Le coût de l'immigration pour les finances publiques - Partie 2

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Partie 2 : Comment améliorer l’évaluation du coût de l’immigration pour les finances publiques ?

L'essentiel :
  • Il n’existe à ce jour aucune étude permettant d’évaluer de manière complète et actualisée l’incidence de l’immigration sur les finances publiques en France.

  • Les deux études de référence sur le sujet, celle de l’OCDE de 2013 et celle du CEPII de 2018, se fondent sur des données anciennes (2011 pour la plus récente) et ne prennent en compte qu’une part réduite des dépenses publiques (66% au mieux) et de la dynamique migratoire (l’immigration régulière, sans prise en compte du cycle de vie, avec toutefois l’élaboration d’un scénario dit de 2e génération pour le CEPII).

  • Dans un rapport déposé le 22 janvier 2020, le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale souligne que certaines administrations, comme la Direction du budget, fournissent des informations très peu fiables relatives aux coûts de l’immigration, ce qui contribue à la méconnaissance de ce sujet en France.

  • La démographe Michèle Tribalat ajoute dans Les Yeux grands fermés que la France dispose d’un appareil statistique insuffisant pour étudier l’immigration et les populations d’origine étrangère, alors que d’autres pays ont développé des statistiques très fines et exhaustives sur leurs immigrés.

1. En France, le constat d’un appareil statistique ne permettant pas de mesurer de façon fiable les coûts de l’immigration

1.1. France stratégie 2019 et Assemblée nationale 2020, L’évaluation des coûts et bénéfices de l’immigration en matière économique et sociale

 Dans le cadre d’une mission relative à l’évaluation des coûts et bénéfices de l’immigration en matière économique et sociale, le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale a demandé à France stratégie de produire un rapport[1] sur l’impact de l’immigration sur le marché du travail, les finances publiques et la croissance. Ce rapport de France stratégie, paru le 10 juillet 2019, ainsi que le rapport d’information[2] de l’Assemblée nationale concluant la mission, déposé le 22 janvier 2020, seront abordés conjointement ici en raison de leur liaison étroite.

Les rapports regrettent l’exclusion de nombre de dépenses publiques dans les études relatives aux coûts de l’immigration pour les finances publiques en France[3], malgré une surreprésentation des populations immigrées dans les destinataires de ces dépenses. Ils évoquent notamment des dépenses de l’Etat exclusivement ciblées sur la prise en charge de l’immigration :

  • les dépenses de la mission “immigration, asile et intégration” du budget de l’Etat, de l’ordre de 0,1%de PIB
  • les dépenses de l’Aide Médicale d’Etat, 1 milliard d’euros pour 2020
  • les dépenses du programme 177 du budget de l’Etat, “Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables”, 2 milliards d’euros en 2020
  • les dépenses de la police aux frontières et de la lutte contre l’immigration clandestine, 1,2 milliards d’euros selon la Police nationale

À ce titre, le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale insiste sur le manque de fiabilité du Document de politique transversale annexé au projet de loi de finances et censé retracer l’ensemble des dépenses de l’État relatives à l’immigration. Ce document présente ainsi “de nombreuses approximations ou des incohérences”. Le rapport souligne notamment :

  • Une forte sous-évaluation des coûts scolaires des enfants immigrés de la part du ministère de l'éducation nationale, qui n’impute à la politique de l’immigration que le coût des dispositifs fléchés sur des enfants allophones ou issus de familles itinérantes et de voyageurs (0,5 % des effectifs), pour un coût dérisoire de 161 millions d’euros. A titre de comparaison, pour évaluer ces mêmes dépenses, le ministère de l’enseignement supérieur applique une quote-part de 10,6%, représentant la proportion d’étudiants étrangers, pour un montant total de plus de 2,2 milliards d’euros.
  • Une importante asymétrie des coûts liés à la police aux frontières et ceux de la chaîne pénale applicables aux infractions relevant du séjour sur le territoire (ce qui exclut les délits de droit commun dans lesquels des étrangers peuvent être impliqués), entre les chiffres fournis par la Police nationale (1,2 milliard d’euros pour 2020) et ceux relevant de la gendarmerie nationale (28 millions d’euros pour 2020).

Il évoque également des dépenses qui, sans être exclusivement ciblées sur la prise en charge de l’immigration, comportent une nette surreprésentation des populations immigrées chez les bénéficiaires:

  • la politique de la ville
  • la politique du logement

Enfin, le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale regrette l’absence de prise en compte des dépenses engagées par les collectivités territoriales, alors que l’échelon local supporte de plus en plus l’effort financier relatif à la prise en charge de certaines filières d’immigration : mineurs isolés étrangers (40000 en 2018 selon l’Assemblée des départements de France), insertion sociale et professionnelle des étrangers sans emploi, etc.

1.2. Michèle Tribalat 2010, Les Yeux grands fermés

 La démographe Michèle Tribalat publie en 2010 une étude généraliste sur l’immigration dans son livre Les Yeux grands fermés. Si Michèle Tribalat n’expose pas son propre chiffrage pour les finances publiques elle dresse un tour d’horizon d’études au Royaume-Uni, Etats-Unis, Canada, Allemagne, Norvège ou Suède sur ce sujet. Les résultats ne sont pas tous comparables car les paramètres ne sont pas identiques : la définition de l’immigré n’est pas la même, les modèles de société sont différents, les politiques d’aides sociales sont plus généreuses en Europe qu’en Amérique, la politique d’immigration plus sélective au Canada.

La première conclusion de Michèle Tribalat est l’insuffisance de l’appareil statistique français pour étudier l’immigration et les populations d’origine étrangère, ce qui met la France en retard par rapport aux autres pays dans la compréhension des phénomènes migratoires et de leurs impacts. Sans étude nous n’avons que des impressions issues de l’expérience personnelle, des récits de seconde main ou des médias. Pour pouvoir analyser l’immigration il faut recueillir les données pertinentes.

 Les données relatives à l’immigration sont peu et mal relevées par l’administration française, et quand elles le sont elles sont difficilement accessibles. Michèle Tribalat dénonce la volonté des administrations publiques de maintenir cette situation car elles ont conscience du caractère politiquement sensible de ce type d’information.

 Michèle Tribalat cite plusieurs administrations publiques françaises qui travaillent sur des périmètres différents et qui partagent mal leurs informations : Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), Ined (Institut national d’études démographiques), DPM (Direction de la Population et des Migrations), HCI (Haut Conseil à l’Intégration), Omi (Office des migrations internationales), ministère de l’intérieur, Rem (Réseau Européen des migrations), OSSI (Observatoire statistique de l’immigration et de l’intégration), Cnis (Conseil national de l’information statistique), l’Anaem puis l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration), l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés).

 Ces différents organismes arrivent à des chiffres de l’immigration très éloignés, par exemple pour l’année 1997 : 61 929 pour le ministère de l’Intérieur, 65 750 pour l’Insee, 73 677 pour l’Omi, 91 798 pour le HCI, 102 417 pour le ministère de l’Emploi et 142 944 pour l’Ined (Xavier Thierry)[4].

 En l’état, les statistiques sur les flux migratoires sont incomparables tant les définitions divergent. De plus, il n’y a pas d’enregistrement systématique des entrées et sorties. Quand les chiffres ne correspondent pas et sont plus élevés qu’attendu, les rapports sont parfois non reconduits les années suivantes[5].

 Par exemple Bernard Aubry, de la direction régionale Alsace de l’Insee, a construit l’étude Saphir avec des données historiques hiérarchisées au niveau individuel, familial et du ménage. Quand il est parti en retraite le fichier a été amputé de ses potentialités.

 La Cnil a déclaré sensibles des données qui sont aisément disponibles dans d’autres pays et qui demeurent peu utilisées en France. Ce manque de transparence empêche les citoyens ainsi que le décideur public de connaître précisément les mécanismes et les conséquences de l’immigration. La France, contrairement à la plupart de ses voisins européens, ne dispose pas de registres de population qui lui permettraient de comptabiliser les flux migratoires, les entrées et les sorties des étrangers et expatriés ainsi qu’un suivi de la population nationale et immigrée installées sur le territoire. Les chiffres de l’Insee sur l’immigration ne sont pas fiables car il n’a pas les données de base. Ses chiffres résultent d’extrapolations qui sont révisées rétrospectivement, avec des marges d’erreur substantielles[6].

 Pour être efficace et réaliser des études pertinentes il faut relever un grand nombre de facteurs, via un enregistrement systématique d’informations. Par exemple, au niveau local : âge, sexe, pays d’origine, niveau de qualification, situation professionnelle, bénéfice de services et prestations publics, délinquance, transferts d’argent vers le pays d’origine, lieu de résidence, nombre d’enfants, parcours migratoire. Compte tenu du passé colonial de la France, il faut également être capable de distinguer les rapatriés et leurs enfants des immigrés originaires des anciens territoires coloniaux. Michèle Tribalat note qu’il y a de fortes réticences de l’administration à collecter ces informations, ce qui obère toute étude fiable et complète sur le sujet.

2. Comparaisons internationales

2.1. Au Royaume-Uni, des lacunes similaires à celles de la France

 La Commission des affaires économiques de la chambre des lords du Royaume-Uni a publié un rapport en 2008 sur l’impact économique de l’immigration[7] à la suite d’auditions du gouvernement, d’universitaires, d’experts et d’ONG. Le gouvernement britannique (Home Office et IPPR) indiquait alors que les immigrés paient 10% plus de taxes qu’ils ne reçoivent de services publics, quand les natifs paient 5% de plus.

 Ce résultat a été critiqué par l’association MigrationWatch lors de son audition à la chambre des lords. Celle-ci soulignait notamment que le gouvernement ne tenait pas compte des coûts de santé, d’éducation et des autres services publics pour les enfants d’immigrés nés au Royaume-Uni. Le gouvernement indique que la méthode de calcul des coûts de l’immigration impacte effectivement fortement le résultat.

 Lors de son audition, le professeur Rowthorn[8] a montré que le résultat de l’impact net sur les finances publiques dépend fortement du périmètre utilisé : la contribution des enfants d’immigrés, mais aussi d’autres facteurs comme la défense. Suivant les facteurs retenus l’impact fiscal net varie entre -5.3Md£ et +2.6Md£ pour 2003-2004 ou -0.47% à +0.23% du PIB.

 Une étude de l'IPPR[9] (Institute for Public Policy Research) note cependant que cet impact moyen cache des disparités significatives suivant les origines d’immigration. Ainsi pour 13 pays d’origine, dont les USA et le Zimbabwe, les immigrés contribuent plus en moyenne aux finances publiques que les natifs quand d’autres immigrés comme ceux du Bangladesh et de la Turquie contribuent considérablement moins en moyenne. Cette étude relève également que presque aucun américain et 1% des Polonais et Philippiens demandent l’aide publique, contre 39% des immigrés somaliens.

 Les lords indiquent que certaines externalités sur les services publics ne sont pas comptabilisées économiquement par manque de données statistiques quantifiables. C’est le cas par exemple de l’éducation, du système de santé ou des prisons. Les surcoûts liés à l’immigration sont notés par plusieurs acteurs publics mais il n’existe pas de base de données permettant une évaluation fiable. Pour y remédier, le rapport demande la mise en place d’outils adaptés.

2.2. Certains pays ont développé des appareils statistiques permettant d’évaluer précisément l’incidence de l’immigration sur les finances publiques

 De nombreux pays comme l’Islande (1953), la Suède (1966), la Norvège (1968), le Danemark (1968), la Finlande (1970), la Belgique (1968), les Pays-bas (1994), l’Espagne (1996), ou l’Autriche (2000) ont mis en place un registre de population centralisé au niveau national, quand d’autres pays comme l’Italie, l’Allemagne et la Suisse disposent de registres de population à l’échelle locale[10], ces registres intègrent les habitants nationaux et immigrés. Les données des registres de population ne sont pas strictement comparables car les critères d'inscription aux registres varient selon le pays. Notamment, le délai accordé pour s'inscrire diffère d'un pays à l'autre (d'une semaine en Allemagne à un an en Finlande et en Suède). Par ailleurs, dans certains pays, les travailleurs saisonniers, les stagiaires et les étudiants sont inclus dans les statistiques de l'immigration. Les registres ne sont pas toujours à jour, en particulier en ce qui concerne les radiations.

 L’Autriche a mis en place dès 1967 un “micro-recensement”, qui permet d’ajuster en continu les statistiques recueillies via des questionnaires et des entretiens réalisés auprès de la population. Aujourd’hui, ce “micro-recensement” est composé de plusieurs modules qui s’intéressent au logement, à l’emploi, à l’éducation… et permet de cibler certains thèmes en particulier.

 En Allemagne tous les habitants d’une commune, allemands ou non, doivent s’inscrire au registre de population Melderegister, en parallèle de la réalisation de micro-recensements .

 Les États-Unis disposent probablement de l’appareil statistique le plus complet sur les populations immigrées, avec un recensement tous les dix ans inscrit dans la constitution de chaque personne habitant aux Etats-Unis, dont les résultats sont accessibles librement[11]. La qualité des données recueillies leur permet de faire des études de comptabilité sur plusieurs générations[12]. Cela a également permis, dans l’étude de l’OCDE de 2013[13], de prendre en compte l’immigration irrégulière pour ce pays.

Recommendations[14] :

  • Mettre en place un registre systématique d’information sur les populations et les flux pour recueillir les données nécessaires aux études statistiques.
  • Mettre en place une actualisation périodique des études relatives aux coûts de l’immigration.
  • Autoriser les grands services publics (CNAM, CAF, Pôle emploi…) à enrichir leurs données de gestion par des données objectives sur la nationalité et le lieu de naissance afin de mesurer l’accès effectif des étrangers à leurs prestations.
  • Publier chaque année un document synthétique détaillant les écarts entre les flux d’entrée mesurés par le ministère de l’intérieur, l’INSEE et l’OCDE.
  • Recenser les dépenses assumées par les collectivités territoriales et l’ensemble des établissements publics au titre de l’accompagnement social de l’immigration.
  • Améliorer la fiabilité du document de politique transversale annexé au projet de loi de finances censé récapituler les dépenses de l’État au titre de la politique de l’immigration et de l’intégration.

Conclusion

 Au vu de ce qui précède, une conclusion s’impose : la France ne dispose, à ce jour, d’aucune étude permettant de déterminer l’incidence de sa politique migratoire sur les finances publiques. Au mieux dispose-t-elle d’appréciations partielles, imprécises et déjà anciennes. Ce constat est largement partagé : Cour des comptes, France Stratégie, Assemblée nationale, Sénat.

 Les lacunes des ces études sont grandement tributaires des insuffisances de l’appareil statistique français. Contrairement à beaucoup de pays de l’OCDE, la France recueille des données partielles et non systématiques sur ses immigrés. L’existence de bases de données fiables, précises et diversifiées, est pourtant la condition nécessaire à la connaissance de l’incidence de l’immigration sur les finances publiques.

 À titre d’exemple, grâce aux données recueillies, le professeur Kjetil Storesletten a pu conclure en 2000[15], que pour favoriser l’équilibre budgétaire il fallait privilégier l’immigration qualifiée. Dans une autre étude[16] il conclut que le taux d’emploi et l’âge des immigrés est déterminant pour la soutenabilité des finances publiques.

Pour aller plus loin :
  1. France stratégie, 2019, L’impact de l’immigration sur le marché du travail, les finances publiques et la croissance

  2. Assemblée nationale, 2020, L’évaluation des coûts et bénéfices de l’immigration en matière économique et sociale

  3. France stratégie et l’Assemblée nationale ciblent principalement les études du CEPII et de l’OCDE analysées en première partie

  4. Les Yeux grands fermés, p. 27

  5. Les Yeux grands fermés, p. 22 : exemple avec la mise en place de l’AGDREF pour produire des informations cohérentes. En 1996 les activités du groupe ont été suspendues.

  6. Ibid., p. 32 : Le bilan de 2003 publié en 2004 par l’Insee parlait d’un recul du solde migratoire, de moins 10 000 à 57 000. Il s’est avéré par la suite que 2003 était le point le plus haut de 1994-2007 et que l’Insee avait fait une erreur d’estimation.

  7. Chambre des lords, 2008, The Economic Impact of Immigration

  8. Ibid., p. 41

  9. Sriskandarajah D, Cooley L, and Kornblatt T (2007) Britain’s immigrants: an economic profile, London:

    IPPR

  10. Le registre de population centralisé, source de statistiques démographiques en Europe, 2013 Michel Poulain, Anne Hern, https://www.cairn.info/revue-population-2013-2-page-215.htm

  11. Voir par exemple le site internet du recensement

  12. Voir par exemple Ronald Lee et Timothy Miller, 2000

  13. Étude analysée dans la partie 1 de cet article

  14. Une partie de ces recommandations sont directement issues du rapport de 2020 de l’Assemblée nationale cité précédemment

  15. Sustaining Fiscal Policy through Immigration, Journal of Political Economy, Kjetil Storesletten

    Vol. 108, No. 2 (April 2000), pp. 300-323 https://www.jstor.org/stable/10.1086/262120?seq=1

  16. Fiscal Implications of Immigration - a Net Present Value Calculation, 2003, Kjetil Storesletten https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1467-9442.t01-2-00009