Table des matières
L’essentiel
Le présent article vise à synthétiser et analyser le rapport de la Cour des comptes paru en janvier 2024 relatif à La politique de lutte contre l’immigration irrégulière1. Ce rapport de la Cour fait suite à celui, publié en 2020, relatif à L’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères2, qui comporte un chapitre VI relatif à la gestion du départ des personnes en situation irrégulière.
Concernant les publications de l’OID relatives au sujet de l’immigration clandestine, on se référera à deux articles parus en août 2021 relatifs à l’immigration illégale en France, ainsi qu’à l’efficacité de la gestion administrative de l’immigration clandestine4.
Préambule – Une publication volontairement retardée par la Cour des comptes qui a empêché la bonne information du Parlement dans le cadre de l’adoption de la loi « immigration »
Il convient de noter que la Cour a volontairement retardé la publication de ce rapport, afin, selon son premier président Pierre Moscovici, de ne pas interférer dans le débat relatif à l’adoption de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
Cette loi, qui a été adoptée le 19 décembre 2023 par le Parlement et qui doit encore faire l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel, ne contient toutefois aucune disposition de nature à améliorer sensiblement l’efficacité de la lutte contre l’immigration clandestine, comme nous l’avions souligné dans notre étude y relative1. On peut donc regretter que la Cour ait décidé ce report de publication dans la mesure où, même si le Gouvernement en a eu connaissance a minima dès le mois d’octobre 2023, dans le cadre de la procédure contradictoire, cela n’a pas été le cas des parlementaires qui ont donc été privés d’un document public essentiel à l’éclairage du débat.
L’argument selon lequel la Cour aurait choisi de retarder la publication du rapport pour éviter d’interférer dans le débat parlementaire est en outre hautement contestable. Aux termes de l’article 47-2 de la Constitution, « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement […] dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens. ».
Dans le contexte de l’examen du projet de loi « immigration », la rétention volontaire par la Cour de la publication de son rapport relève d’une interprétation très restrictive des missions qui lui sont confiées par la Constitution, voire d’un non-respect de ces missions. En réalité, le rôle de la Cour des comptes, tel que défini par l’article 47-2 de la Constitution, est nécessairement de nature à interférer dans le débat parlementaire, dans la mesure où toute assistance du Parlement soit dans le contrôle du Gouvernement, soit dans l’évaluation des politiques publiques, a pour conséquence et même pour finalité d’éclairer et de nourrir le débat parlementaire.
La publication d’un tel rapport en pleine période d’examen au Parlement de la loi « immigration » aurait certes représenté un exercice délicat pour la Cour des comptes, non pas sur le terrain de l’opportunité de cette publication, mais sur celui de la neutralité politique à laquelle cette institution est tenue. Or sur ce point, le rapport de la Cour paraît présenter toutes les garanties que l’on peut en attendre, en se contentant de confronter la réalité des faits aux objectifs affichés par l’exécutif, tout en suggérant les pistes d’amélioration logiques qui découlent de ses constats.
À ceux qui soutiennent que la publication du rapport pendant le débat parlementaire aurait eu pour conséquence de l’orienter politiquement (dans quel sens ?), on répondra que sur ce sujet précis de la gestion de l’immigration clandestine, si mal connu des décideurs et des citoyens, la rétention d’information pourrait aussi être analysée comme une action politique à cette aune.
1- Environ 900 000 immigrés clandestins sont présents en France, conséquence de flux en augmentation continue
Pour évaluer le nombre d’immigrés clandestins présents en France, la Cour des comptes se réfère au Rapport sur l’aide médicale d’État2, qui établit le nombre de bénéficiaires de l’AME à 466 000 à la fin de l’année 2023. Cet indicateur est toutefois imparfait en ce que le bénéfice de l’AME est subordonné à des conditions de ressources et de durée de présence des immigrés clandestins, et que toutes les personnes éligibles ne demandent pas à en bénéficier. Une étude publiée en novembre 2019 par l’IRDES, citée par la Cour, suggère ainsi que seuls 51% des immigrés clandestins seraient bénéficiaires de l’AME.
Une autre mesure évoquée par la Cour des comptes concerne l’indicateur de pression migratoire en France métropolitaine, mesuré par la Police nationale. Il consiste en la somme des irréguliers détectés en France et des refus d’accès délivrés à la frontière, et s’établissait à 138 000 en 2022, dont 89 000 concernant les décisions de non admission. Mais cet indicateur est limité par les moyens affectés aux contrôles de l’immigration irrégulière. Plus le nombre d’agents déployés est important, plus les franchissements irréguliers détectés sont nombreux, ce qui fait mécaniquement augmenter la pression migratoire mesurée. L’indicateur de pression migratoire est donc surtout une mesure en creux de l’insuffisance des moyens actuels de contrôle de l’immigration irrégulière.
Qu’il s’agisse du nombre de bénéficiaires de l’AME ou de l’indicateur de pression migratoire, l’absence de statistiques fiables sur le nombre d’immigrés clandestins en France est un réel problème pour mesurer l’ampleur du phénomène et évaluer et adapter les politiques publiques mises en œuvre pour le réduire.
Toutefois, même si le stock d’immigrés clandestins ne peut être mesuré précisément (probablement entre 500 000 et 900 000 personnes), il est certain que celui-ci augmente très fortement depuis plusieurs années, conséquence de la hausse des flux qui peut être appréciée à travers plusieurs indicateurs qui y sont corrélés :
- Le nombre de bénéficiaires de l’AME a doublé depuis 2015, passant de 316 000 à 466 000 en 20233.
- La France a délivré 316 000 premiers titres de séjour en 2022 soit +10% par rapport à 2019, en croissance de 5% par an.
- Les demandes d’asile ont doublé depuis 2014, avec 133 000 demandes enregistrées en 2022 contre 65 000 en 2014. 70 000 demandes sont rejetées définitivement chaque année, les personnes notifiées passant alors sous statut clandestin si elles restent sur le territoire français malgré l’obligation de le quitter.
Analyse de l’OID
On peut regretter que la Cour des comptes ne formule aucune recommandation visant à améliorer la quantification et la connaissance de l’immigration irrégulière, première étape indispensable à la mise en œuvre de moyens de lutte efficaces. Une vision plus fine de ce phénomène pourrait pourtant être obtenue en croisant les différentes bases de données existantes de la police nationale et des services sociaux et d’inspections, ainsi que les enquêtes existantes, voire en commandant une enquête spécifique à l’INSEE.
2- Des moyens de contrôles inefficaces aussi bien aux frontières que sur le territoire national
La lutte contre l’immigration clandestine passe en premier lieu par le contrôle des frontières, afin d’empêcher les franchissements irréguliers. La France doit ainsi contrôler 126 points de passage frontaliers, liés aux frontières extérieures de l’Union européenne, principalement au sein des ports et aéroports internationaux. A ces points de passage aux frontières extérieures de l’Union européenne s’ajoutent les 190 points de passage autorisés aux frontières intérieures, depuis que la France a rétabli en 2015 les contrôles à ce niveau.
Les contrôles aux frontières extérieures sont une mesure exceptionnelle autorisée tous les 6 mois par l’Union européenne, au départ pour un motif de lutte contre le terrorisme. Les 190 points de passage autorisés sont répartis entre les services de la police aux frontières (PAF) et des douanes, avec le soutien d’autres services (mission sentinelle, autres services de forces de l’ordre). Il apparaît toutefois que les douanes ont tendance à se concentrer sur le contrôle de marchandises qui est leur cœur de métier, et négligent largement leur nouvelle mission de contrôle des flux de personnes. Elles n’ont ainsi prononcé que 379 décisions non-admission en 2021, à mettre en regard du total de 89 000 décisions prononcées en 2022.
En dépit du nombre relativement élevé de décisions de non-admission prononcées aux frontières, la politique de contrôle n’est pas crédible. Lorsque les magistrats de la Cour des comptes se sont déplacés à la frontière italienne pour évaluer la situation, le personnel mobilisé pour surveiller les 117 km de frontière était réduit à 60 agents, dont seulement une vingtaine de membres de la PAF spécialement formés à cette fin. En outre, une étude de Schmoll, Thiollet et Wihtol de 2015, Migration en méditerranée, a conclu que les décisions de non-admission étaient très peu efficaces, la plupart des destinataires se contentant de tenter de nouveaux franchissements un peu plus loin, à des points non surveillés de la frontière.
Surtout, la délivrance de décisions de non-admission pourrait prochainement être interdite. En effet, le Conseil d’Etat a récemment posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur l’applicabilité de la directive retour aux décisions de non-admission. La CJUE ayant répondu positivement, la France sera sans doute bientôt contrainte d’appliquer toutes les garanties procédurales associées à cette directive (délai d’instruction, assistance d’un avocat, etc.). Ces contraintes auraient pour conséquence de priver d’effet pratique les décisions de non-admission et d’affaiblir considérablement le contrôle des frontières.
Outre les moyens humains insuffisants, les procédures de contrôle et les outils à disposition sont très lacunaires. Au sein des points de passage autorisés, les forces de l’ordre ne relèvent ainsi que l’identité des personnes contrôlées, sans l’intégrer dans un système d’information national ou européen. Il n’est procédé à aucun relèvement d’empreintes ou autres moyens d’identification biométrique, ni à l’enregistrement des documents d’identité. Lorsqu’une personne est interpellée sur le territoire national ou à la frontière, les forces de l’ordre n’ont ainsi généralement aucun moyen de savoir si elle a déjà franchi la frontière de manière irrégulière ou tenté de le faire. Ils ne peuvent pas non plus savoir si elle a déjà été identifiée comme représentant un danger pour l’ordre public, en France ou à l’étranger.
En second lieu, la lutte contre l’immigration irrégulière passe par le contrôle des clandestins présents sur le territoire national. Cet aspect n’est abordé par la Cour des comptes qu’à travers le prisme des OQTF et du contentieux des étrangers, et se voit donc traité de manière imparfaite par le rapport. La politique de détection et de contrôle des étrangers irréguliers présents à l’intérieur des frontières n’est pas traitée dans ses différents aspects (insertion sociale, éventuels troubles à l’ordre public, travail illégal…). On apprend seulement que 39% des OQTF prononcées entre 2019 et 2022 l’ont été à la suite d’interpellations « simples », et 5% à la suite de commissions de troubles à l’ordre public. La majorité des OQTF prononcées découle donc de refus de délivrance de titre de séjour ou de protection internationale, c’est-à-dire de situations déjà connues de l’administration.
Analyse de l’OID
La lutte contre le « stock » d’immigrés clandestins présents fait partie des grands angles morts du rapport, contrairement aux contrôles aux frontières qui sont bien documentés. C’est pourtant à ce niveau que se concentrent les principaux enjeux d’ordre public et de dépenses sociales, que l’on pense seulement au coût annuel de l’AME, qui dépasse les 1 Md€. Le rapport de la Cour aurait ainsi pu être complété par des recommandations visant à améliorer la détection des immigrés clandestins, via les contrôles d’identité mais aussi le croisement des données disponibles dans les différentes administrations, notamment sociales.
S’agissant des contrôles aux frontières, la Cour recommande de renforcer et de mieux répartir les forces de l’ordre affectées à cette mission. Elle recommande également de relever et d’enregistrer systématiquement l’identité des personnes qui tentent de franchir irrégulièrement la frontière. Ces propositions sont bienvenues, mais doivent être complétées par l’édiction de sanctions adaptées, afin de rendre réellement dissuasive la lutte contre le franchissement irrégulier des frontières, ce que ne permet pas la délivrance de simples décisions de non-admission.
De manière générale, la Cour n’évoque quasiment pas les moyens de prévention à la source de l’immigration clandestine, deuxième grand angle mort. Ces mesures pourraient consister en la réforme de l’AME pour éviter les arrivées pour motif médical, ou en le traitement des demandes d’asile à l’étranger pour éviter le flux lié aux refus de protection internationale. Seul le cas spécifique de la lutte contre les réseaux organisés est développé dans le rapport de la Cour des comptes.
3- Des procédures d’éloignement paralysées
La Cour relève que le contentieux de l’éloignement forcé est trop complexe, embolise les juridictions (il représente 41% du contentieux des tribunaux administratifs et 61% de celui des cours administratives d’appel), et confronte les préfectures à une insuffisance de moyens pour délivrer correctement les OQTF et les défendre devant le juge en cas de contentieux. Il résulte de cette situation qu’en 2022, 18% des OQTF prononcées ont été annulées par le juge administratif, signe d’un décrochage entre l’importance des contraintes procédurales à respecter et l’incapacité des services préfectoraux à y répondre dans un contexte d’augmentation de la charge de travail (+60% d’OQTF prononcées entre 2017 et 2022).
La Cour des comptes confirme ainsi l’inefficience globale du système d’éloignement des étrangers en France. Moins de 10% des 140 000 OQTF prononcées chaque année sont exécutées. Ce très faible taux d’exécution s’explique, outre les annulations contentieuses, par les difficultés des autorités françaises à établir l’identité des personnes, par les réticences des autorités étrangères à délivrer les laisser-passer consulaires nécessaires à l’admission de leurs ressortissants et par le refus fréquent des compagnies aériennes d’embarquer les intéressés.
En parallèle aux éloignements forcés, la Cour souligne que la France procède à peu de retours aidés exécutés par rapport à ses voisins européens : 4 979 en 2022 contre 26 545 en Allemagne par exemple. Bien que l’aide au retour soit nettement moins onéreuse que les retours forcés (la Cour évalue à 4 414€ en moyenne le coût d’un éloignement forcé, contre 1 120€ pour un retour volontaire), les critères restrictifs d’éligibilité empêchent un emploi plus large de ce dispositif.
Pour répondre à ces problèmes, la Cour procède à une série de recommandations :
- Renforcement des moyens de gestion de l’immigration irrégulière dans les préfectures et présence systématique aux audiences des juridictions
- Simplification des procédures juridictionnelles
- Centralisation des procédures de délivrance des laissez-passer consulaires
- Assouplir le dispositif d’aide au retour volontaire
Analyse de l’OID
La Cour réalise pour la première fois un état des lieux des procédures d’éloignement des étrangers clandestins, ainsi qu’un diagnostic des causes de leurs insuffisances et cet effort mérite d’être souligné. La plupart des recommandations peuvent être reprises, à l’exception peut-être de celle concernant la présence systématique d’une représentation de la préfecture aux audiences devant les juridictions du contentieux des étrangers. Cette présence paraît en effet très peu utile, à plus forte raison devant le juge administratif qui privilégie une procédure écrite. Les annulations d’OQTF reposent en effet généralement sur des vices qui ne peuvent être défendus utilement ou purgés en audience.
Ces améliorations à la marge pourraient être complétées par des changements systémiques : extension des possibilités de rétention administrative des étrangers concernés, réduction des garanties procédurales en concentrant les possibilités d’annulation des décisions d’éloignements aux erreurs de fond…
4- Un chiffrage élevé mais incomplet du coût de la lutte contre l’immigration clandestine
La Cour des comptes évalue à 1,8 Md€ par an les coûts de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce chiffrage est issu de l’addition des coûts « directs » portés à 90% par le ministère de l’intérieur (8% de son budget total) : coût des forces de sécurité mobilisées, coût de la rétention et des éloignements, dépenses relatives au contentieux des immigrés clandestins supportées principalement par les préfectures et les juridictions et dépenses relatives aux projets numériques de gestion des étrangers.
Analyse de l’OID
Parmi les coûts directs, la Cour ne retient que ceux relatifs aux moyens de lutte contre l’immigration irrégulière stricto sensu. Elle ne tient ainsi pas compte, par exemple, du coût annuel de l’AME (1 Md€ par an), alors même que celui-ci est directement et exclusivement lié à l’immigration clandestine. Elle ne tient pas non plus compte des autres prestations sociales versées aux immigrés clandestins, ni de l’aide apportée par les associations subventionnées par des fonds publics.
Parmi les coûts directs retenus, la méthode employée est en outre inégale et conduit généralement à minorer les charges (par exemple dans certains cas les charges de personnel ne sont pas prises en compte, ou ne tiennent pas compte de l’encadrement). La Cour ne cherche pas non plus à évaluer les coûts indirects (charges de structure, délinquance, travail dissimulé, etc.).
Au total, la méthode employée conduit la Cour à fortement minorer les dépenses. Selon Jean-Paul Gourévitch, ce coût devrait être doublé pour être réaliste. En outre, ce chiffrage peut prêter à confusion en laissant entendre que l’immigration irrégulière coûterait 1,8 Md€ chaque année, alors qu’il s’agit uniquement du coût des administrations directement liées à la lutte contre l’immigration.urgence pour redonner quelque crédibilité aux données qu’il produit sur les origines.
Notes
- https://observatoire-immigration.fr/le-projet-de-loi-pour-controler-limmigration-ameliorer-lintegration/ ↩︎
- Claude Evin et Patrick Stefanini, décembre 2023 ↩︎
- Ibid. ↩︎
Préambule – Une publication volontairement retardée par la Cour des comptes qui a empêché la bonne information du Parlement dans le cadre de l’adoption de la loi « immigration »
Il convient de noter que la Cour a volontairement retardé la publication de ce rapport, afin, selon son premier président Pierre Moscovici, de ne pas interférer dans le débat relatif à l’adoption de la loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
Cette loi, qui a été adoptée le 19 décembre 2023 par le Parlement et qui doit encore faire l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel, ne contient toutefois aucune disposition de nature à améliorer sensiblement l’efficacité de la lutte contre l’immigration clandestine, comme nous l’avions souligné dans notre étude y relative1. On peut donc regretter que la Cour ait décidé ce report de publication dans la mesure où, même si le Gouvernement en a eu connaissance a minima dès le mois d’octobre 2023, dans le cadre de la procédure contradictoire, cela n’a pas été le cas des parlementaires qui ont donc été privés d’un document public essentiel à l’éclairage du débat.
L’argument selon lequel la Cour aurait choisi de retarder la publication du rapport pour éviter d’interférer dans le débat parlementaire est en outre hautement contestable. Aux termes de l’article 47-2 de la Constitution, « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement […] dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens. ».
Dans le contexte de l’examen du projet de loi « immigration », la rétention volontaire par la Cour de la publication de son rapport relève d’une interprétation très restrictive des missions qui lui sont confiées par la Constitution, voire d’un non-respect de ces missions. En réalité, le rôle de la Cour des comptes, tel que défini par l’article 47-2 de la Constitution, est nécessairement de nature à interférer dans le débat parlementaire, dans la mesure où toute assistance du Parlement soit dans le contrôle du Gouvernement, soit dans l’évaluation des politiques publiques, a pour conséquence et même pour finalité d’éclairer et de nourrir le débat parlementaire.
La publication d’un tel rapport en pleine période d’examen au Parlement de la loi « immigration » aurait certes représenté un exercice délicat pour la Cour des comptes, non pas sur le terrain de l’opportunité de cette publication, mais sur celui de la neutralité politique à laquelle cette institution est tenue. Or sur ce point, le rapport de la Cour paraît présenter toutes les garanties que l’on peut en attendre, en se contentant de confronter la réalité des faits aux objectifs affichés par l’exécutif, tout en suggérant les pistes d’amélioration logiques qui découlent de ses constats.
À ceux qui soutiennent que la publication du rapport pendant le débat parlementaire aurait eu pour conséquence de l’orienter politiquement (dans quel sens ?), on répondra que sur ce sujet précis de la gestion de l’immigration clandestine, si mal connu des décideurs et des citoyens, la rétention d’information pourrait aussi être analysée comme une action politique à cette aune.
1- Environ 900 000 immigrés clandestins sont présents en France, conséquence de flux en augmentation continue
Pour évaluer le nombre d’immigrés clandestins présents en France, la Cour des comptes se réfère au Rapport sur l’aide médicale d’État2, qui établit le nombre de bénéficiaires de l’AME à 466 000 à la fin de l’année 2023. Cet indicateur est toutefois imparfait en ce que le bénéfice de l’AME est subordonné à des conditions de ressources et de durée de présence des immigrés clandestins, et que toutes les personnes éligibles ne demandent pas à en bénéficier. Une étude publiée en novembre 2019 par l’IRDES, citée par la Cour, suggère ainsi que seuls 51% des immigrés clandestins seraient bénéficiaires de l’AME.
Une autre mesure évoquée par la Cour des comptes concerne l’indicateur de pression migratoire en France métropolitaine, mesuré par la Police nationale. Il consiste en la somme des irréguliers détectés en France et des refus d’accès délivrés à la frontière, et s’établissait à 138 000 en 2022, dont 89 000 concernant les décisions de non admission. Mais cet indicateur est limité par les moyens affectés aux contrôles de l’immigration irrégulière. Plus le nombre d’agents déployés est important, plus les franchissements irréguliers détectés sont nombreux, ce qui fait mécaniquement augmenter la pression migratoire mesurée. L’indicateur de pression migratoire est donc surtout une mesure en creux de l’insuffisance des moyens actuels de contrôle de l’immigration irrégulière.
Qu’il s’agisse du nombre de bénéficiaires de l’AME ou de l’indicateur de pression migratoire, l’absence de statistiques fiables sur le nombre d’immigrés clandestins en France est un réel problème pour mesurer l’ampleur du phénomène et évaluer et adapter les politiques publiques mises en œuvre pour le réduire.
Toutefois, même si le stock d’immigrés clandestins ne peut être mesuré précisément (probablement entre 500 000 et 900 000 personnes), il est certain que celui-ci augmente très fortement depuis plusieurs années, conséquence de la hausse des flux qui peut être appréciée à travers plusieurs indicateurs qui y sont corrélés :
- Le nombre de bénéficiaires de l’AME a doublé depuis 2015, passant de 316 000 à 466 000 en 20233.
- La France a délivré 316 000 premiers titres de séjour en 2022 soit +10% par rapport à 2019, en croissance de 5% par an.
- Les demandes d’asile ont doublé depuis 2014, avec 133 000 demandes enregistrées en 2022 contre 65 000 en 2014. 70 000 demandes sont rejetées définitivement chaque année, les personnes notifiées passant alors sous statut clandestin si elles restent sur le territoire français malgré l’obligation de le quitter.
Analyse de l’OID
On peut regretter que la Cour des comptes ne formule aucune recommandation visant à améliorer la quantification et la connaissance de l’immigration irrégulière, première étape indispensable à la mise en œuvre de moyens de lutte efficaces. Une vision plus fine de ce phénomène pourrait pourtant être obtenue en croisant les différentes bases de données existantes de la police nationale et des services sociaux et d’inspections, ainsi que les enquêtes existantes, voire en commandant une enquête spécifique à l’INSEE.
2- Des moyens de contrôles inefficaces aussi bien aux frontières que sur le territoire national
La lutte contre l’immigration clandestine passe en premier lieu par le contrôle des frontières, afin d’empêcher les franchissements irréguliers. La France doit ainsi contrôler 126 points de passage frontaliers, liés aux frontières extérieures de l’Union européenne, principalement au sein des ports et aéroports internationaux. A ces points de passage aux frontières extérieures de l’Union européenne s’ajoutent les 190 points de passage autorisés aux frontières intérieures, depuis que la France a rétabli en 2015 les contrôles à ce niveau.
Les contrôles aux frontières extérieures sont une mesure exceptionnelle autorisée tous les 6 mois par l’Union européenne, au départ pour un motif de lutte contre le terrorisme. Les 190 points de passage autorisés sont répartis entre les services de la police aux frontières (PAF) et des douanes, avec le soutien d’autres services (mission sentinelle, autres services de forces de l’ordre). Il apparaît toutefois que les douanes ont tendance à se concentrer sur le contrôle de marchandises qui est leur cœur de métier, et négligent largement leur nouvelle mission de contrôle des flux de personnes. Elles n’ont ainsi prononcé que 379 décisions non-admission en 2021, à mettre en regard du total de 89 000 décisions prononcées en 2022.
En dépit du nombre relativement élevé de décisions de non-admission prononcées aux frontières, la politique de contrôle n’est pas crédible. Lorsque les magistrats de la Cour des comptes se sont déplacés à la frontière italienne pour évaluer la situation, le personnel mobilisé pour surveiller les 117 km de frontière était réduit à 60 agents, dont seulement une vingtaine de membres de la PAF spécialement formés à cette fin. En outre, une étude de Schmoll, Thiollet et Wihtol de 2015, Migration en méditerranée, a conclu que les décisions de non-admission étaient très peu efficaces, la plupart des destinataires se contentant de tenter de nouveaux franchissements un peu plus loin, à des points non surveillés de la frontière.
Surtout, la délivrance de décisions de non-admission pourrait prochainement être interdite. En effet, le Conseil d’Etat a récemment posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur l’applicabilité de la directive retour aux décisions de non-admission. La CJUE ayant répondu positivement, la France sera sans doute bientôt contrainte d’appliquer toutes les garanties procédurales associées à cette directive (délai d’instruction, assistance d’un avocat, etc.). Ces contraintes auraient pour conséquence de priver d’effet pratique les décisions de non-admission et d’affaiblir considérablement le contrôle des frontières.
Outre les moyens humains insuffisants, les procédures de contrôle et les outils à disposition sont très lacunaires. Au sein des points de passage autorisés, les forces de l’ordre ne relèvent ainsi que l’identité des personnes contrôlées, sans l’intégrer dans un système d’information national ou européen. Il n’est procédé à aucun relèvement d’empreintes ou autres moyens d’identification biométrique, ni à l’enregistrement des documents d’identité. Lorsqu’une personne est interpellée sur le territoire national ou à la frontière, les forces de l’ordre n’ont ainsi généralement aucun moyen de savoir si elle a déjà franchi la frontière de manière irrégulière ou tenté de le faire. Ils ne peuvent pas non plus savoir si elle a déjà été identifiée comme représentant un danger pour l’ordre public, en France ou à l’étranger.
En second lieu, la lutte contre l’immigration irrégulière passe par le contrôle des clandestins présents sur le territoire national. Cet aspect n’est abordé par la Cour des comptes qu’à travers le prisme des OQTF et du contentieux des étrangers, et se voit donc traité de manière imparfaite par le rapport. La politique de détection et de contrôle des étrangers irréguliers présents à l’intérieur des frontières n’est pas traitée dans ses différents aspects (insertion sociale, éventuels troubles à l’ordre public, travail illégal…). On apprend seulement que 39% des OQTF prononcées entre 2019 et 2022 l’ont été à la suite d’interpellations « simples », et 5% à la suite de commissions de troubles à l’ordre public. La majorité des OQTF prononcées découle donc de refus de délivrance de titre de séjour ou de protection internationale, c’est-à-dire de situations déjà connues de l’administration.
Analyse de l’OID
La lutte contre le « stock » d’immigrés clandestins présents fait partie des grands angles morts du rapport, contrairement aux contrôles aux frontières qui sont bien documentés. C’est pourtant à ce niveau que se concentrent les principaux enjeux d’ordre public et de dépenses sociales, que l’on pense seulement au coût annuel de l’AME, qui dépasse les 1 Md€. Le rapport de la Cour aurait ainsi pu être complété par des recommandations visant à améliorer la détection des immigrés clandestins, via les contrôles d’identité mais aussi le croisement des données disponibles dans les différentes administrations, notamment sociales.
S’agissant des contrôles aux frontières, la Cour recommande de renforcer et de mieux répartir les forces de l’ordre affectées à cette mission. Elle recommande également de relever et d’enregistrer systématiquement l’identité des personnes qui tentent de franchir irrégulièrement la frontière. Ces propositions sont bienvenues, mais doivent être complétées par l’édiction de sanctions adaptées, afin de rendre réellement dissuasive la lutte contre le franchissement irrégulier des frontières, ce que ne permet pas la délivrance de simples décisions de non-admission.
De manière générale, la Cour n’évoque quasiment pas les moyens de prévention à la source de l’immigration clandestine, deuxième grand angle mort. Ces mesures pourraient consister en la réforme de l’AME pour éviter les arrivées pour motif médical, ou en le traitement des demandes d’asile à l’étranger pour éviter le flux lié aux refus de protection internationale. Seul le cas spécifique de la lutte contre les réseaux organisés est développé dans le rapport de la Cour des comptes.
3- Des procédures d’éloignement paralysées
La Cour relève que le contentieux de l’éloignement forcé est trop complexe, embolise les juridictions (il représente 41% du contentieux des tribunaux administratifs et 61% de celui des cours administratives d’appel), et confronte les préfectures à une insuffisance de moyens pour délivrer correctement les OQTF et les défendre devant le juge en cas de contentieux. Il résulte de cette situation qu’en 2022, 18% des OQTF prononcées ont été annulées par le juge administratif, signe d’un décrochage entre l’importance des contraintes procédurales à respecter et l’incapacité des services préfectoraux à y répondre dans un contexte d’augmentation de la charge de travail (+60% d’OQTF prononcées entre 2017 et 2022).
La Cour des comptes confirme ainsi l’inefficience globale du système d’éloignement des étrangers en France. Moins de 10% des 140 000 OQTF prononcées chaque année sont exécutées. Ce très faible taux d’exécution s’explique, outre les annulations contentieuses, par les difficultés des autorités françaises à établir l’identité des personnes, par les réticences des autorités étrangères à délivrer les laisser-passer consulaires nécessaires à l’admission de leurs ressortissants et par le refus fréquent des compagnies aériennes d’embarquer les intéressés.
En parallèle aux éloignements forcés, la Cour souligne que la France procède à peu de retours aidés exécutés par rapport à ses voisins européens : 4 979 en 2022 contre 26 545 en Allemagne par exemple. Bien que l’aide au retour soit nettement moins onéreuse que les retours forcés (la Cour évalue à 4 414€ en moyenne le coût d’un éloignement forcé, contre 1 120€ pour un retour volontaire), les critères restrictifs d’éligibilité empêchent un emploi plus large de ce dispositif.
Pour répondre à ces problèmes, la Cour procède à une série de recommandations :
- Renforcement des moyens de gestion de l’immigration irrégulière dans les préfectures et présence systématique aux audiences des juridictions
- Simplification des procédures juridictionnelles
- Centralisation des procédures de délivrance des laissez-passer consulaires
- Assouplir le dispositif d’aide au retour volontaire
Analyse de l’OID
La Cour réalise pour la première fois un état des lieux des procédures d’éloignement des étrangers clandestins, ainsi qu’un diagnostic des causes de leurs insuffisances et cet effort mérite d’être souligné. La plupart des recommandations peuvent être reprises, à l’exception peut-être de celle concernant la présence systématique d’une représentation de la préfecture aux audiences devant les juridictions du contentieux des étrangers. Cette présence paraît en effet très peu utile, à plus forte raison devant le juge administratif qui privilégie une procédure écrite. Les annulations d’OQTF reposent en effet généralement sur des vices qui ne peuvent être défendus utilement ou purgés en audience.
Ces améliorations à la marge pourraient être complétées par des changements systémiques : extension des possibilités de rétention administrative des étrangers concernés, réduction des garanties procédurales en concentrant les possibilités d’annulation des décisions d’éloignements aux erreurs de fond…
4- Un chiffrage élevé mais incomplet du coût de la lutte contre l’immigration clandestine
La Cour des comptes évalue à 1,8 Md€ par an les coûts de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce chiffrage est issu de l’addition des coûts « directs » portés à 90% par le ministère de l’intérieur (8% de son budget total) : coût des forces de sécurité mobilisées, coût de la rétention et des éloignements, dépenses relatives au contentieux des immigrés clandestins supportées principalement par les préfectures et les juridictions et dépenses relatives aux projets numériques de gestion des étrangers.
Analyse de l’OID
Parmi les coûts directs, la Cour ne retient que ceux relatifs aux moyens de lutte contre l’immigration irrégulière stricto sensu. Elle ne tient ainsi pas compte, par exemple, du coût annuel de l’AME (1 Md€ par an), alors même que celui-ci est directement et exclusivement lié à l’immigration clandestine. Elle ne tient pas non plus compte des autres prestations sociales versées aux immigrés clandestins, ni de l’aide apportée par les associations subventionnées par des fonds publics.
Parmi les coûts directs retenus, la méthode employée est en outre inégale et conduit généralement à minorer les charges (par exemple dans certains cas les charges de personnel ne sont pas prises en compte, ou ne tiennent pas compte de l’encadrement). La Cour ne cherche pas non plus à évaluer les coûts indirects (charges de structure, délinquance, travail dissimulé, etc.).
Au total, la méthode employée conduit la Cour à fortement minorer les dépenses. Selon Jean-Paul Gourévitch, ce coût devrait être doublé pour être réaliste. En outre, ce chiffrage peut prêter à confusion en laissant entendre que l’immigration irrégulière coûterait 1,8 Md€ chaque année, alors qu’il s’agit uniquement du coût des administrations directement liées à la lutte contre l’immigration.urgence pour redonner quelque crédibilité aux données qu’il produit sur les origines.
Notes
- https://observatoire-immigration.fr/le-projet-de-loi-pour-controler-limmigration-ameliorer-lintegration/ ↩︎
- Claude Evin et Patrick Stefanini, décembre 2023 ↩︎
- Ibid. ↩︎