maire de Lavaur, le Préfet s’est résolu à abandonner le projet de CADA de Réalmont22. Et c’est à nouveau la méthode qui est dénoncée en premier lieu, à savoir l’absence de concertation avec les élus. Toutefois, le problème demeure : les migrants dont l’installation étaient initialement prévue dans la commune susnommée, seront répartis sur l’ensemble du département. Au jeu de bonneteau l’État est passé maître…
In fine, les migrants demeurent sur le territoire national, et bénéficient toujours, en dépit des circonvolutions administratives et politiques, d’une complaisance coupable de l’État et de certains élus. Certains d’entre eux ont, à cet effet, constitué des réseaux d’entraide et de solidarité intercommunale, dépassant même le cadre de nos frontières.
3- Des réseaux de villes composant une internationale post-nationale
Les promoteurs de la décentralisation centralisée – pour rappeler un concept cher au géographe Gérard-François Dumont – rêvaient d’une organisation territoriale réticulaire, structurée par les grandes métropoles23, concentrant la richesse nationale et, par un effet vertueux inexplicable, la faisant ruisseler dans les territoires périphériques. Les grandes agglomérations sont les mailles politiques de la mondialisation, abolissant les frontières et ne se référant plus à la destinée commune consacrée par l’Histoire nationale. Se voulant ouvertes sur le monde, elles ont ainsi créé cette internationale de la solidarité migratoire, intégrant de plus petites collectivités dans cette œuvre d’inspiration néo-libérale.
3.1 L’ANTIVA pour une citoyenneté post-nationale
Une association nationale joue un rôle déterminant dans la structuration d’une position globale d’élus locaux en faveur de l’accueil inconditionnel. Il s’agit de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (ANVITA)24. Elle prend racine dans neuf villes fondatrices : Grande-Synthe, Strasbourg, Saint-Denis, Montreuil, Grenoble, Briançon, Nantes, Ivry-sur-Seine et Lyon.
Ce panel de membres-fondateurs est intéressant : il regroupe des grandes agglomérations et des communes de leur aire d’influence, ainsi que deux villes-symboles, Briançon (cf. I.B) et Grande-Synthe, commune du député européen EELV Damien Carême, ancien maire et tête d’affiche des responsables politiques « pro-migrants ». Ce dernier co-préside l’association avec la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian. 70 collectivités adhèrent désormais, entre petites communes, EPCI, agglomérations d’envergure et régions (la plupart de ces collectivités étant étiquetées à gauche).
L’ANVITA assure différentes missions :
- Mise en réseau pour le partage d’expériences et de bonnes pratiques ;
- Plaidoyer : délivrance de messages collectifs face à l’actualité nationale ;
- Centre de ressources : formations, guides juridiques et pratiques ;
- Pilotage de projets entre territoires, structures associatives ou autres acteurs économiques et institutionnels.
De l’ensemble des documents et ressources proposées sur le site internet – on pourrait disserter plus longuement sur la valeur réelle des différents guides élaborés – on peut tirer un principe fondamental : l’érosion de la valeur de la nationalité. Plusieurs exemples illustrent ce constat.
« Le droit de vote des résidents. Déconnectons la nationalité et la citoyenneté » : ce slogan illustrant un projet soutenu par l’ANVITA, Alter-Votants, est éclairant. Il s’agit, en l’espèce, d’une remise en cause de ce que différents intellectuels à l’instar de la sociologue Dominique Schnapper présentent comme la citoyenneté « classique » : « La confusion entre nationalité et citoyenneté fondait l’ordre légitime, les nationaux exerçaient leurs droits de citoyens, les non-nationaux ne disposaient pas de ces droits. L’universalité de la citoyenneté s’exerçait à l’intérieur des limites nationales ». Or, « séparer l’identité nationale, avec ce qu’elle comporte de dimensions ethniques et culturelles, de la participation civique et politique, fondée sur la raison et les droits de l’homme » ne serait pas réaliste pour « pour organiser les sociétés humaines »25.
Mieux encore. L’ANVITA propose l’organisation de cérémonies de « parrainages républicains »: « Le parrainage républicain est une tradition issue de la Révolution française, lorsque deux citoyen·nes en parrainaient un·e troisième en signe d’accueil au sein de la République. Aujourd’hui, il désigne la cérémonie où un·e citoyen·ne, un·e élu·e ou un·e membre d’association devient le parrain ou la marraine d’une ou plusieurs personnes exilées en situation d’isolement et de précarité, toutes situations administratives confondues. Cet événement se déroule généralement dans les locaux d’une mairie ou d’une école publique et donne lieu à la délivrance d’un certificat, sur lequel sont inscrits le nom de la personne parrainée, les contacts du parrain ou de la marraine, et éventuellement celui d’un·e avocat·e. Ce document permet :
- Attester du lien qui unit les personnes entre elles ;
- Matérialiser l’ancrage territorial de la personne parrainée ;
- Peut apporter une protection devant les autorités et forces de l’ordre, bien que cela dépende de leur entière discrétion.
Dès son origine, le parrainage républicain est une cérémonie officielle mais n’a aucune valeur juridique. Le certificat de parrainage n’a pas non plus de valeur légale (…) Enfin, le parrainage n’a pas d’influence directe sur l’obtention d’un titre de séjour, mais peut être valorisé dans un dossier de demande de titre de séjour comme preuve d’intégration locale de la personne »26.
Ce parrainage reconstitue, sans l’expliciter, une « naissance » à la République, concept plus abstrait et donc plus universel que la Nation à l’identité déterminée. Cela rejoint cette idée évoquée précédemment de citoyenneté post-nationale dont les failles ont été présentées par Dominique Schnapper.
3.2 Les excroissances internationales des réseaux d’élus
Cette citoyenneté post-nationale constitue le ferment de nombreux réseaux de collectivités au niveau européen et mondial.
Au niveau européen, on constate deux types de réseaux. D’une part, les structures préexistantes qui ont progressivement inscrit la problématique de l’accueil inconditionnel des migrants dans leur programme d’action et de plaidoyer. On peut évoquer Eurocities, réseau généraliste de villes « solidaires », qui a amorcé le programme Solidarity cities27, lancé en 2015 ayant vocation à réunir les villes européennes souhaitant exercer un lobbying efficace sur les instances communautaires afin de favoriser l’instauration d’une approche coordonnée des questions migratoires. Ce réseau facilite aussi les échanges d’informations sur la situation des réfugiés dans chacune des villes. D’autre part, les initiatives ad hoc créées pour répondre exclusivement aux enjeux d’accueil, tel l’International Alliance of Safe Harbours28.
On assiste dans le cadre de ces initiatives à une double-dynamique. Soit c’est la société civile qui encourage les initiatives des élus, à l’instar du mouvement Seebrücke, fondé à l’été 2018 par des militants de la société civile, à l’origine de l’association allemande « Städte Sicherer Häfen »29, équivalente de l’ANVITA. Soit les élus s’auto-saisissent (cf. précédemment) et structurent des réseaux dits « contestataires ».
Au niveau mondial, les réseaux de « villes-monde » soucieuses de se doter d’un agenda international conforme aux principes de libre circulation des individus et des marchandises, se mobilisent elles-mêmes sur une variété de sujets, dont celui de l’accueil inconditionnel : on peut citer entre autres le Parlement Global des Maires (GPM) et Métropolis. Les réseaux préexistants sont par ailleurs mobilisés, tel Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU), conseil représentatif des collectivités locales à l’ONU. Réseau généraliste, il assure le pilotage d’un groupe de travail sur les questions migratoires et structure l’Observatoire des villes inclusives (Ovi)30.
Entre plaidoyer, lobbying, financement de projets ou encore initiatives de « droit souple » l’activisme de ces réseaux ne connaît donc que peu de limites.
*****
Cette étude a voulu mettre en lumière la situation paradoxale des élus face au fait migratoire.
En effet, les collectivités locales sont de facto depuis l’Acte I de décentralisation les acteurs les plus pertinents pour faciliter l’intégration des migrants : les communes, par exemple, ont compétence pour les structures d’accueil de la petite enfance, pour la création et l’entretien des écoles maternelles et primaires, pour la restauration scolaire, pour l’organisation d’activités périscolaires, pour gérer les contingents préfectoraux de logements sociaux, etc. Pourtant, quelle que soit la ligne idéologique défendue par l’élu, ce dernier s’estime toujours lésé dans l’exercice des compétences, et davantage contraint, à rebours des promesses de 1982.
Ainsi, les élus favorables à l’accueil inconditionnel reprochent à l’État son « monopole » de la gestion migratoire, alors qu’ils se considèrent comme les acteurs opérationnels des politiques d’intégration. Les élus défavorables à l’accueil, pour leur part, renvoient l’État à ses responsabilités régaliennes et déplorent les opérations d’implantation forcée qui nient le principe de libre administration des collectivités locales.
La vision néolibérale de l’immigration comme « moteur pour l’entreprenariat local » a largement infusé dans la doctrine d’État et des grandes agglomérations férues du concept de « régénération urbaine », selon le chercheur Thomas Lacroix31. Elle commence à irriguer les réflexions d’élus ruraux ou périurbains. Cette régénération caractérise initialement un renouvellement démographique de quartiers dits « gentrifiés » concentrant artistes, jeunes entrepreneurs ou encore migrants, publics jugés plus adaptés pour le développement économique. Elle a pour corollaire dans les zones rurales le principe évanescent de « redynamisation » des campagnes, en d’autres termes de remplacement profond des populations déjà parties.
Cette application de théories urbaines aux zones périphériques relève d’une incompréhension notoire de la réalité ou d’un cynisme profond. L’argument de redynamisation des campagnes ne peut séduire que ceux qui adhèrent à la doctrine de l’accueil inconditionnel. Il serait intéressant de dresser un bilan exhaustif des politiques de relocalisation des migrants en zone rurale, qui laisserait perplexe tout observateur avisé. Ces implantations, souvent forcées, peuvent constituer une nouvelle contrainte matérielle et financière pour des collectivités déjà en souffrance et être totalement inopérantes dans des zones à faibles perspectives d’emploi. Ajouter de la misère à la misère n’est guère productif.
Pour nombre d’élus de la périphérie, abandonnés par l’État et perdant au jeu de la mondialisation, les élites des métropoles, ayant « d’ores et déjà fait une croix sur des pans entiers de l’archipel [la France], possessions peu attractives et peuplées par une population aux mœurs et au mode de vie d’un autre temps »32, doivent assumer leur sécession avec le reste du pays et affronter eux-mêmes les conséquences de l’accueil inconditionnel des migrants.
Notes
- https://sosmediterranee.fr/collectivites-territoriales-solidaires/ ↩︎
- https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/sos-mediterranee-ces-collectivites-qui-subventionnent-limmigration-massive ↩︎
- https://blog.landot-avocats.net/2023/03/29/collectivites-territoriales-et-subventionnement-des-associations-daide-aux-migrants-en-mer-suite-et-pas-fin/ ↩︎
- Rapport d’activité 2021 de la CIMADE ↩︎
- Rapport d’activité 2022 de Forum Réfugiés ↩︎
- https://www.lepoint.fr/monde/riace-village-modele-d-integration-devenu-embleme-de-l-extreme-droite-en-italie-07-06-2019-2317557_24.php ↩︎
- La Vérité sur le droit d’asile, Thomas Fontana, 2023 ↩︎
- https://www.sudouest.fr/pyrenees-atlantiques/bayonne/pays-basque-inigo-urkullu-et-jean-rene-etchegaray-appellent-a-securiser-le-passage-des-migrants-en-transit-7167519.php
↩︎ - https://www.lefigaro.fr/vox/societe/repartir-les-immigres-en-zone-rurale-ne-ferait-que-renforcer-les-difficultes-de-nos-campagnes-20220920 ↩︎
- https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/02/06/31001-20150206ARTFIG00115-ne-pas-separer-la-politique-de-la-ville-de-la-politique-d-immigration.php ↩︎
- L’évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires, rapport de la Cour des Comptes, décembre 2020 ↩︎
- https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pour-tenter-de-maintenir-le-calme-dans-les-cites-perdues-de-la-republique-l-etat-sort-le-carnet-de-cheques-20210615 ↩︎
- https://www.ladepeche.fr/2023/05/31/le-centre-pour-migrants-de-saint-lys-ouvre-en-juin-letat-nous-meprise-sindigne-le-maire-11231143.php ↩︎
- Rapport pour la Cimade, Des communes d’accueil pour les personnes migrantes : expériences de collaboration entre mairie et collectif citoyen en Normandie et en Bretagne, Camille Gourdeau, 2019 ↩︎
- https://www.lamontagne.fr/pessat-villeneuve-63200/actualites/en-cinq-ans-pessat-villeneuve-puy-de-dome-a-accueilli-519-migrants-et-refugies-une-chance-et-une-richesse-pour-le-territoire_13869551/ ↩︎
- Mineurs non accompagnés – les structures de l’ASE sont saturées. L’État doit agir !, Communiqué de presse de Départements de France, 11 mai 2023 ↩︎
- https://www.vie-publique.fr/eclairage/286639-mineurs-etrangers-isole-un-dispositif-de-prise-en-charge-sature ↩︎
- Mineurs non accompagnés, jeunes en errance : 40 propositions pour une politique nationale, rapport d’information sénatorial, 29 septembre 2021 ↩︎
- La Vérité sur le droit d’asile, Thomas Fontana, 2023 ↩︎
- https://www.laprovence.com/article/region/178072552065616/migrants-a-la-frontiere-dans-les-hautes-alpes-l-etau-se-resserre-sur-les-associations-qui-viennent-en-aide ↩︎
- https://www.lepopulaire.fr/beyssenac-19230/actualites/polemique-autour-du-cada-la-mairie-de-beyssenac-en-correze-a-t-elle-abuse-de-son-droit-de-preemption_14299268/ ↩︎
- https://www.lejournaldici.com/actualite/a-la-une/abandon-du-projet-de-centre-daccueil-pour-migrants ↩︎
- L’institution départementale à l’heure métropolitaine : quelles perspectives, Arnaud Duranthon, 2018 ↩︎
- https://www.anvita.fr/ ↩︎
- Nationalité et citoyenneté, Pouvoirs, Dominique Schnapper, 2017 ↩︎
- https://www.anvita.fr/assets/MlbcResource/2022-03-Guide-PR-ANVITA2.pdf ↩︎
- https://www.vuesdeurope.eu/news/des-reseaux-de-villes-solidaires-pour-favoriser-un-meilleur-accueil-des-refugies-en-europe/ ↩︎
- https://moving-cities.eu/fr/reseaux/international-alliance-of-safe-harbours-3 ↩︎
- https://www.seebruecke.org/ ↩︎
- https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/24/defacto-016-04/ ↩︎
- Réseaux des villes hospitalières : un panorama global, Thomas Lacroix, 2020 ↩︎
- L’Archipel français, Jérôme Fourquet, 2019 ↩︎