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Sauver Schengen : face à l’urgence, la nécessaire réforme.

Sauver Schengen : face à l’urgence, la nécessaire réforme.

Table des matières

L’essentiel

Le code frontières Schengen établit, pour la plupart des États membres de l’Union européenne (UE) et pour certains autres États européens, un régime de franchissement des frontières par les personnes physiques, suivant un principe d’absence de contrôles aux frontières intérieures à cet espace. En contrepartie, les contrôles sont censés être renforcés aux frontières extérieures, de manière à sécuriser l’accès à cet espace de libre circulation.

Bien que présenté comme une des grandes réalisations de la construction européenne, il faut relever que l’espace Schengen et l’Union européenne se sont développés de manière parallèle. Plusieurs États membres de l’Union ne sont d’ailleurs toujours pas membres de l’espace Schengen ou bien pas à part entière, comme la Bulgarie et la Roumanie, qui ont rejoint l’espace Schengen au 31 mars 2024 sauf pour les frontières terrestres. Cet élargissement limité témoigne du fait qu’élargir cette zone européenne de libre circulation ne va pas sans induire des risques sécuritaires et migratoires.

La présente note rappelle ce qu’est le système Schengen, discute les problèmes qu’il soulève en termes de flux migratoires, constate les apports limités prévus par la révision en cours du code des frontières Schengen et formule des propositions pour rendre Schengen compatible avec la maîtrise des frontières.

  • L’espace Schengen, dans lequel les personnes circulent librement sans contrôles aux frontières intérieures, est considéré comme l’une des réussites de l’Union européenne (UE) et la garantie d’une liberté précieuse pour les citoyens européens. Cependant, outre que l’espace Schengen et l’UE ne se superposent pas, cette zone de libre circulation devait s’inscrire plus largement dans « l’espace de sécurité et de justice » prévu par le traité de Maastricht et s’accompagner d’une protection efficace de nos frontières extérieures, de manière à ne pas exposer les Européens à des risques accrus.
  • Or, à l’usage et comme l’a dramatiquement illustré la crise migratoire engagée depuis 2015, l’espace Schengen s’est montré dysfonctionnel. La libre- circulation, étendue aux ressortissants des pays tiers et associée à l’absence de vérifications aux frontières, a rendu l’Europe plus vulnérable à la pression de l’immigration irrégulière. Elle se trouve aussi à l’origine d’importants « flux migratoires secondaires » entre pays européens – tout particulièrement au détriment de la France.
  • Un relatif consensus s’étant dégagé sur ces dysfonctionnements, les institutions européennes ont engagé une révision du code des frontières Schengen (CFS) qui devrait prochainement aboutir. Cependant, au-delà des progrès indéniables qu’elle pourrait apporter, cette révision ne semble pas à même d’armer les États membres pour répondre aux défis migratoires contemporains.
  • Ces défis plaident pour la mise en œuvre d’autres mesures, aminimaen exploitant les possibilités actuellement prévues par le droit – telles que l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler aux autorités leurs déplacements au sein de l’espace Schengen. Nous proposons toutefois une réforme plus ambitieuse du système Schengen : en réservant la libre circulation aux citoyens de l’UE, en mettant fin aux visas Schengen de court-séjour autorisant à circuler dans l’ensemble des pays membres et en soumettant les ressortissants des pays tiers à des contrôles. C’est ainsi que l’idéal de libre circulation pourra être préservé pour les citoyens européens.

1.1 Une convention internationale qui a été intégrée dans le droit de l’Union, assortie d’exemptions : espace Schengen et Union européenne ne se superposent pas

Schengen est un village luxembourgeois qui a donné son nom à des accords interétatiques conclus entre des pays européens pour organiser la libre circulation des personnes. Il s’agit d’abord de l’accord Schengen, signé le 14 juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne (République fédérale d’Allemagne, France et les trois pays du Benelux), laquelle comptait alors dix membres. Il fallut ensuite adopter en 1990 une convention d’application de l’accord Schengen, pour que « l’espace Schengen » voie effectivement le jour le 26 mars 1995 entre sept pays européens – l’Espagne et le Portugal ayant entre-temps rejoint les cinq premiers pays cités.

L’intitulé de l’accord de 1985, « relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la France», est parlant : il s’agit, à court terme, d’alléger les vérifications aux frontières pour les personnes et les marchandises et, à long terme, de supprimer ces vérifications pour les reporter aux frontières extérieures, le tout en en organisant la coopération administrative, notamment douanière et policière, et en rapprochant les politiques de visas et d’admission au séjour.

Il est important de souligner que cet accord visait uniquement les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, comme cela résulte expressément de son préambule1 et de son article 1e2. Formellement, lesétrangers extra-communautaires n’étaient donc pas couverts par cette suppression graduelle des frontières communes, même s’ils pouvaient de fait en bénéficier – d’où d’ailleurs la préoccupation exprimée dans l’accord de protéger le territoire contre l’immigration illégale.

Cette genèse de l’espace Schengen illustre lien entre celui-ci et l’intégration européenne mais aussi la déconnexion institutionnelle et juridique initiale entre l’accord Schengen – de nature purement interétatique – et la Communauté européenne, qui n’avait pas elle-même organisé la suppression de l’ensemble des vérifications aux frontières du marché intérieur.

Ce n’est qu’avec le traité d’Amsterdam, entrée en vigueur le 1er mai 1999, que

« l’acquis Schengen » a été intégré au droit de l’Union. Le traité instituant la Communauté européenne, devenu entre-temps traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), offre ainsi, comme nous allons le voir, une base légale au « code frontières Schengen » (CFS), qui prend la forme d’un règlement du Parlement européen et du Conseil.3

Toutefois, l’espace Schengen et le territoire de l’Union diffèrent à plusieurs titres. D’une part, certains États membres ont choisi et obtenu de ne pas rejoindre cet espace (Irlande)4 ou ne remplissent pas encore les conditions nécessaires (Chypre et, en partie, la Roumanie et la Bulgarie5). D’autre part, des pays tiers ont adhéré à l’espace Schengen et appliquent ainsi la réglementation européenne (l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et Gibraltar).

Cela illustre le fait qu’il est possible de concilier Union européenne et contrôles aux frontières. La libre circulation dont bénéficient les citoyens européens n’implique ainsi pas nécessairement l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Source:ministèredel’EuropeetdesAffairesétrangères.6

1.2 Les textes en vigueur organisent l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Le droit primaire de l’Union ne se contente pas de garantir, au titre du « marché intérieur », le principe de libre circulation des personnes (article 26 TFUE), c’est-à-dire des travailleurs (article 45 du TFUE), par des dispositions dont il n’est pas contesté qu’elles ne bénéficient qu’aux citoyens européens, à l’exclusion des ressortissants des pays tiers. Il prévoit aussi l’absence de tout contrôle aux frontières intérieures.

Plus exactement, l’article 77 du TFUE, qui s’inscrit dans les dispositions du traité sur les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration, fonde la compétence de l’Union pour « développe[r] une politique visant: / a) à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures » (art. 77, §1, a). Le législateur européen est ainsi compétent pour « adopte[r] les mesures portant sur: […] c) les conditions dans lesquelles les ressortissants des pays tiers peuvent circuler librement dans l’Union pendant une courte durée; […] e) l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. » (art. 77, §2).

L’absence de contrôles aux frontières intérieures constitue ainsi un objectif que le législateur européen est invité à atteindre. Les termes de l’article 77 sont néanmoins assez ambigus quant à la portée de cette absence de contrôle : d’un côté, celle-ci doit s’appliquer sans distinction de nationalité, ce qui semble s’étendre aux ressortissants de pays tiers, tandis que, d’un autre côté, la circulation de tels ressortissants peut être soumise à des conditions.

De même, l’article 79 du TFUE fonde la compétence de l’Union pour « [définir] des droits des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans un État membre, y compris les conditions régissant la liberté de circulation et de séjour dans les autres États membres;»(art. 79, §2, b), ce qui confirme que la libre circulation dans l’Union n’est pas absolue pour les ressortissants des pays tiers et fait clairement apparaître que les étrangers en situation irrégulière sont exclus de ce droit. La Commission ne dit pas autre chose sur ce point7. Or, dès lors que les étrangers en situation irrégulière ne bénéficient pas du droit de circuler librement sans faire l’objet de contrôles aux frontières et que des étrangers séjournent effectivement illégalement sur le territoire, on peut en conclure que de tels contrôles devraient pouvoir être menés…

Ce sont ces articles 77 et 79 du TFUE qui constituent la base légale du règlement constituant le code frontières Schengen, déjà mentionné.

C’est plus précisément le titre III du CFS qui est consacré aux frontières intérieures. Il consacre le droit des personnes, « quelle que soit leur nationalité », de franchir les frontières intérieures « en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées » (article 22). Les vérifications à l’intérieur du territoire, y compris dans les zones frontalières, ne sont admises qu’à la condition de ne pas avoir « un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières » (article 23).

Cependant les États membres ont la possibilité de prévoir l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler leur présence sur leur territoire, soit à l’entrée, soit dans un délai de trois jours ouvrables à partir de l’entrée (article 23, sous d, en combinaison avec l’article 20 de la convention d’application de Schengen). Cette possibilité semble être devenue assez théorique mais cette obligation de signaler sa présence auprès des autorités de police existe bien dans notre droit national8.

La réintroduction du contrôle aux frontières intérieures est néanmoins permise « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre », en dernier recours et sans excéder ce qui est strictement nécessaire (article 25), pour une durée qui ne peut atteindre deux ans que dans ces circonstances exceptionnelles. Si ces dispositions ont été assez largement utilisées par les États membres dans le contexte sécuritaire, migratoire et sanitaire des dernières années, sans toujours respecter la durée limite de deux ans, il n’en reste pas moins que le principe est l’absence de contrôle aux frontières intérieures, les contrôles aux frontières extérieures étant censés être suffisants pour protéger le territoire européen.

1.3 Les États membres de l’espace Schengen sont restreints dans leur capacité à contrôler les flux migratoires internes.

Les institutions européennes, plus particulièrement la Commission européenne avec le concours de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), veillent à ce que l’ensemble des dispositions relatives à l’espace Schengen soient respectées et le cas échéant interprétées dans leur sens le plus extensif. Ainsi, la portée de la prohibition des contrôles frontaliers a été accentuée par la jurisprudence sourcilleuse de la CJUE qui a défini des conditions strictes encadrant la possibilité pour les États membres de mener des opérations de police sur leur territoire sans que celles-ci ne puissent être assimilées à des opérations de contrôle frontalier.

Ainsi que l’a jugé la grande chambre de la Cour de justice dans l’arrêt Melki et Abdeli du 22 juin 2010 (C-188/10 et C-189/10), le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale, française en l’espèce, « conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen […] l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de la dite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières». Autrement dit, pour le juge européen, contrôler l’identité des personnes n’est pas problématique pour autant que ce ne soit pas spécifiquement dans la zone frontalière. Or le droit national français ne prévoit pas que l’identité des personnes puisse être contrôlée en tout temps et en tout lieu sans raison particulière. Aussi, alors qu’il serait souhaitable de pouvoir mener des contrôles d’identité plus aisément en zone frontalière que sur le reste du territoire, le droit de l’Union s’y oppose.

L’état du droit décrit ci-dessus peut être considéré comme problématique dans le contexte migratoire actuel, dans la mesure où il facilite l’immigration légale et illégale vers les États composant l’espace Schengen.

2.1 L’application de Schengen aux ressortissants des pays tiers : une version extensive de la libre circulation, qui ne découle pas automatiquement du principe de libre circulation garanti par les traités européens

Le fait que la libre circulation des personnes bénéficie non seulement aux citoyens européens mais aussi aux ressortissants des pays tiers est problématique en principe et en pratique.

Sur le principe, il s’agit d’une illustration de la propension de l’Union européenne à accorder aux pays tiers des avantages sans aucune contrepartie de leur part – de même par exemple que le droit de l’Union protège la libre circulation des capitaux au niveau mondial au lieu de la limiter au territoire européen.

Sur le plan opérationnel, cette extension de la libre circulation prive l’Union de moyens de contrôle de l’immigration extra-européenne.

Certes, d’aucuns estiment que la libre circulation des personnes doit nécessairement s’étendre aux ressortissants des pays tiers pour des raisons pratiques, tenant au fait que soit il y a des contrôles aux frontières, soit il n’y en a pas. Telle est l’opinion de l’avocat général Athanasios Rantos9, s’appuyant sur l’opinion de certains universitaires10 : « Les personnes, quelle que soit leur nationalité, ne doivent pas être contrôlées lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. Le franchissement des frontières sans contrôle n’est possible de facto que s’il concerne tout le monde. La suppression des contrôles aux frontières intérieures s’étend donc nécessairement aux ressortissants de pays tiers, en raison de la nature même de l’absence de contrôle. »

Cette affirmation, à première vue intellectuellement séduisante, est discutable. Premièrement, elle confond à tort le droit à la libre circulation et l’absence de contrôles aux frontières. De même que le principe de libre circulation des capitaux n’implique pas l’absence de contrôle des flux de capitaux ou que les automobilistes sont susceptibles d’être contrôlés pour vérifier qu’ils détiennent un permis de conduire, il est parfaitement légitime de s’assurer que des personnes exerçant leur droit à la libre circulation dans l’Union sont autorisés à le faire. Telle est d’ailleurs l’opinion de la Commission européenne elle-même, qui distingue bien le droit à la libre circulation de l’absence de vérifications aux frontières intérieures : « Même si, en soi, les vérifications aux frontières intérieures ne portent pas atteinte au droit à la libre circulation, l’absence de telles vérifications facilite en pratique les déplacements des personnes.»11. De fait, la Communauté européenne a longtemps existé avec des contrôles aux frontières, la convention d’application de l’accord Schengen n’étant entrée en vigueur qu’en 1995 pour les premiers États l’ayant conclue. Et une partie de l’Union européenne reste en dehors de l’espace Schengen.

Deuxièmement, si la libre circulation des personnes est bien une liberté fondamentale des citoyens de l’Union – que nous n’entendons pas, pour notre part, remettre en cause – l’absence de tout contrôle aux frontières n’est pas un principe général et absolu qui serait inscrit dans les traités européens. Comme nous l’avons vu plus haut, l’article 77 du TFUE fixe au législateur européen un objectif d’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures, ce qui signifie précisément qu’il revient audit législateur de fixer les conditions et limites de cette absence de contrôle.

Troisièmement, s’il est donc permis au Parlement européen et au Conseil d’apporter certaines restrictions, c’est tout particulièrement le cas s’agissant des ressortissants des pays tiers, comme y invite même l’article 79 du TFUE. Rappelons ici que ces ressortissants ne sont susceptibles de bénéficier de la libre circulation que s’ils séjournent légalement dans un État membre. Pourtant, la suppression pure et simple des contrôles aux frontières intérieures génère une absence de contrôle pour les étrangers en situation irrégulière, ce qui constitue un effet pervers du système actuel et non un effet recherché par le CFS.

Quatrièmement, faire bénéficier les étrangers non-européens de la libre circulation des personnes conduit à brader une liberté conçue comme étant le corollaire de la citoyenneté européenne. Autoriser y compris, de fait, des immigrés clandestins, qui ont violé la frontière extérieure européenne, à circuler librement dans l’Union vient démultiplier l’effet de cette violation et, bien loin d’être nécessaire pour assurer la libre circulation des Européens, lèse les droits de ces derniers.

2.2 L’absence de tout contrôle aux frontières intérieures alimente les flux migratoires vers l’Europe

La suppression des vérifications aux frontières pour les ressortissants des pays tiers contribue à la non-maîtrise de l’immigration, illégale mais aussi légale.

C’est évident pour l’immigration clandestine : en l’absence de contrôles aux frontières intérieures, l’Europe n’est plus protégée contre les flux migratoires illégaux que par sa seule frontière extérieure. Une fois sur le territoire européen, les immigrants peuvent se déplacer dans tout l’espace Schengen sans entrave, sous réserve des contrôles de police dont ils peuvent par ailleurs faire l’objet, comme tout un chacun, pour un motif légitime. N’oublions pas que l’espace Schengen, qui s’étend sur près de 4,3 millions m², permet d’aller de la Sicile à la mer arctique et des îles Canaries à la Pologne.

Et quand bien même des vérifications seraient réintroduites aux frontières intérieures dans le cadre prévu par l’article 25 CFS, il résulte de la jurisprudence de la CJUE12 que les immigrants illégaux interceptés à une frontière intérieure ne peuvent être remis à l’État membre dont ils ont franchi la frontière qu’en respectant toutes les prescriptions de la directive « retour »13.

Ces facilités de circulation alimentent les flux migratoires secondaires, qui concernent notamment des migrants déboutés du droit d’asile dans un État membre qui rejoignent un autre État membre pour y déposer une nouvelle demande d’asile. Dans un avis sur le projet de loi de finances pour 201814, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale avait constaté la prégnance de ce phénomène, devenu massif à la suite de la vague migratoire de 2015-2016, et mis en cause les « dysfonctionnements de l’espace Schengen » : selon le ministère de l’intérieur, près de la moitié des demandeurs d’asile qui se présentaient en France étaient alors déjà connus ailleurs en Europe et près de 500 000 déboutés du droit d’asile circulaient de pays en pays dans l’espace Schengen. Selon ce document parlementaire, qui reste d’actualité15, « L’ampleur des mouvements migratoires secondaires en Europe illustre les lacunes graves de l’espace Schengen. L’Union européenne a mis en place un espace frontalier commun sans harmoniser les règles en son sein, ce qui se traduit par un « cabotage » des systèmes d’asile, une partie des migrants rebondissant de pays en pays pour trouver un point de chute, une fois déboutés de leurs droits dans un État. »

Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, est parvenu à la même conclusion d’inadéquation entre l’espace Schengen et le système européen de l’asile : « Il apparaît même de plus en plus que si le ’’règlement Dublin’’ n’est pas réformé, c’est à terme l’espace de libre circulation[…] qui sera menacé. »16

Un titre de séjour ou visa Schengen autorise à circuler librement dans tout l’espace Schengen. Cela signifie qu’un visa délivré par l’Italie ouvre droit à se rendre en Islande, pour peu que les conditions du visa (la durée essentiellement : 90 jours maximum pour un visa de court séjour) soient respectées.

Là non plus, il ne va pas de soi que, par exemple, un ressortissant d’un pays d’Afrique arrivant en Belgique avec un visa Schengen pour motif touristique soit autorisé à se déplacer dans tout l’espace Schengen : cela démultiplie les voies d’arrivée légale en Europe, lesquelles sont bien souvent un vecteur d’immigration illégale. En effet, sans même parler du cas de visas obtenus par fraude ou corruption, lorsque le touriste détenteur d’un visa omet de quitter le territoire européen dans le délai imparti, il se retrouve en situation irrégulière, sans que l’on sache s’il est resté dans l’État qui a délivré le visa ou s’il a rejoint un autre pays de l’espace Schengen. Le même touriste ou encore le membre d’une délégation sportive peut aussi demander l’asile une fois sur place – en principe dans l’État d’arrivée mais potentiellement aussi dans un autre pays de son choix (en cas de non application du règlement Dublin, d’une nouvelle demande d’asile après rejet de la première par l’État compétent ou encore d’une première demande sous une autre identité que celle initialement déclarée).

À cet égard, la distinction entre immigration légale et immigration illégale n’est pas si nette. La facilitation de l’ensemble de ces migrations par l’espace Schengen est donc problématique.

Le CFS est en cours de révision pour répondre à certaines des difficultés apparues dans le fonctionnement de l’espace Schengen – pas nécessairement ou pas seulement celles identifiées ci-dessus. Le Parlement européen a adopté en première lecture le 24 avril 2024 un règlement modifiant le CFS17, dont le Conseil de l’Union est désormais saisi18. Passons en revue les principales dispositions de ce projet de révision.

3.1 Un encadrement plus strict de la réintroduction temporaire de contrôles aux frontières intérieures.

C’est la mesure qui a suscité le plus de réticences à la droite de l’hémicycle. Un des objectifs des promoteurs du texte, notamment la rapporteure Sylvie Guillaume (groupe Renew), était d’encadrer davantage les rétablissements des contrôles aux frontières intérieures par les États membres. Le texte part du principe que la réintroduction temporaire d’un contrôle aux frontières intérieures devrait être exceptionnelle et n’être utilisée qu’en dernier recours, le cas échéant sous réserve d’une consultation et d’une coopération entre les États membres concernés et la Commission, en tant que gardienne des traités.

Dans la mesure où ce sont les États membres et non la Commission européenne qui sont responsables du maintien de l’ordre public19, il paraît peu opportun de confier à la Commission européenne, même à titre consultatif, la compétence de dire si les conditions du rétablissement des frontières intérieures sont réunies ou non et si les mesures prises sont adaptées et proportionnées. De même, l’instauration d’une durée limite pour la réintroduction des contrôles aux frontières (3 ans, sous certaines conditions) ne tient pas compte des menaces qui pourraient être de nature à justifier le maintien de ces contrôles sur une plus longue durée : la menace migratoire, terroriste ou sanitaire s’embarrasse assez peu de délais réglementaires…

3.2 Une possibilité de renvoi simplifié aux frontières intérieures.

Mieux inspirée est une mesure qui apporte un début de réponse à la problématique des mouvements migratoires secondaires, en introduisant la possibilité pour un État membre qui intercepte des migrants en situation irrégulière dans une zone frontalière de les transférer vers l’État membre par lequel ils sont entrés20. Il s’agit aussi d’une réponse à la jurisprudence de la CJUE (arrêt ADDE, mentionné plus haut), selon laquelle ces renvois doivent aujourd’hui être exécutés dans les conditions définies par la directive retour.

Ainsi, par dérogation à la directive retour, l’État membre pourra procéder au transfert vers le pays voisin de manière immédiate, dans les 24 heures au plus. L’étranger faisant l’objet d’une décision de transfert pourra certes former un recours mais celui-ci sera dépourvu d’effet suspensif. La mise en œuvre de cette procédure sera néanmoins subordonnée à l’existence d’une coopération bilatérale, puisque ne seraient concernés que les étrangers appréhendés « lors de contrôles impliquant les autorités compétentes des deux États membres dans le cadre d’une coopération bilatérale» et sous réserve que ces deux États se soient accordés sur la mise en œuvre de cette procédure de transfert. De surcroît, le Parlement européen a introduit des exceptions (demandeurs d’asile et bénéficiaires de la protection internationale) qui risque de réduire la portée et l’efficacité du dispositif.

3.3 Une nouvelle possibilité de restriction des entrées aux frontières extérieures en cas d’arrivées en masse et en force.

La réforme introduit aussi un nouveau critère lié aux afflux soudains de ressortissants des pays tiers, qui permettent de restreindre temporairement les entrées aux frontières extérieures. Cela vise notamment mais pas seulement les phénomènes d’instrumentalisation des migrants par des pays tiers ou des acteurs non étatiques cherchant à déstabiliser l’Union ou un de ses États membres (on pense notamment aux tentatives d’intrusion depuis la Biélorussie en 2021-2022).

Il est d’abord affirmé que « lorsqu’un grand nombre de migrants tentent de franchir leurs frontières extérieures de manière non autorisée, en masse et en faisant usage de la force, les États membres peuvent prendre les mesures nécessaires pour préserver la sécurité et l’ordre public »21. Ce type de situations est celle envisagée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)22, qui admet dans ce cas de figure une exception au principe d’interdiction des expulsions collectives23.

La précision apportée par la révision du CFS est bienvenue mais ne va pas jusqu’à déroger au principe de non refoulement. Dans un nouveau paragraphe dédié aux situations d’instrumentalisation de migrants, il est même explicité que les restrictions que l’État membre concerné peut envisager dans cette hypothèse (limitation du trafic frontalier au minimum et fermeture temporaire de certains points de passage frontaliers) devraient être appliquées « de manière à garantir que les obligations liées à l’accès à une protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement, sont respectées», un « accès réel et effectif aux procédures de protection internationale » devant notamment être garanti24.

Or, pour notre part, nous ne voyons pas comment il pourrait être raisonnablement envisagé de fermer des points de passage frontaliers pour faire obstacle à une forme d’invasion de migrants instrumentalisés à des fins déstabilisatrices et, en même temps, de garantir à ces mêmes migrants la possibilité de déposer une demande d’asile. En pareille situation, il paraît vain de distinguer l’instrumentalisateur de l’instrumentalisé et de chercher à appliquer le principe de non refoulement, au risque précisément que la tentative de déstabilisation soit couronnée de succès pour le pays tiers ou l’acteur non- étatique hostile.

3.4 Des fondamentaux globalement inchangés.

Certaines autres dispositions ne sont pas sans intérêt, comme celles qui visent à faciliter le recours à des moyens techniques modernes (drones, capteurs de mouvement…) pour prévenir les franchissements non autorisés de la frontière, ou encore à expliciter que les contrôles de police à l’intérieur du territoire peuvent recourir à l’utilisation de technologies de contrôle et de surveillance (sur autoroutes par exemple) pour autant que celles-ci soient généralement utilisées sur tout le territoire ou que leur emploi soit fondé sur une évaluation des risques aux fins de la protection de la sécurité intérieure.

Cependant, il apparaît en définitive que la révision du CFS en cours d’adoption n’apportera qu’un remède incomplet aux insuffisances et défauts de l’espace Schengen. L’idée directrice est d’ailleurs bien de consolider celui-ci dans ses fondamentaux, y compris dans le fait de faire bénéficier également les ressortissants des pays tiers de la libre circulation et de l’absence de vérifications aux frontières.

Concilier le principe de libre circulation des personnes et la maîtrise des frontières des pays européens n’est pas mission impossible. Nous formulons ci- après des propositions, certaines assez ciblées, d’autres plus structurantes.

4.1 À minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

Il est possible, à droit constant, de soumettre les ressortissants des pays tiers, ou certains d’entre eux (ressortissants des pays soumis à un régime de visa par exemple25), à un système d’enregistrement lorsqu’ils se déplacent, comme ils en ont aujourd’hui le droit, dans l’espace Schengen. Comme nous l’avons vu (cf. I supra), c’est ce qu’autorise l’article 23, sous d, du CFS.

Apparemment tombée en désuétude ou imparfaitement appliquée, cette disposition pourrait être réactivée. La révision en cours du CFS prévoit d’ailleurs que les États membres puissent aussi soumettre les chefs d’établissements d’hébergement à une obligation « de veiller à ce que les ressortissants de pays tiers remplissent et signent les fiches de déclaration ». Cette obligation déclarative devrait être modernisée, en étant obligatoirement effectuée en ligne, de manière à alimenter un système d’information national voire européen26, de manière à permettre aux États d’être mieux informés sur les flux migratoires internes, de procéder à des contrôles, notamment dans les lieux d’hébergement pour s’assurer du respect de l’obligation d’enregistrement, et de tirer les conséquences d’une méconnaissance de l’obligation (amende, ordre de quitter le territoire…).

À noter que plusieurs États membres de l’Union ont déployé un système de passenger locator form pendant la pandémie de Covid-19, dont la Belgique, afin de contrôler à des fins sanitaires les déplacements internationaux. Un tel système est donc tout à fait possible et réaliste ; il n’implique pas des contrôles aux frontières.

Comme évoqué ci-dessus, la révision en cours du CFS permettra, sous certaines conditions, de faciliter la reconduite aux frontières intérieures des étrangers en situation irrégulière interceptés dans les zones frontalières. Cette mesure rendra plus efficaces les contrôles de police dans les zones frontalières, ainsi que les contrôles aux frontières intérieures dans le cas où ils auront été réintroduits temporairement en vertu de la clause de suspension de l’espace Schengen (article 25 CFS).

Certes, pour que ces interceptions soient pleinement efficaces pour lutter contre l’immigration irrégulière au niveau européen, il conviendrait que l’État membre auquel sont remis les étrangers interceptés les renvoie ensuite dans leur pays d’origine.

Mais le seul fait de faire obstacle au franchissement de frontières intérieures serait de nature à rendre l’entrée dans l’espace Schengen moins attractif, le risque d’être intercepté à chaque franchissement de frontière pouvant au moins dissuader les immigrants de passer d’un pays à un autre – et les dissuader d’émigrer tout court si leur objectif est de rejoindre non pas l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais un autre pays plus au Nord. De fait, les immigrants débarquant à Lampedusa ou aux Canaries n’aspirent pas à y rester… Les frontières nationales peuvent en somme jouer le rôle d’écluses ou de filets de sécurité supplémentaires lorsque la frontière extérieure a été franchie, contribuant à la protection du territoire européen.

Parallèlement, il serait souhaitable de ne pas limiter dans la durée la possibilité de rétablir les contrôles aux frontières intérieures, la protection de l’ordre public devant prévaloir si besoin. Une nouvelle révision du CFS – allant dans le sens inverse de la révision en cours – serait nécessaire.

Compte tenu du risque que les bénéficiaires de visas Schengen ne quittent pas le territoire européen au terme de la durée de séjour prévue, le cas échéant en mettant à profit leur droit à la libre circulation pour se volatiliser dans l’espace Schengen, ces visas ne devraient être délivrés qu’à des ressortissants de pays qui coopèrent effectivement à la réadmission de leurs émigrés en situation irrégulière en Europe. Le droit européen des visas le permet mais seule la Gambie a jusqu’ici fait l’objet de mesures restrictives concernant le traitement des visas et les droits de visa… Les États européens préfèrent jouer de la carotte en accordant des traitements plus avantageux aux pays qui coopèrent davantage.

Tant que des visas Schengen continueront à être délivrés – mais il est possible d’envisager des mesures plus fondamentales (cf. 4.2.2 infra) – il conviendrait de les conditionner strictement, au niveau européen, à une coopération efficace des pays concernés à la réadmission de leurs ressortissants.

4.2 De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

Pour aller plus loin dans la maîtrise des flux migratoires en Europe sans pour autant remettre en cause la liberté pour les Européens de circuler sans contrôle aux frontières intérieures, il conviendrait d’exclure clairement les ressortissants de pays tiers du bénéfice d’un principe de libre circulation qui, comme nous l’avons vu, n’a pas du tout été prévu pour eux.

On peut naturellement envisager des variantes moins ambitieuses. Ainsi pourrait-on différencier les étrangers titulaires d’un titre de séjour, actuellement autorisés à circuler dans l’espace Schengen sans visa, et les étrangers titulaires d’un visa Schengen de court séjour. Pour les titulaires d’un titre de séjour, on pourrait également distinguer en fonction de la nature du titre : il n’est pas évident que les bénéficiaires de l’asile ou d’un titre de séjour « étranger malade » aient vocation à circuler dans tout l’espace Schengen, alors que cela s’entend davantage pour un étranger disposant d’une carte de résident de 10 ans en France. Concentrons-nous sur le cas des titulaires de visas.

Les détenteurs de visas Schengen de court séjour (visas « C », pour 90 jours maximum de séjour continu), quel que soit le motif (touristique, professionnel, familial, formation, activité rémunérée) ne devraient pas être autorisés à circuler dans l’ensemble de l’espace Schengen. Celui-ci, qui s’étend de l’Islande à la Bulgarie, est désormais bien vaste, de sorte qu’il est disproportionné d’accorder à des étrangers venant séjourner très temporairement en Europe et pour un motif précis, l’autorisation par défaut de pouvoir voyager dans l’ensemble de cet espace. En conséquence, le titulaire d’un visa espagnol par exemple ne serait pas autorisé à se rendre en France et se placerait en situation irrégulière s’il y venait toutefois.

À noter qu’il est d’ores et déjà possible de limiter à titre exceptionnel la validité d’un visa Schengen C à un seul ou à certains pays de l’espace Schengen uniquement. Il n’est donc pas correct d’objecter que cette mesure serait irréalisable. Nous préconisons en revanche d’inverser le principe et l’exception : le principe devrait être la limitation de la validité géographique du visa C27, l’exception la validité dans l’ensemble de l’espace Schengen – il faudrait alors pour le demandeur justifier du besoin de disposer d’un visa permettant de se rendre dans chacun des 29 États membres de la zone.

Il s’agirait donc de généraliser ce qui d’ailleurs existe déjà, c’est-à-dire la délivrance de VTL (visas territorialement limités).

Prenons un exemple concret : aujourd’hui un Algérien qui, par hypothèse, se voit refuser la délivrance d’un visa Schengen par l’un des consulats français en Algérie, peut obtenir de l’Espagne et de l’Italie non pas un visa espagnol ou italien, mais un visa Schengen – donc valable pour la France qui est sa destination privilégiée. Muni dudit visa Schengen, il sera mécaniquementet juridiquementen situation régulière en France et pourra faire jouer les dispositions favorables de l’Accord du 27 décembre 196828 afin d’obtenir un titre de séjour.

S’il était décidé de réserver le bénéfice de la libre-circulation aux seuls ressortissants européens et de mettre fin aux visas Schengen de court-séjour : le même Algérien qui, par hypothèse, se verrait refuser la délivrance d’un visa par l’un des consulats français en Algérie, pourrait continuer à demander un visa aux consulats espagnols ou italiens (généralement plus souples) mais n’obtiendrait de l’un ou l’autre de ces consulats qu’un visa limité à l’Espagne ou à l’Italie.

Ledit ressortissant algérien, s’il venait en France, se trouverait alors mécaniquement et juridiquement en situation irrégulière. Il ne pourrait donc pas rester sur le territoire français et – surtout – ne pourrait faire jouer en sa faveur les dispositions favorables de l’Accord franco-algérien de 1968 en vue d’une installation sur le territoire français.

Réserver la libre circulation aux citoyens des États membres de l’espace Schengen soulève la question des contrôles aux frontières et de leurs modalités, à la fois aux frontières terrestres et dans les gares, ports et aéroports. En effet, dès lors que des ressortissants de pays tiers ne seraient pas autorisés à circuler dans tout l’espace Schengen, il conviendrait de s’assurer qu’ils respectent les limites géographiques de leur autorisation de séjour.

Il importe cependant de souligner que le contrôle de la régularité du séjour ne se limite pas aux vérifications aux frontières, lesquelles ne constituent qu’une des formes possibles de ce contrôle, parallèlement aux vérifications d’identité dans le cadre de contrôles de police ou aux vérifications des déclarations des lieux d’hébergement.

Il n’est donc pas proposé ici d’instaurer des contrôles systématiques aux points de passage frontaliers et d’ériger des clôtures au niveau des frontières intérieures, mais plutôt de réintroduire des contrôles ciblés sur les ressortissants de pays tiers dans les différents points de passage de frontières intérieures (routes, aéroports, gares, ports) limitativement autorisés29. Ces contrôles devraient être adaptés aux enjeux, en fonction des flux légaux et illégaux, et ne seraient donc pas nécessairement permanents. Aux frontières terrestres, il est d’ailleurs préférable qu’ils soient mobiles, un point de contrôle permanent pouvant être contourné. Lorsque c’est possible, les ressortissants des pays tiers pourraient être dirigés vers une file dédiée, comme c’est déjà le cas aux frontières extérieures (« passeports Schengen » et « autres passeports »), sans d’ailleurs s’interdire de contrôler tout cas suspect dans la file « Schengen ».

Ajoutons que les nouvelles technologies fournissent de nouveaux moyens pour organiser ces contrôles de manière efficace, afin d’éviter les désagréments pour les citoyens européens30. Le système de télépéage sur les autoroutes est un bon exemple. Les QR codes utilisés notamment dans les transports pendant la pandémie de Covid-19 en sont un autre. Quant aux portions de frontières se situant entre les points de passage autorisés, elles peuvent faire l’objet d’une surveillance par les moyens techniques modernes évoqués plus hauts (tels les drones), proportionnée aux enjeux : s’il existe aujourd’hui des obstacles juridiques au déploiement de tels moyens en France31, il doit être envisagé de les lever en adaptant la loi et/ou le CFS.

Il est donc possible de réformer Schengen sans revenir au statu quo ante d’avant 1995, époque à laquelle les contrôles aux frontières nationales n’étaient au demeurant déjà plus du tout systématiques. Il s’agit plutôt de construire le Schengen 2.0.

En tant qu’espace sans contrôle aux frontières intérieures, qui n’est en outre pas assorti de frontières extérieures étanches, Schengen amplifie les crises migratoires : les voies légales d’accès à l’Europe sont multipliées puisque chaque État délivre des visas donnant accès à tout l’espace Schengen, les États membres se voient empêchés de contrôler efficacement les flux d’immigrés illégaux circulant de facto librement dans ce même espace, les flux primaires d’immigration génèrent des flux secondaires dont souffre notamment la France.

Ces constats sont assez bien partagés et ont donné lieu à un projet de révision du code frontières Schengen, en voie d’adoption à la date de rédaction de la présente note. Pour autant, force est de constater que cette révision n’apporte au mieux que des solutions partielles aux problèmes identifiés. Ces solutions pourraient être améliorées mais, eu égard à l’ampleur de la menace migratoire, nous pensons qu’il faut changer de philosophie et revenir à l’essence du projet Schengen : un espace de libre circulation au bénéfice des citoyens européens, tandis que les ressortissants des pays tiers doivent quant à eux être soumis à un régime de contrôle de leurs déplacements.

Nous sommes convaincus que c’est en refondant ainsi l’espace Schengen sur des bases saines et réalistes que nous pourrons préserver cette liberté pour les Européens de franchir les frontières intérieures, qui constitue une belle réalisation de la construction européenne – tant que ses avantages l’emportent sur ses inconvénients.

 A minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

  • Soumettre les ressortissants des pays tiers à un système d’enregistrement et de contrôle
  • Renforcer la portée du rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures
  • Suspendre au niveau européen la délivrance des visas Schengen aux ressortissants des pays tiers dont la coopération est insuffisante

De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

  • Revenir au Principe de Schengen en réservant le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens
  • Mettre fin aux visas Schengen de court séjour
  • Mettre en place un système de contrôle des déplacements des ressortissants de pays tiers
  • OID (note), « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures », février 2024

  1. Cf. notamment cet extrait : « ANIMÉS de la volonté de parvenir à la suppression des. contrôles aux frontières communes dans la circulation des ressortissants des États membres des Communautés européennes et d’y faciliter la circulation des marchandises et des services » ↩︎
  2.  « Dès l’entrée en vigueur du présent Accord et jusqu’à la suppression totale de tous les contrôles, les formalités aux frontières communes entre les États de l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française se dérouleront, pour les ressortissants des États membres des Communautés européennes, dans les conditions fixées ci-après. » (souligné par nos soins).
    ↩︎
  3. Initialement le règlement n° 562/2006 du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), remplacé ensuite par le règlement n° 2016/399 du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen). ↩︎
  4. Il en allait précédemment de même du Royaume-Uni, jusqu’à son retrait pur et simple de l’Union, et, pendant un temps, du Danemark.
    ↩︎
  5. Ces deux États ont rejoint l’espace Schengen au 31 mars 2024 mais sans qu’il ne trouve à s’appliquer aux frontières terrestres, ce qui réduit sensiblement la portée de l’absence de contrôles. ↩︎
  6. Consultable ici : https://france-visas.gouv.fr/documents/d/france-visas/carte_schengen ↩︎
  7. Ainsi, dans sa proposition du 14 décembre 202, de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (COM(2021) 891 final), la Commission européenne définit l’espace Schengen comme comprenant « un espace au sein duquel les citoyens de l’Union européenne et les ressortissants de pays tiers qui séjournent légalement sur le territoire, de même que les biens et les services, peuvent circuler sans être soumis à des contrôles aux frontières intérieures » (souligné par nos soins). ↩︎
  8.  Articles L. 621-3 et R. 621-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ↩︎
  9. Conclusions de l’avocat général M. Athanasios Rantos présentées le 30 mars 2023 dans l’affaire C-143/22, Association Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) et autres, point 40. ↩︎
  10. Müller-Graff, P.-Chr., dans Pechstein, M., Nowak, C., Häde, U., (éd.), FrankfurterKommentar zuEUV,GRCundAEUV,BandII, Mohr Siebeck, Tübingen, 2017, article 77 AEUV, point 1. ↩︎
  11. Commission européenne, proposition de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, 14 décembre 2021, COM(2021) 891 final, page 4. ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  13. Sur ce point, cf. notre note « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures » (février 2024), pages 9-11. ↩︎
  14. Assemblée nationale, avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2018 sur la mission immigration, asile et intégration par M. Pierre- Henri Dumont, député, octobre 2017. ↩︎
  15. Dans un récent entretien accordé à l’OID, l’ancien directeur central de la Police aux frontières relevait : « LaFranceestplutôtunpaysderebond,avecuneimmigrationclandestineen provenancemajoritairementdepayseuropéens. » (Entretien avec l’ex-directeur central de la PAF (2017-2022) Fernand Gontier : « Quels contrôles aux frontières ? », mars 2024). ↩︎
  16. Didier LESCHI, Migrations : la France singulière, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2018 (cf. partie III). ↩︎
  17. Le texte tel qu’adopté par le Parlement européen, auquel nous nous référons dans la présente note, est disponible ici : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024- 0323_FR.html
    ↩︎
  18. Le texte ayant fait préalablement l’objet d’un accord interinstitutionnel, son adoption par le Conseil, selon le procédure législative ordinaire (majorité qualifiée), paraît probable. ↩︎
  19. Cf. art. 4 §2 TUE et art. 72 TFUE. ↩︎
  20.  Nouvel article 23 bis « Procédure de transfert des personnes appréhendées dans les zones frontalières intérieures » prévu par le projet de réforme du CFS. ↩︎
  21.  Art. 5, §3, du CFS tel que complété par le projet de réforme ↩︎
  22. CEDH, arrêt du 13 février 2020, N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15 ↩︎
  23. Sur ce point, voir notre note déjà citée sur le refoulement. ↩︎
  24. Art. 5, §4. ↩︎
  25. Une soixantaine de pays tiers sont dispensés de visas (essentiellement les pays développés et la plupart des pays d’Amérique latine). Quelques pays bénéficient de procédures de visa simplifiées (notamment la Russie et la Biélorussie jusqu’à ce que les accords soient suspendus en 2022).
    ↩︎
  26. A notre connaissance, le futur système EES (Entry Exit System) qui doit voir le jour début
    2025 au plus tard ne portera que sur les entrées et sorties de l’espace Schengen, et non sur les franchissements de frontières intérieures. Il serait opportun d’étendre ce système en ce sens. ↩︎
  27. Ou, ce qui revient au même, la délivrance de visas nationaux, valables uniquement à l’échelle nationale, tels que ceux émis par les États européens non membres de l’espace Schengen.
    ↩︎
  28. Voir notre note détaillée à ce sujet : « L’immigration des Algériens », mise à jour du 6 mars
    2023  :  https://observatoire-immigration.fr/limmigration-des-algeriens/ ↩︎
  29. Aux frontières intérieures, on parle de « points de passage autorisés » (PPA).
    ↩︎
  30. Le projet de l’Union européenne est d’ailleurs de développer des « frontières intelligentes » aux frontières extérieures. Il sera possible de décliner ces techniques aux frontières intérieures.
    ↩︎
  31. 31 Le juge administratif a jugé que le déploiement de drones à la frontalière franco- espagnole portait au cas particulier une atteinte disproportionnée à la vie privée (cf. Juge des
    référés du Conseil d’État, 25 juillet 2023, Association Avocats pour la défenses des étrangers, n° 476151). ↩︎
  • L’espace Schengen, dans lequel les personnes circulent librement sans contrôles aux frontières intérieures, est considéré comme l’une des réussites de l’Union européenne (UE) et la garantie d’une liberté précieuse pour les citoyens européens. Cependant, outre que l’espace Schengen et l’UE ne se superposent pas, cette zone de libre circulation devait s’inscrire plus largement dans « l’espace de sécurité et de justice » prévu par le traité de Maastricht et s’accompagner d’une protection efficace de nos frontières extérieures, de manière à ne pas exposer les Européens à des risques accrus.
  • Or, à l’usage et comme l’a dramatiquement illustré la crise migratoire engagée depuis 2015, l’espace Schengen s’est montré dysfonctionnel. La libre- circulation, étendue aux ressortissants des pays tiers et associée à l’absence de vérifications aux frontières, a rendu l’Europe plus vulnérable à la pression de l’immigration irrégulière. Elle se trouve aussi à l’origine d’importants « flux migratoires secondaires » entre pays européens – tout particulièrement au détriment de la France.
  • Un relatif consensus s’étant dégagé sur ces dysfonctionnements, les institutions européennes ont engagé une révision du code des frontières Schengen (CFS) qui devrait prochainement aboutir. Cependant, au-delà des progrès indéniables qu’elle pourrait apporter, cette révision ne semble pas à même d’armer les États membres pour répondre aux défis migratoires contemporains.
  • Ces défis plaident pour la mise en œuvre d’autres mesures, aminimaen exploitant les possibilités actuellement prévues par le droit – telles que l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler aux autorités leurs déplacements au sein de l’espace Schengen. Nous proposons toutefois une réforme plus ambitieuse du système Schengen : en réservant la libre circulation aux citoyens de l’UE, en mettant fin aux visas Schengen de court-séjour autorisant à circuler dans l’ensemble des pays membres et en soumettant les ressortissants des pays tiers à des contrôles. C’est ainsi que l’idéal de libre circulation pourra être préservé pour les citoyens européens.

1.1 Une convention internationale qui a été intégrée dans le droit de l’Union, assortie d’exemptions : espace Schengen et Union européenne ne se superposent pas

Schengen est un village luxembourgeois qui a donné son nom à des accords interétatiques conclus entre des pays européens pour organiser la libre circulation des personnes. Il s’agit d’abord de l’accord Schengen, signé le 14 juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne (République fédérale d’Allemagne, France et les trois pays du Benelux), laquelle comptait alors dix membres. Il fallut ensuite adopter en 1990 une convention d’application de l’accord Schengen, pour que « l’espace Schengen » voie effectivement le jour le 26 mars 1995 entre sept pays européens – l’Espagne et le Portugal ayant entre-temps rejoint les cinq premiers pays cités.

L’intitulé de l’accord de 1985, « relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la France», est parlant : il s’agit, à court terme, d’alléger les vérifications aux frontières pour les personnes et les marchandises et, à long terme, de supprimer ces vérifications pour les reporter aux frontières extérieures, le tout en en organisant la coopération administrative, notamment douanière et policière, et en rapprochant les politiques de visas et d’admission au séjour.

Il est important de souligner que cet accord visait uniquement les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, comme cela résulte expressément de son préambule1 et de son article 1e2. Formellement, lesétrangers extra-communautaires n’étaient donc pas couverts par cette suppression graduelle des frontières communes, même s’ils pouvaient de fait en bénéficier – d’où d’ailleurs la préoccupation exprimée dans l’accord de protéger le territoire contre l’immigration illégale.

Cette genèse de l’espace Schengen illustre lien entre celui-ci et l’intégration européenne mais aussi la déconnexion institutionnelle et juridique initiale entre l’accord Schengen – de nature purement interétatique – et la Communauté européenne, qui n’avait pas elle-même organisé la suppression de l’ensemble des vérifications aux frontières du marché intérieur.

Ce n’est qu’avec le traité d’Amsterdam, entrée en vigueur le 1er mai 1999, que

« l’acquis Schengen » a été intégré au droit de l’Union. Le traité instituant la Communauté européenne, devenu entre-temps traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), offre ainsi, comme nous allons le voir, une base légale au « code frontières Schengen » (CFS), qui prend la forme d’un règlement du Parlement européen et du Conseil.3

Toutefois, l’espace Schengen et le territoire de l’Union diffèrent à plusieurs titres. D’une part, certains États membres ont choisi et obtenu de ne pas rejoindre cet espace (Irlande)4 ou ne remplissent pas encore les conditions nécessaires (Chypre et, en partie, la Roumanie et la Bulgarie5). D’autre part, des pays tiers ont adhéré à l’espace Schengen et appliquent ainsi la réglementation européenne (l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et Gibraltar).

Cela illustre le fait qu’il est possible de concilier Union européenne et contrôles aux frontières. La libre circulation dont bénéficient les citoyens européens n’implique ainsi pas nécessairement l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Source:ministèredel’EuropeetdesAffairesétrangères.6

1.2 Les textes en vigueur organisent l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Le droit primaire de l’Union ne se contente pas de garantir, au titre du « marché intérieur », le principe de libre circulation des personnes (article 26 TFUE), c’est-à-dire des travailleurs (article 45 du TFUE), par des dispositions dont il n’est pas contesté qu’elles ne bénéficient qu’aux citoyens européens, à l’exclusion des ressortissants des pays tiers. Il prévoit aussi l’absence de tout contrôle aux frontières intérieures.

Plus exactement, l’article 77 du TFUE, qui s’inscrit dans les dispositions du traité sur les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration, fonde la compétence de l’Union pour « développe[r] une politique visant: / a) à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures » (art. 77, §1, a). Le législateur européen est ainsi compétent pour « adopte[r] les mesures portant sur: […] c) les conditions dans lesquelles les ressortissants des pays tiers peuvent circuler librement dans l’Union pendant une courte durée; […] e) l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. » (art. 77, §2).

L’absence de contrôles aux frontières intérieures constitue ainsi un objectif que le législateur européen est invité à atteindre. Les termes de l’article 77 sont néanmoins assez ambigus quant à la portée de cette absence de contrôle : d’un côté, celle-ci doit s’appliquer sans distinction de nationalité, ce qui semble s’étendre aux ressortissants de pays tiers, tandis que, d’un autre côté, la circulation de tels ressortissants peut être soumise à des conditions.

De même, l’article 79 du TFUE fonde la compétence de l’Union pour « [définir] des droits des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans un État membre, y compris les conditions régissant la liberté de circulation et de séjour dans les autres États membres;»(art. 79, §2, b), ce qui confirme que la libre circulation dans l’Union n’est pas absolue pour les ressortissants des pays tiers et fait clairement apparaître que les étrangers en situation irrégulière sont exclus de ce droit. La Commission ne dit pas autre chose sur ce point7. Or, dès lors que les étrangers en situation irrégulière ne bénéficient pas du droit de circuler librement sans faire l’objet de contrôles aux frontières et que des étrangers séjournent effectivement illégalement sur le territoire, on peut en conclure que de tels contrôles devraient pouvoir être menés…

Ce sont ces articles 77 et 79 du TFUE qui constituent la base légale du règlement constituant le code frontières Schengen, déjà mentionné.

C’est plus précisément le titre III du CFS qui est consacré aux frontières intérieures. Il consacre le droit des personnes, « quelle que soit leur nationalité », de franchir les frontières intérieures « en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées » (article 22). Les vérifications à l’intérieur du territoire, y compris dans les zones frontalières, ne sont admises qu’à la condition de ne pas avoir « un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières » (article 23).

Cependant les États membres ont la possibilité de prévoir l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler leur présence sur leur territoire, soit à l’entrée, soit dans un délai de trois jours ouvrables à partir de l’entrée (article 23, sous d, en combinaison avec l’article 20 de la convention d’application de Schengen). Cette possibilité semble être devenue assez théorique mais cette obligation de signaler sa présence auprès des autorités de police existe bien dans notre droit national8.

La réintroduction du contrôle aux frontières intérieures est néanmoins permise « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre », en dernier recours et sans excéder ce qui est strictement nécessaire (article 25), pour une durée qui ne peut atteindre deux ans que dans ces circonstances exceptionnelles. Si ces dispositions ont été assez largement utilisées par les États membres dans le contexte sécuritaire, migratoire et sanitaire des dernières années, sans toujours respecter la durée limite de deux ans, il n’en reste pas moins que le principe est l’absence de contrôle aux frontières intérieures, les contrôles aux frontières extérieures étant censés être suffisants pour protéger le territoire européen.

1.3 Les États membres de l’espace Schengen sont restreints dans leur capacité à contrôler les flux migratoires internes.

Les institutions européennes, plus particulièrement la Commission européenne avec le concours de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), veillent à ce que l’ensemble des dispositions relatives à l’espace Schengen soient respectées et le cas échéant interprétées dans leur sens le plus extensif. Ainsi, la portée de la prohibition des contrôles frontaliers a été accentuée par la jurisprudence sourcilleuse de la CJUE qui a défini des conditions strictes encadrant la possibilité pour les États membres de mener des opérations de police sur leur territoire sans que celles-ci ne puissent être assimilées à des opérations de contrôle frontalier.

Ainsi que l’a jugé la grande chambre de la Cour de justice dans l’arrêt Melki et Abdeli du 22 juin 2010 (C-188/10 et C-189/10), le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale, française en l’espèce, « conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen […] l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de la dite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières». Autrement dit, pour le juge européen, contrôler l’identité des personnes n’est pas problématique pour autant que ce ne soit pas spécifiquement dans la zone frontalière. Or le droit national français ne prévoit pas que l’identité des personnes puisse être contrôlée en tout temps et en tout lieu sans raison particulière. Aussi, alors qu’il serait souhaitable de pouvoir mener des contrôles d’identité plus aisément en zone frontalière que sur le reste du territoire, le droit de l’Union s’y oppose.

L’état du droit décrit ci-dessus peut être considéré comme problématique dans le contexte migratoire actuel, dans la mesure où il facilite l’immigration légale et illégale vers les États composant l’espace Schengen.

2.1 L’application de Schengen aux ressortissants des pays tiers : une version extensive de la libre circulation, qui ne découle pas automatiquement du principe de libre circulation garanti par les traités européens

Le fait que la libre circulation des personnes bénéficie non seulement aux citoyens européens mais aussi aux ressortissants des pays tiers est problématique en principe et en pratique.

Sur le principe, il s’agit d’une illustration de la propension de l’Union européenne à accorder aux pays tiers des avantages sans aucune contrepartie de leur part – de même par exemple que le droit de l’Union protège la libre circulation des capitaux au niveau mondial au lieu de la limiter au territoire européen.

Sur le plan opérationnel, cette extension de la libre circulation prive l’Union de moyens de contrôle de l’immigration extra-européenne.

Certes, d’aucuns estiment que la libre circulation des personnes doit nécessairement s’étendre aux ressortissants des pays tiers pour des raisons pratiques, tenant au fait que soit il y a des contrôles aux frontières, soit il n’y en a pas. Telle est l’opinion de l’avocat général Athanasios Rantos9, s’appuyant sur l’opinion de certains universitaires10 : « Les personnes, quelle que soit leur nationalité, ne doivent pas être contrôlées lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. Le franchissement des frontières sans contrôle n’est possible de facto que s’il concerne tout le monde. La suppression des contrôles aux frontières intérieures s’étend donc nécessairement aux ressortissants de pays tiers, en raison de la nature même de l’absence de contrôle. »

Cette affirmation, à première vue intellectuellement séduisante, est discutable. Premièrement, elle confond à tort le droit à la libre circulation et l’absence de contrôles aux frontières. De même que le principe de libre circulation des capitaux n’implique pas l’absence de contrôle des flux de capitaux ou que les automobilistes sont susceptibles d’être contrôlés pour vérifier qu’ils détiennent un permis de conduire, il est parfaitement légitime de s’assurer que des personnes exerçant leur droit à la libre circulation dans l’Union sont autorisés à le faire. Telle est d’ailleurs l’opinion de la Commission européenne elle-même, qui distingue bien le droit à la libre circulation de l’absence de vérifications aux frontières intérieures : « Même si, en soi, les vérifications aux frontières intérieures ne portent pas atteinte au droit à la libre circulation, l’absence de telles vérifications facilite en pratique les déplacements des personnes.»11. De fait, la Communauté européenne a longtemps existé avec des contrôles aux frontières, la convention d’application de l’accord Schengen n’étant entrée en vigueur qu’en 1995 pour les premiers États l’ayant conclue. Et une partie de l’Union européenne reste en dehors de l’espace Schengen.

Deuxièmement, si la libre circulation des personnes est bien une liberté fondamentale des citoyens de l’Union – que nous n’entendons pas, pour notre part, remettre en cause – l’absence de tout contrôle aux frontières n’est pas un principe général et absolu qui serait inscrit dans les traités européens. Comme nous l’avons vu plus haut, l’article 77 du TFUE fixe au législateur européen un objectif d’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures, ce qui signifie précisément qu’il revient audit législateur de fixer les conditions et limites de cette absence de contrôle.

Troisièmement, s’il est donc permis au Parlement européen et au Conseil d’apporter certaines restrictions, c’est tout particulièrement le cas s’agissant des ressortissants des pays tiers, comme y invite même l’article 79 du TFUE. Rappelons ici que ces ressortissants ne sont susceptibles de bénéficier de la libre circulation que s’ils séjournent légalement dans un État membre. Pourtant, la suppression pure et simple des contrôles aux frontières intérieures génère une absence de contrôle pour les étrangers en situation irrégulière, ce qui constitue un effet pervers du système actuel et non un effet recherché par le CFS.

Quatrièmement, faire bénéficier les étrangers non-européens de la libre circulation des personnes conduit à brader une liberté conçue comme étant le corollaire de la citoyenneté européenne. Autoriser y compris, de fait, des immigrés clandestins, qui ont violé la frontière extérieure européenne, à circuler librement dans l’Union vient démultiplier l’effet de cette violation et, bien loin d’être nécessaire pour assurer la libre circulation des Européens, lèse les droits de ces derniers.

2.2 L’absence de tout contrôle aux frontières intérieures alimente les flux migratoires vers l’Europe

La suppression des vérifications aux frontières pour les ressortissants des pays tiers contribue à la non-maîtrise de l’immigration, illégale mais aussi légale.

C’est évident pour l’immigration clandestine : en l’absence de contrôles aux frontières intérieures, l’Europe n’est plus protégée contre les flux migratoires illégaux que par sa seule frontière extérieure. Une fois sur le territoire européen, les immigrants peuvent se déplacer dans tout l’espace Schengen sans entrave, sous réserve des contrôles de police dont ils peuvent par ailleurs faire l’objet, comme tout un chacun, pour un motif légitime. N’oublions pas que l’espace Schengen, qui s’étend sur près de 4,3 millions m², permet d’aller de la Sicile à la mer arctique et des îles Canaries à la Pologne.

Et quand bien même des vérifications seraient réintroduites aux frontières intérieures dans le cadre prévu par l’article 25 CFS, il résulte de la jurisprudence de la CJUE12 que les immigrants illégaux interceptés à une frontière intérieure ne peuvent être remis à l’État membre dont ils ont franchi la frontière qu’en respectant toutes les prescriptions de la directive « retour »13.

Ces facilités de circulation alimentent les flux migratoires secondaires, qui concernent notamment des migrants déboutés du droit d’asile dans un État membre qui rejoignent un autre État membre pour y déposer une nouvelle demande d’asile. Dans un avis sur le projet de loi de finances pour 201814, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale avait constaté la prégnance de ce phénomène, devenu massif à la suite de la vague migratoire de 2015-2016, et mis en cause les « dysfonctionnements de l’espace Schengen » : selon le ministère de l’intérieur, près de la moitié des demandeurs d’asile qui se présentaient en France étaient alors déjà connus ailleurs en Europe et près de 500 000 déboutés du droit d’asile circulaient de pays en pays dans l’espace Schengen. Selon ce document parlementaire, qui reste d’actualité15, « L’ampleur des mouvements migratoires secondaires en Europe illustre les lacunes graves de l’espace Schengen. L’Union européenne a mis en place un espace frontalier commun sans harmoniser les règles en son sein, ce qui se traduit par un « cabotage » des systèmes d’asile, une partie des migrants rebondissant de pays en pays pour trouver un point de chute, une fois déboutés de leurs droits dans un État. »

Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, est parvenu à la même conclusion d’inadéquation entre l’espace Schengen et le système européen de l’asile : « Il apparaît même de plus en plus que si le ’’règlement Dublin’’ n’est pas réformé, c’est à terme l’espace de libre circulation[…] qui sera menacé. »16

Un titre de séjour ou visa Schengen autorise à circuler librement dans tout l’espace Schengen. Cela signifie qu’un visa délivré par l’Italie ouvre droit à se rendre en Islande, pour peu que les conditions du visa (la durée essentiellement : 90 jours maximum pour un visa de court séjour) soient respectées.

Là non plus, il ne va pas de soi que, par exemple, un ressortissant d’un pays d’Afrique arrivant en Belgique avec un visa Schengen pour motif touristique soit autorisé à se déplacer dans tout l’espace Schengen : cela démultiplie les voies d’arrivée légale en Europe, lesquelles sont bien souvent un vecteur d’immigration illégale. En effet, sans même parler du cas de visas obtenus par fraude ou corruption, lorsque le touriste détenteur d’un visa omet de quitter le territoire européen dans le délai imparti, il se retrouve en situation irrégulière, sans que l’on sache s’il est resté dans l’État qui a délivré le visa ou s’il a rejoint un autre pays de l’espace Schengen. Le même touriste ou encore le membre d’une délégation sportive peut aussi demander l’asile une fois sur place – en principe dans l’État d’arrivée mais potentiellement aussi dans un autre pays de son choix (en cas de non application du règlement Dublin, d’une nouvelle demande d’asile après rejet de la première par l’État compétent ou encore d’une première demande sous une autre identité que celle initialement déclarée).

À cet égard, la distinction entre immigration légale et immigration illégale n’est pas si nette. La facilitation de l’ensemble de ces migrations par l’espace Schengen est donc problématique.

Le CFS est en cours de révision pour répondre à certaines des difficultés apparues dans le fonctionnement de l’espace Schengen – pas nécessairement ou pas seulement celles identifiées ci-dessus. Le Parlement européen a adopté en première lecture le 24 avril 2024 un règlement modifiant le CFS17, dont le Conseil de l’Union est désormais saisi18. Passons en revue les principales dispositions de ce projet de révision.

3.1 Un encadrement plus strict de la réintroduction temporaire de contrôles aux frontières intérieures.

C’est la mesure qui a suscité le plus de réticences à la droite de l’hémicycle. Un des objectifs des promoteurs du texte, notamment la rapporteure Sylvie Guillaume (groupe Renew), était d’encadrer davantage les rétablissements des contrôles aux frontières intérieures par les États membres. Le texte part du principe que la réintroduction temporaire d’un contrôle aux frontières intérieures devrait être exceptionnelle et n’être utilisée qu’en dernier recours, le cas échéant sous réserve d’une consultation et d’une coopération entre les États membres concernés et la Commission, en tant que gardienne des traités.

Dans la mesure où ce sont les États membres et non la Commission européenne qui sont responsables du maintien de l’ordre public19, il paraît peu opportun de confier à la Commission européenne, même à titre consultatif, la compétence de dire si les conditions du rétablissement des frontières intérieures sont réunies ou non et si les mesures prises sont adaptées et proportionnées. De même, l’instauration d’une durée limite pour la réintroduction des contrôles aux frontières (3 ans, sous certaines conditions) ne tient pas compte des menaces qui pourraient être de nature à justifier le maintien de ces contrôles sur une plus longue durée : la menace migratoire, terroriste ou sanitaire s’embarrasse assez peu de délais réglementaires…

3.2 Une possibilité de renvoi simplifié aux frontières intérieures.

Mieux inspirée est une mesure qui apporte un début de réponse à la problématique des mouvements migratoires secondaires, en introduisant la possibilité pour un État membre qui intercepte des migrants en situation irrégulière dans une zone frontalière de les transférer vers l’État membre par lequel ils sont entrés20. Il s’agit aussi d’une réponse à la jurisprudence de la CJUE (arrêt ADDE, mentionné plus haut), selon laquelle ces renvois doivent aujourd’hui être exécutés dans les conditions définies par la directive retour.

Ainsi, par dérogation à la directive retour, l’État membre pourra procéder au transfert vers le pays voisin de manière immédiate, dans les 24 heures au plus. L’étranger faisant l’objet d’une décision de transfert pourra certes former un recours mais celui-ci sera dépourvu d’effet suspensif. La mise en œuvre de cette procédure sera néanmoins subordonnée à l’existence d’une coopération bilatérale, puisque ne seraient concernés que les étrangers appréhendés « lors de contrôles impliquant les autorités compétentes des deux États membres dans le cadre d’une coopération bilatérale» et sous réserve que ces deux États se soient accordés sur la mise en œuvre de cette procédure de transfert. De surcroît, le Parlement européen a introduit des exceptions (demandeurs d’asile et bénéficiaires de la protection internationale) qui risque de réduire la portée et l’efficacité du dispositif.

3.3 Une nouvelle possibilité de restriction des entrées aux frontières extérieures en cas d’arrivées en masse et en force.

La réforme introduit aussi un nouveau critère lié aux afflux soudains de ressortissants des pays tiers, qui permettent de restreindre temporairement les entrées aux frontières extérieures. Cela vise notamment mais pas seulement les phénomènes d’instrumentalisation des migrants par des pays tiers ou des acteurs non étatiques cherchant à déstabiliser l’Union ou un de ses États membres (on pense notamment aux tentatives d’intrusion depuis la Biélorussie en 2021-2022).

Il est d’abord affirmé que « lorsqu’un grand nombre de migrants tentent de franchir leurs frontières extérieures de manière non autorisée, en masse et en faisant usage de la force, les États membres peuvent prendre les mesures nécessaires pour préserver la sécurité et l’ordre public »21. Ce type de situations est celle envisagée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)22, qui admet dans ce cas de figure une exception au principe d’interdiction des expulsions collectives23.

La précision apportée par la révision du CFS est bienvenue mais ne va pas jusqu’à déroger au principe de non refoulement. Dans un nouveau paragraphe dédié aux situations d’instrumentalisation de migrants, il est même explicité que les restrictions que l’État membre concerné peut envisager dans cette hypothèse (limitation du trafic frontalier au minimum et fermeture temporaire de certains points de passage frontaliers) devraient être appliquées « de manière à garantir que les obligations liées à l’accès à une protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement, sont respectées», un « accès réel et effectif aux procédures de protection internationale » devant notamment être garanti24.

Or, pour notre part, nous ne voyons pas comment il pourrait être raisonnablement envisagé de fermer des points de passage frontaliers pour faire obstacle à une forme d’invasion de migrants instrumentalisés à des fins déstabilisatrices et, en même temps, de garantir à ces mêmes migrants la possibilité de déposer une demande d’asile. En pareille situation, il paraît vain de distinguer l’instrumentalisateur de l’instrumentalisé et de chercher à appliquer le principe de non refoulement, au risque précisément que la tentative de déstabilisation soit couronnée de succès pour le pays tiers ou l’acteur non- étatique hostile.

3.4 Des fondamentaux globalement inchangés.

Certaines autres dispositions ne sont pas sans intérêt, comme celles qui visent à faciliter le recours à des moyens techniques modernes (drones, capteurs de mouvement…) pour prévenir les franchissements non autorisés de la frontière, ou encore à expliciter que les contrôles de police à l’intérieur du territoire peuvent recourir à l’utilisation de technologies de contrôle et de surveillance (sur autoroutes par exemple) pour autant que celles-ci soient généralement utilisées sur tout le territoire ou que leur emploi soit fondé sur une évaluation des risques aux fins de la protection de la sécurité intérieure.

Cependant, il apparaît en définitive que la révision du CFS en cours d’adoption n’apportera qu’un remède incomplet aux insuffisances et défauts de l’espace Schengen. L’idée directrice est d’ailleurs bien de consolider celui-ci dans ses fondamentaux, y compris dans le fait de faire bénéficier également les ressortissants des pays tiers de la libre circulation et de l’absence de vérifications aux frontières.

Concilier le principe de libre circulation des personnes et la maîtrise des frontières des pays européens n’est pas mission impossible. Nous formulons ci- après des propositions, certaines assez ciblées, d’autres plus structurantes.

4.1 À minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

Il est possible, à droit constant, de soumettre les ressortissants des pays tiers, ou certains d’entre eux (ressortissants des pays soumis à un régime de visa par exemple25), à un système d’enregistrement lorsqu’ils se déplacent, comme ils en ont aujourd’hui le droit, dans l’espace Schengen. Comme nous l’avons vu (cf. I supra), c’est ce qu’autorise l’article 23, sous d, du CFS.

Apparemment tombée en désuétude ou imparfaitement appliquée, cette disposition pourrait être réactivée. La révision en cours du CFS prévoit d’ailleurs que les États membres puissent aussi soumettre les chefs d’établissements d’hébergement à une obligation « de veiller à ce que les ressortissants de pays tiers remplissent et signent les fiches de déclaration ». Cette obligation déclarative devrait être modernisée, en étant obligatoirement effectuée en ligne, de manière à alimenter un système d’information national voire européen26, de manière à permettre aux États d’être mieux informés sur les flux migratoires internes, de procéder à des contrôles, notamment dans les lieux d’hébergement pour s’assurer du respect de l’obligation d’enregistrement, et de tirer les conséquences d’une méconnaissance de l’obligation (amende, ordre de quitter le territoire…).

À noter que plusieurs États membres de l’Union ont déployé un système de passenger locator form pendant la pandémie de Covid-19, dont la Belgique, afin de contrôler à des fins sanitaires les déplacements internationaux. Un tel système est donc tout à fait possible et réaliste ; il n’implique pas des contrôles aux frontières.

Comme évoqué ci-dessus, la révision en cours du CFS permettra, sous certaines conditions, de faciliter la reconduite aux frontières intérieures des étrangers en situation irrégulière interceptés dans les zones frontalières. Cette mesure rendra plus efficaces les contrôles de police dans les zones frontalières, ainsi que les contrôles aux frontières intérieures dans le cas où ils auront été réintroduits temporairement en vertu de la clause de suspension de l’espace Schengen (article 25 CFS).

Certes, pour que ces interceptions soient pleinement efficaces pour lutter contre l’immigration irrégulière au niveau européen, il conviendrait que l’État membre auquel sont remis les étrangers interceptés les renvoie ensuite dans leur pays d’origine.

Mais le seul fait de faire obstacle au franchissement de frontières intérieures serait de nature à rendre l’entrée dans l’espace Schengen moins attractif, le risque d’être intercepté à chaque franchissement de frontière pouvant au moins dissuader les immigrants de passer d’un pays à un autre – et les dissuader d’émigrer tout court si leur objectif est de rejoindre non pas l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais un autre pays plus au Nord. De fait, les immigrants débarquant à Lampedusa ou aux Canaries n’aspirent pas à y rester… Les frontières nationales peuvent en somme jouer le rôle d’écluses ou de filets de sécurité supplémentaires lorsque la frontière extérieure a été franchie, contribuant à la protection du territoire européen.

Parallèlement, il serait souhaitable de ne pas limiter dans la durée la possibilité de rétablir les contrôles aux frontières intérieures, la protection de l’ordre public devant prévaloir si besoin. Une nouvelle révision du CFS – allant dans le sens inverse de la révision en cours – serait nécessaire.

Compte tenu du risque que les bénéficiaires de visas Schengen ne quittent pas le territoire européen au terme de la durée de séjour prévue, le cas échéant en mettant à profit leur droit à la libre circulation pour se volatiliser dans l’espace Schengen, ces visas ne devraient être délivrés qu’à des ressortissants de pays qui coopèrent effectivement à la réadmission de leurs émigrés en situation irrégulière en Europe. Le droit européen des visas le permet mais seule la Gambie a jusqu’ici fait l’objet de mesures restrictives concernant le traitement des visas et les droits de visa… Les États européens préfèrent jouer de la carotte en accordant des traitements plus avantageux aux pays qui coopèrent davantage.

Tant que des visas Schengen continueront à être délivrés – mais il est possible d’envisager des mesures plus fondamentales (cf. 4.2.2 infra) – il conviendrait de les conditionner strictement, au niveau européen, à une coopération efficace des pays concernés à la réadmission de leurs ressortissants.

4.2 De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

Pour aller plus loin dans la maîtrise des flux migratoires en Europe sans pour autant remettre en cause la liberté pour les Européens de circuler sans contrôle aux frontières intérieures, il conviendrait d’exclure clairement les ressortissants de pays tiers du bénéfice d’un principe de libre circulation qui, comme nous l’avons vu, n’a pas du tout été prévu pour eux.

On peut naturellement envisager des variantes moins ambitieuses. Ainsi pourrait-on différencier les étrangers titulaires d’un titre de séjour, actuellement autorisés à circuler dans l’espace Schengen sans visa, et les étrangers titulaires d’un visa Schengen de court séjour. Pour les titulaires d’un titre de séjour, on pourrait également distinguer en fonction de la nature du titre : il n’est pas évident que les bénéficiaires de l’asile ou d’un titre de séjour « étranger malade » aient vocation à circuler dans tout l’espace Schengen, alors que cela s’entend davantage pour un étranger disposant d’une carte de résident de 10 ans en France. Concentrons-nous sur le cas des titulaires de visas.

Les détenteurs de visas Schengen de court séjour (visas « C », pour 90 jours maximum de séjour continu), quel que soit le motif (touristique, professionnel, familial, formation, activité rémunérée) ne devraient pas être autorisés à circuler dans l’ensemble de l’espace Schengen. Celui-ci, qui s’étend de l’Islande à la Bulgarie, est désormais bien vaste, de sorte qu’il est disproportionné d’accorder à des étrangers venant séjourner très temporairement en Europe et pour un motif précis, l’autorisation par défaut de pouvoir voyager dans l’ensemble de cet espace. En conséquence, le titulaire d’un visa espagnol par exemple ne serait pas autorisé à se rendre en France et se placerait en situation irrégulière s’il y venait toutefois.

À noter qu’il est d’ores et déjà possible de limiter à titre exceptionnel la validité d’un visa Schengen C à un seul ou à certains pays de l’espace Schengen uniquement. Il n’est donc pas correct d’objecter que cette mesure serait irréalisable. Nous préconisons en revanche d’inverser le principe et l’exception : le principe devrait être la limitation de la validité géographique du visa C27, l’exception la validité dans l’ensemble de l’espace Schengen – il faudrait alors pour le demandeur justifier du besoin de disposer d’un visa permettant de se rendre dans chacun des 29 États membres de la zone.

Il s’agirait donc de généraliser ce qui d’ailleurs existe déjà, c’est-à-dire la délivrance de VTL (visas territorialement limités).

Prenons un exemple concret : aujourd’hui un Algérien qui, par hypothèse, se voit refuser la délivrance d’un visa Schengen par l’un des consulats français en Algérie, peut obtenir de l’Espagne et de l’Italie non pas un visa espagnol ou italien, mais un visa Schengen – donc valable pour la France qui est sa destination privilégiée. Muni dudit visa Schengen, il sera mécaniquementet juridiquementen situation régulière en France et pourra faire jouer les dispositions favorables de l’Accord du 27 décembre 196828 afin d’obtenir un titre de séjour.

S’il était décidé de réserver le bénéfice de la libre-circulation aux seuls ressortissants européens et de mettre fin aux visas Schengen de court-séjour : le même Algérien qui, par hypothèse, se verrait refuser la délivrance d’un visa par l’un des consulats français en Algérie, pourrait continuer à demander un visa aux consulats espagnols ou italiens (généralement plus souples) mais n’obtiendrait de l’un ou l’autre de ces consulats qu’un visa limité à l’Espagne ou à l’Italie.

Ledit ressortissant algérien, s’il venait en France, se trouverait alors mécaniquement et juridiquement en situation irrégulière. Il ne pourrait donc pas rester sur le territoire français et – surtout – ne pourrait faire jouer en sa faveur les dispositions favorables de l’Accord franco-algérien de 1968 en vue d’une installation sur le territoire français.

Réserver la libre circulation aux citoyens des États membres de l’espace Schengen soulève la question des contrôles aux frontières et de leurs modalités, à la fois aux frontières terrestres et dans les gares, ports et aéroports. En effet, dès lors que des ressortissants de pays tiers ne seraient pas autorisés à circuler dans tout l’espace Schengen, il conviendrait de s’assurer qu’ils respectent les limites géographiques de leur autorisation de séjour.

Il importe cependant de souligner que le contrôle de la régularité du séjour ne se limite pas aux vérifications aux frontières, lesquelles ne constituent qu’une des formes possibles de ce contrôle, parallèlement aux vérifications d’identité dans le cadre de contrôles de police ou aux vérifications des déclarations des lieux d’hébergement.

Il n’est donc pas proposé ici d’instaurer des contrôles systématiques aux points de passage frontaliers et d’ériger des clôtures au niveau des frontières intérieures, mais plutôt de réintroduire des contrôles ciblés sur les ressortissants de pays tiers dans les différents points de passage de frontières intérieures (routes, aéroports, gares, ports) limitativement autorisés29. Ces contrôles devraient être adaptés aux enjeux, en fonction des flux légaux et illégaux, et ne seraient donc pas nécessairement permanents. Aux frontières terrestres, il est d’ailleurs préférable qu’ils soient mobiles, un point de contrôle permanent pouvant être contourné. Lorsque c’est possible, les ressortissants des pays tiers pourraient être dirigés vers une file dédiée, comme c’est déjà le cas aux frontières extérieures (« passeports Schengen » et « autres passeports »), sans d’ailleurs s’interdire de contrôler tout cas suspect dans la file « Schengen ».

Ajoutons que les nouvelles technologies fournissent de nouveaux moyens pour organiser ces contrôles de manière efficace, afin d’éviter les désagréments pour les citoyens européens30. Le système de télépéage sur les autoroutes est un bon exemple. Les QR codes utilisés notamment dans les transports pendant la pandémie de Covid-19 en sont un autre. Quant aux portions de frontières se situant entre les points de passage autorisés, elles peuvent faire l’objet d’une surveillance par les moyens techniques modernes évoqués plus hauts (tels les drones), proportionnée aux enjeux : s’il existe aujourd’hui des obstacles juridiques au déploiement de tels moyens en France31, il doit être envisagé de les lever en adaptant la loi et/ou le CFS.

Il est donc possible de réformer Schengen sans revenir au statu quo ante d’avant 1995, époque à laquelle les contrôles aux frontières nationales n’étaient au demeurant déjà plus du tout systématiques. Il s’agit plutôt de construire le Schengen 2.0.

En tant qu’espace sans contrôle aux frontières intérieures, qui n’est en outre pas assorti de frontières extérieures étanches, Schengen amplifie les crises migratoires : les voies légales d’accès à l’Europe sont multipliées puisque chaque État délivre des visas donnant accès à tout l’espace Schengen, les États membres se voient empêchés de contrôler efficacement les flux d’immigrés illégaux circulant de facto librement dans ce même espace, les flux primaires d’immigration génèrent des flux secondaires dont souffre notamment la France.

Ces constats sont assez bien partagés et ont donné lieu à un projet de révision du code frontières Schengen, en voie d’adoption à la date de rédaction de la présente note. Pour autant, force est de constater que cette révision n’apporte au mieux que des solutions partielles aux problèmes identifiés. Ces solutions pourraient être améliorées mais, eu égard à l’ampleur de la menace migratoire, nous pensons qu’il faut changer de philosophie et revenir à l’essence du projet Schengen : un espace de libre circulation au bénéfice des citoyens européens, tandis que les ressortissants des pays tiers doivent quant à eux être soumis à un régime de contrôle de leurs déplacements.

Nous sommes convaincus que c’est en refondant ainsi l’espace Schengen sur des bases saines et réalistes que nous pourrons préserver cette liberté pour les Européens de franchir les frontières intérieures, qui constitue une belle réalisation de la construction européenne – tant que ses avantages l’emportent sur ses inconvénients.

 A minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

  • Soumettre les ressortissants des pays tiers à un système d’enregistrement et de contrôle
  • Renforcer la portée du rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures
  • Suspendre au niveau européen la délivrance des visas Schengen aux ressortissants des pays tiers dont la coopération est insuffisante

De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

  • Revenir au Principe de Schengen en réservant le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens
  • Mettre fin aux visas Schengen de court séjour
  • Mettre en place un système de contrôle des déplacements des ressortissants de pays tiers
  • OID (note), « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures », février 2024

  1. Cf. notamment cet extrait : « ANIMÉS de la volonté de parvenir à la suppression des. contrôles aux frontières communes dans la circulation des ressortissants des États membres des Communautés européennes et d’y faciliter la circulation des marchandises et des services » ↩︎
  2.  « Dès l’entrée en vigueur du présent Accord et jusqu’à la suppression totale de tous les contrôles, les formalités aux frontières communes entre les États de l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française se dérouleront, pour les ressortissants des États membres des Communautés européennes, dans les conditions fixées ci-après. » (souligné par nos soins).
    ↩︎
  3. Initialement le règlement n° 562/2006 du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), remplacé ensuite par le règlement n° 2016/399 du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen). ↩︎
  4. Il en allait précédemment de même du Royaume-Uni, jusqu’à son retrait pur et simple de l’Union, et, pendant un temps, du Danemark.
    ↩︎
  5. Ces deux États ont rejoint l’espace Schengen au 31 mars 2024 mais sans qu’il ne trouve à s’appliquer aux frontières terrestres, ce qui réduit sensiblement la portée de l’absence de contrôles. ↩︎
  6. Consultable ici : https://france-visas.gouv.fr/documents/d/france-visas/carte_schengen ↩︎
  7. Ainsi, dans sa proposition du 14 décembre 202, de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (COM(2021) 891 final), la Commission européenne définit l’espace Schengen comme comprenant « un espace au sein duquel les citoyens de l’Union européenne et les ressortissants de pays tiers qui séjournent légalement sur le territoire, de même que les biens et les services, peuvent circuler sans être soumis à des contrôles aux frontières intérieures » (souligné par nos soins). ↩︎
  8.  Articles L. 621-3 et R. 621-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ↩︎
  9. Conclusions de l’avocat général M. Athanasios Rantos présentées le 30 mars 2023 dans l’affaire C-143/22, Association Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) et autres, point 40. ↩︎
  10. Müller-Graff, P.-Chr., dans Pechstein, M., Nowak, C., Häde, U., (éd.), FrankfurterKommentar zuEUV,GRCundAEUV,BandII, Mohr Siebeck, Tübingen, 2017, article 77 AEUV, point 1. ↩︎
  11. Commission européenne, proposition de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, 14 décembre 2021, COM(2021) 891 final, page 4. ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  13. Sur ce point, cf. notre note « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures » (février 2024), pages 9-11. ↩︎
  14. Assemblée nationale, avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2018 sur la mission immigration, asile et intégration par M. Pierre- Henri Dumont, député, octobre 2017. ↩︎
  15. Dans un récent entretien accordé à l’OID, l’ancien directeur central de la Police aux frontières relevait : « LaFranceestplutôtunpaysderebond,avecuneimmigrationclandestineen provenancemajoritairementdepayseuropéens. » (Entretien avec l’ex-directeur central de la PAF (2017-2022) Fernand Gontier : « Quels contrôles aux frontières ? », mars 2024). ↩︎
  16. Didier LESCHI, Migrations : la France singulière, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2018 (cf. partie III). ↩︎
  17. Le texte tel qu’adopté par le Parlement européen, auquel nous nous référons dans la présente note, est disponible ici : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024- 0323_FR.html
    ↩︎
  18. Le texte ayant fait préalablement l’objet d’un accord interinstitutionnel, son adoption par le Conseil, selon le procédure législative ordinaire (majorité qualifiée), paraît probable. ↩︎
  19. Cf. art. 4 §2 TUE et art. 72 TFUE. ↩︎
  20.  Nouvel article 23 bis « Procédure de transfert des personnes appréhendées dans les zones frontalières intérieures » prévu par le projet de réforme du CFS. ↩︎
  21.  Art. 5, §3, du CFS tel que complété par le projet de réforme ↩︎
  22. CEDH, arrêt du 13 février 2020, N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15 ↩︎
  23. Sur ce point, voir notre note déjà citée sur le refoulement. ↩︎
  24. Art. 5, §4. ↩︎
  25. Une soixantaine de pays tiers sont dispensés de visas (essentiellement les pays développés et la plupart des pays d’Amérique latine). Quelques pays bénéficient de procédures de visa simplifiées (notamment la Russie et la Biélorussie jusqu’à ce que les accords soient suspendus en 2022).
    ↩︎
  26. A notre connaissance, le futur système EES (Entry Exit System) qui doit voir le jour début
    2025 au plus tard ne portera que sur les entrées et sorties de l’espace Schengen, et non sur les franchissements de frontières intérieures. Il serait opportun d’étendre ce système en ce sens. ↩︎
  27. Ou, ce qui revient au même, la délivrance de visas nationaux, valables uniquement à l’échelle nationale, tels que ceux émis par les États européens non membres de l’espace Schengen.
    ↩︎
  28. Voir notre note détaillée à ce sujet : « L’immigration des Algériens », mise à jour du 6 mars
    2023  :  https://observatoire-immigration.fr/limmigration-des-algeriens/ ↩︎
  29. Aux frontières intérieures, on parle de « points de passage autorisés » (PPA).
    ↩︎
  30. Le projet de l’Union européenne est d’ailleurs de développer des « frontières intelligentes » aux frontières extérieures. Il sera possible de décliner ces techniques aux frontières intérieures.
    ↩︎
  31. 31 Le juge administratif a jugé que le déploiement de drones à la frontalière franco- espagnole portait au cas particulier une atteinte disproportionnée à la vie privée (cf. Juge des
    référés du Conseil d’État, 25 juillet 2023, Association Avocats pour la défenses des étrangers, n° 476151). ↩︎