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Auteur/autrice : calf-mc

Pour une renaissance de la politique familiale : liberté, lisibilité et pérennité

La politique familiale de la France s’est, pendant des décennies, fondée sur un principe d’universalité soutenu par tout l’éventail des partis politiques. Par exemple, le quotient familial a été voté en 1945 à l’unanimité des deux Chambres du Parlement et le Parti communiste a contraint le Premier ministre de la gauche plurielle, à l’automne 1998, à revenir sur l’universalité des allocations familiales que le gouvernement avait supprimée neuf mois plus tôt. 

Cette politique a satisfait les Français comme en atteste la meilleure fécondité en France tant pendant le renouveau démographique d’après-guerre qu’après. Ceci s’est traduit par des conséquences économiques et géopolitiques positives, en replaçant la France parmi les pays les plus peuplés d’Europe, la sortant de la nasse de la « petite France » stagnant à 40 millions d’habitants en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie, ce qui avait contribué à son malheur dans la première moitié du XXe siècle1

Toutefois, un processus, certes discontinu, a voulu progressivement écarter le principe fondateur pour aller vers une politique uniquement sociale. Ce processus a atteint son paroxysme au milieu des années 2010, engendrant une baisse inévitable de la fécondité et surtout une perte de confiance dans la politique familiale qui a subi un « grand soir ». 

Ce « grand soir », prolongé par d’autres décisions l’accentuant, et méconnaissant la « révolution de la fécondité2 » qui s’est produite dans les années 1960 grâce au développement des possibilités efficaces de contraception, a porté atteinte au libre choix du nombre d’enfants et a éloigné la France de la nécessaire solidarité entre les générations. Ce qui appelle à la refondation d’une politique familiale au service du bien commun, fondée sur des principes de liberté, de simplicité et de pérennité qui seront définis. À cet effet, la présente note propose des recommandations précises. 

En France, l’existence de la politique familiale s’inscrit dans une longue histoire caractérisée par une volonté politique largement transpartisane.

1.1 De multiples initiatives privées et publiques

Dans une France ayant une considération particulière pour sa marine, et sachant que, bien entendu, ce métier tient éloigné de ses enfants pendant de nombreux mois, c’est dans ce secteur qu’est mis en œuvre, par une circulaire impériale du 26 décembre 1860, un supplément familial de traitement pour les enfants de moins de dix ans des marins ayant plus de cinq ans de service.

Par la suite, des entreprises, sur leur propre initiative, décident de prendre en compte le fait que leurs employés qui assument l’éducation d’enfants ont des charges supplémentaires. Ainsi, en 1884, à Vizille, dans l’Isère, une entreprise privée, les établissements Klein, décide d’attribuer des suppléments familiaux. Dans les années 1880, Léon Harmel, dans sa filature du Val-des-Bois dans la Marne, institue une commission ouvrière qui gère une « caisse de famille » chargée d’attribuer des suppléments familiaux, en nature, ou en argent. Ces initiatives ne restent pas isolées. À compter de 1887, l’État attribue des suppléments familiaux de traitements dans certaines administrations. En 1890, la Compagnie des chemins de fer d’Orléans finit par généraliser cette pratique à tous ses collaborateurs. Se référant parfois à l’encyclique Rerum Novarum de 1891, à la veille de la Première Guerre mondiale, une quarantaine d’entreprises (société de chemins de fer, exploitants de mines, banques…) versent à leurs salariés des indemnités pour « charge de famille3 ». En 1914, cette prise en compte des charges de famille se concrétise lorsqu’est créé l’impôt sur le revenu qui inclut un abattement à la base en fonction du nombre d’enfants.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919, l’État généralise pour les fonctionnaires l’indemnité pour charge de famille. Du côté des entreprises, pour éviter des distorsions de concurrence selon que les entreprises emploient des personnes en charge d’enfants ou des personnes sans enfants, des systèmes de mutualisation, appelés caisses de compensation, sont créés. Émile Romanet, qui a déjà appliqué dans son entreprise un « juste salaire » introduisant la prise en compte des charges de famille, élabore en 1917 cette formule de la caisse de compensation qui est réalisée une première fois en 1918 par Émile Marcesche dans le Morbihan, précisément pour soutenir les mères de famille qui trient le charbon. Au nombre de 6 en 1920, les caisses de compensation passent à 255 au début des années 1930 avec un nombre d’employeurs cotisants passé de 218 à 30 000, concernant 500 000 familles allocataires. Mais l’adhésion des entreprises n’y est nullement obligatoire, ce qui engendre des inégalités.

1.2 Une ligne politique transpartisane généralisant la politique familiale

En conséquence, en 1932, sur une ligne politique transpartisane associant républicains socialistes et catholiques sociaux, la loi du 11 mars généralise et rend obligatoire l’adhésion des entreprises à une caisse de compensation. Les allocations deviennent un droit pour les salariés. Le caractère transpartisan est, par exemple, confirmé par le député Pierre Mendès France qui dépose, le 7 décembre 1933, à la Chambre, une proposition de résolution « invitant le gouvernement à hâter la mise en application de la loi du 11 mars 1932 sur le sursalaire familial dans le plus grand nombre de branches possibles de l’agriculture, du commerce et de l’industrie4 ». Néanmoins, il faudra tout le reste de la décennie pour l’extension des caisses de compensation à toutes les branches, tandis qu’un décret de 1938 organise le versement d’allocations familiales aux salariés agricoles.

Puis le texte le plus important est le décret-loi du 29 juillet 1939, dit Code de la famille, sous le gouvernement du radical-socialiste Édouard Daladier et la chambre des députés issus des élections ayant donné la majorité à la coalition Front populaire qui, certes, a éclaté en 1938. Il est largement dû à l’influence d’Adolphe Landry, ancien ministre et député radical-socialiste, et d’Alfred Sauvy, membre du cabinet de Paul Reynaud, alors ministre des Finances avant d’être président du conseil en 1940. Ce texte crée une prime de naissance pour le premier enfant mais l’exclut des allocations familiales et fixe pour ces dernières des taux progressifs selon le nombre d’enfants. Parallèlement, il confirme que les allocations familiales ne sont pas soumises à l’impôt sur le revenu car elles ne sont qu’une compensation (partielle) de ce qu’on appelle en sciences économiques l’investissement en ressources humaines, ou en capital humain, qui engendre des avantages collectifs.

Le Code de la famille comprend diverses autres mesures, mais le droit aux allocations familiales demeure lié à l’exercice d’une activité salariale ou d’un revenu professionnel. Ensuite, au début des années 1940, ce droit est étendu aux chômeurs. Ainsi la généralisation de la politique familiale mise en place par la IIIe république se prolonge pendant la période dite de l’État français du maréchal Pétain.

1.3 Une assise étendue par l’unanimité parlementaire

Puis la IVe République applique les lois précédentes d’abord sous la présidence du conseil du Général de Gaulle5 (jusqu’au 20 janvier 1946). C’est pendant cette période qu’une décision institutionnelle est prise et que deux innovations majeures interviennent.

Sur le plan institutionnel, les trois éléments des prestations familiales, soit les allocations familiales, l’allocation de salaire unique et la prime de naissance, sont intégrées dans le nouveau système de la Sécurité sociale. L’ordonnance du 4 octobre 1945 précise dans son article 1er que « l’organisation de la Sécurité sociale » est « destinée à […] couvrir les charges de la maternité et les charges de famille qu’ils [les travailleurs] supportent ».

La première innovation est le quotient familial, qui, selon le rapport Laroque et Lenoir6, répond à un souci de justice distributive. Il s’agit de rendre l’impôt sur le revenu aussi neutre que possible, par rapport aux capacités de consommation des familles suivant leurs charges inégales. « Le quotient familial met en œuvre approximativement le principe : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Il est voté dans la loi de finances pour 1946 à l’unanimité des deux chambres du Parlement. Une telle décision est conforme à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui précise que la « contribution commune [les impôts] doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Des facultés évidemment moindres dans la période de leur vie où des personnes ont des charges de famille.

La seconde innovation, par la loi du 22 août 1946, concerne l’instauration d’allocations prénatales et postnatales, en remplacement de la prime de naissance. Les allocations prénatales permettent d’investir pour satisfaire les besoins du futur nouveau-né et, surtout, elles obligent, condition de leur versement, les femmes enceintes à un suivi médical de leur grossesse. En conséquence, leur rôle a été essentiel pour favoriser la baisse du taux de mortalité infantile qui est encore, en 1946, en France métropolitaine, de près de 78 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances, chiffres inférieurs à 5 depuis 1995. Préalablement, la loi du 13 août 1946 a accordé l’accès aux prestations familiales à la quasi-totalité de la population, salariée ou non.

Dans ce contexte, la politique familiale tient une place très importante dans l’ensemble des dépenses de Sécurité sociale soit près de 40 %. Tout cela suppose un financement d’où l’augmentation des cotisations famille sur les salaires7.

2.1 Un quart de siècle de quasi-stabilité

2.2 Une « politique du saucisson » avec des tranches aux modalités et noms changeants

Avec les années 1970, le principe perdure mais des décisions, périphériques aux deux éléments du socle que sont les allocations familiales et le quotient familial, y dérogent par la création de prestations familiales sous conditions de ressources mises en œuvre sous des modalités et des noms changeants, ce qui crée une complication croissante. L’État se lance dans ce que l’on peut appeler une « politique du saucisson », avec des tranches de politique familiale présentées comme ciblées et s’adressant, selon les cas, à telle ou telle catégorie. Chaque création ou modification des modalités d’une tranche ou de son intitulé est l’occasion pour les décideurs politiques de s’offrir des retombées médiatiques et de s’adresser à la part de la population concernée par la mesure.

En conséquence, la lisibilité de la politique familiale diminue, chaque tranche donnant lieu à une allocation dont la dénomination et les critères changent au gré des décisions politiques : leur inventaire est quasiment impossible ou demanderait l’écriture d’un livre-somme que sans doute personne n’aurait envie de lire : complément familial, allocation de salaire unique, allocation de frais de garde, allocation aux mineurs handicapés, allocation d’orphelin, allocation de rentrée scolaire (1974), allocation de parent isolé (1976), allocation logement, prestation à caractère initialement familial, transformée en prestation sociale ; aide personnalisée au logement (1977), supplément de revenu familial (1980), majoration des allocations postnatales (appelée communément prime à la troisième naissance en 1980), allocation au jeune enfant (AJE – janvier 1985) remplaçant les allocations pré et postnatales et le complément familial (pour enfant de moins de trois ans) ; allocation pour jeune enfant (APJE – 2004) remplaçant l’allocation au jeune enfant…

Et les institutions qui gèrent ces prestations – principalement les caisses d’allocations familiales (CAF) – éprouvent des difficultés à mettre en application les normes instables des différentes prestations tandis que des familles se trouvent de facto écartées faute de connaître leurs droits dans un dédale mouvant de prestations.

Pourtant, la nature transpartisane de la politique familiale demeure : elle est à nouveau mise en évidence par le vote à l’unanimité, en 1980, de l’octroi d’une demi-part supplémentaire aux familles pour le troisième enfant dans le système du quotient familial. En revanche, sauf en 1981 après l’élection de François Mitterrand, le rythme de l’augmentation de la base mensuelle des allocations familiales reste souvent en retrait par rapport à celle des prix.

Le cheminement de la période des années 1970 au début des années 2010 est donc le suivant : on crée des prestations sous conditions de ressources, prestations censées bénéficier aux familles qui en ont « vraiment besoin » ; cela permet de contenir les budgets mais surtout de cesser de respecter l’autonomie financière de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), pourtant inscrite dans les lois. Des recettes de la CNAF sont ponctionnées à d’autres fins que la politique familiale. Ce faisant, on introduit une logique d’assistance et le poids relatif des prestations sous conditions de ressources dans le budget total de la CNAF s’accroît.

2.3 Un changement majeur finalement temporaire

Au milieu de cette période, donc dans les années 1990, les gouvernements considèrent que leur problème prioritaire est de pouvoir entrer dans la zone euro créée par le traité de Maastricht. Ils s’attellent donc à respecter les limites d’endettement public fixées par le pacte européen de stabilité et de croissance tel que prévu par les nouveaux traités européens et les décisions du Conseil européen. L’État continue à ponctionner des fonds pourtant destinés aux familles avec enfants, puisqu’il est acquis que leur capacité de mobilisation ou de manifestation est faible, voire nulle.

Puis, en 1995, le plan de réforme de la protection sociale du Premier ministre Alain Juppé prévoit la fiscalisation des allocations familiales. Le 19 juin 1997, le nouveau Premier ministre Lionel Jospin annonce que les allocations familiales ne seront plus versées qu’aux ménages aux revenus modestes ou moyens. Cette mesure ne figurait pas dans le projet socialiste pour les législatives 1997, mais était inscrite en 1995 dans le programme présidentiel de Lionel Jospin.

Effectivement, au 1er janvier 1998, les allocations familiales, à rebours de toute leur histoire, sont placées sous conditions de ressources. Cette mesure suscite de nombreuses controverses plus particulièrement au sein de la « gauche plurielle », la coalition majoritaire à l’Assemblée nationale et qui porte le gouvernement, dont fait partie le Parti communiste. Ce dernier considère qu’enlever le caractère universel des allocations familiales, est une remise en cause du contrat pluridécennal entre les Français et qui risque de remettre en question d’autres politiques publiques.

C’est aussi instaurer des effets de seuil qui, par définition, sont sources d’inégalités. Par exemple, des ménages en situation similaire peuvent ne pas percevoir le même montant d’allocations familiales car les ressources dont ils disposent sont, pour certains, juste au-dessus du seuil et, pour les autres, tout juste en dessous. S’ajoutent des effets pervers : des personnes peuvent souhaiter ne pas obtenir de leur employeur une prime ou une augmentation de salaire pour ne pas risquer de franchir le seuil entraînant une diminution des allocations familiales.

En outre, la fin de l’universalité des allocations familiales consiste à laisser penser que la société a moins besoin des enfants de cadre que des enfants des catégories sociales inférieures. Pourtant, l’avenir du financement de la protection sociale elle-même suppose des enfants, quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. Finalement, le Parti communiste9, qui n’avait pas hésité à manifester avec la droite10, finit par convaincre, et le Premier ministre Lionel Jospin, après une durée symbolique de neuf mois (1er janvier 1998 – 30 septembre 1998) rétablit le principe d’universalité des allocations familiales. Et une telle idée disparaît des programmes des partis politiques, de gauche comme de droite.

2.4 Les effets des évolutions de la politique familiale

Pendant cette période allant des années 1970 au début des années 2010, les incessantes modifications opérées dans la politique familiale, qui sont évidemment ressenties par la population, ne sont pas sans effets sur la fécondité comme cela a été le cas dans les décennies précédentes en France ou à l’étranger11. Après la période de changement structurel du régime démographique naturel lié aux nouveaux moyens de contraception12 ,la fécondité de la France allait-elle évoluer de façon linéaire ? Pour répondre à cette question, examinons de façon détaillée les changements dans la politique familiale et l’évolution de la fécondité en France. Onze étapes successives se distinguent :

  1. en 1975, après la dépénalisation de fait de l’avortement, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est votée. Les engagements gouvernementaux promettant au Parlement, lors des débats sur la loi IVG, d’améliorer la politique familiale ne sont guère concrétisés. La fécondité baisse dans la période 1975-1978 ;
  2. en 1978, le gouvernement veut mieux accompagner les familles lors de la venue du premier enfant et, tout particulièrement, du troisième ou des suivants. Le congé de maternité est porté à 16 semaines, et à 26 semaines pour le 3e enfant. Outre diverses mesures concernant les familles nombreuses, comme précisé ci-dessus, une demi-part supplémentaire de quotient familial pour les familles ayant trois enfants ou plus est intégrée à la loi de finances de 1981. La fécondité remonte pour la période 1979-1981 et l’analyse des naissances par rang montre qu’effectivement, les naissances de rang trois ou plus ont augmenté davantage que les autres ;
  3. en 1981, la forte augmentation – temporaire – des allocations familiales contraste avec la remise en cause de certaines des mesures prises en 1978-1980 : mise en place pour la première fois, par la loi de finances pour 1982, d’un plafonnement du quotient familial ; réduction de plus de moitié de la majoration d’allocation postnatale pour les naissances de rang au moins égal à trois et en cas de naissances multiples (janvier 1983) ; revalorisation limitée des prestations familiales ; l’ouverture du droit aux prestations est retardée d’un mois, passant du 1er mois de l’événement générateur (naissance par exemple) au 1er du mois suivant. S’ajoutent l’abaissement du taux des allocations prénatales et postnatales (janvier 1983) et la baisse du taux du complément familial en juillet 1983 : en outre, l’enfant in utero cesse d’être pris en compte pour le calcul de l’allocation logement. La fécondité rebaisse en 1982-1984 ;
  4. en 1985, le gouvernement de gauche fait voter par le Parlement la création d’une allocation parentale d’éducation (APE)13 : cette dernière est versée au maximum pendant deux ans aux personnes interrompant (ou réduisant) leur activité professionnelle à l’occasion d’une naissance de rang trois ou plus. En 1985 également, les allocations prénatales et postnatales sont remplacées par une allocation du jeune enfant (AJE) dont les modalités encouragent les naissances rapprochées. La fécondité remonte en 1985 et 1986 ;
  5. dans la période 1987-1994, la revalorisation des allocations familiales est souvent insuffisante, soit inférieure à l’inflation ou à l’évolution des salaires. Fin 1990, une contribution sociale généralisée (CSG) est créée, initialement pour financer la branche famille en remplacement des cotisations patronales d’allocations familiales dont le taux diminue (en 2024, le taux principal n’est plus que de 5,25 %14). Cette contribution est en réalité un nouvel impôt et son taux va augmenter (1,1 % des revenus d’activités, des revenus de remplacement et des revenus du patrimoine en 1991, puis des augmentations jusqu’à porter son taux principal à 9,2 % en 2024). La CSG pénalise tout particulièrement le pouvoir d’achat des familles avec enfants puisque, contrairement à l’impôt sur le revenu, elle ignore tout critère familial dans son calcul. La fécondité baisse nettement de 1987 à 1994 ;
  6. en 1994, une loi vise à mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, avec plusieurs mesures : allocation parentale d’éducation étendue au deuxième enfant15, son maintien en cas de travail à temps partiel, revalorisation de l’aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée, allocation de garde d’enfant à domicile, plan crèche, etc. La fécondité remonte dans la période 1995-1996 ;
  7. le 15 novembre 1995, le Premier ministre Alain Juppé annonce l’imposition des allocations familiales ; le 19 juin 1997, le Premier ministre Lionel Jospin annonce la mise sous conditions de ressources des allocations familiales. La fécondité stagne en 1996-1997 ;
  8. en 1998, un changement structurel est écarté. Comme indiqué précédemment, le 12 juin 1998, le Premier ministre Lionel Jospin annonce supprimer au 30 septembre 1998 la mise sous conditions de ressources des allocations familiales qui était appliquée depuis le 1er janvier. La fécondité remonte dans la période 1998-2001 ;
  9. en 2002-2003, la politique familiale se poursuit sans remise en cause. L’indice de fécondité demeure quasiment à son niveau antérieur ;
  10. avril 2003 voit l’annonce de mesures d’amélioration des prestations familiales et des services aux familles et quelques simplifications avec la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) qui remplace en 2004 notamment l’allocation pour jeune enfant (APJE). En 2004, l’APE est remplacée par le complément libre choix d’activité (CLCA), intégré lui-même dans le dispositif plus large de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). le CLCA maintient les principales caractéristiques de l’APE mais étend l’indemnisation aux enfants de rang un et durcit les conditions d’activité antérieure pour le bénéfice de la prestation. La fécondité s’élève à nouveau de 2004 à 2006 pour rester ensuite, jusqu’en 2014, toujours supérieure à 1,96 enfant par femme ;
  11. en 2014, c’est le « grand soir » qui sera analysé dans le point suivant et la fécondité s’abaisse depuis.

Toutefois, ces onze étapes, sur un demi-siècle, semblent indiquer une corrélation entre les évolutions de la politique familiale et celle de la fécondité. Comme toutes les mesures politiques, qu’elles soient économiques ou sociales, celles touchant la politique familiale exercent également des effets. C’est incontestable à l’examen des comparaisons européennes16. Il n’est pas donc étonnant que cela le soit également à l’examen de l’évolution de la fécondité en France ; les mesures jugées positivement engendrent une hausse de la fécondité, les mesures jugées négativement provoquent des baisses de la fécondité. Le fait qu’il y a un rapport entre les évolutions dans la politique familiale et les niveaux de fécondité est incontestable et d’ailleurs confirmé par d’autres études17.

2.5 Une confiance globalement pérenne soutenue par des politiques familiales municipales transpartisanes

Toutefois, en dépit de l’évolution des prestations familiales vers une logique de politique sociale, des nombreuses variations de leurs modalités résumées ci-dessus, la population de la France, comme l’atteste la fécondité encore au début des années 2010, apprécie la politique familiale pour deux raisons.

D’une part, en dépit de sa complexification, son principe fondamental d’universalité demeure, même s’il est vrai qu’il a été suspendu pendant neuf mois en 1998 et ensuite réduit par le plafonnement du quotient familial et plusieurs abaissements de ce plafonnement. Le caractère transpartisan de cette politique demeure également. Par exemple, un expert écrit en 2006 : « La politique familiale, dans son essence, semble faire consensus, au moins compromis en France18 ».

D’autre part, sa nature transpartisane, parfois en dépit des discours des uns et des autres, est mise en évidence par ce que font les collectivités territoriales. Il s’agit plus particulièrement ici des communes qui déploient les politiques familiales municipales. Ces dernières recouvrent les décisions prises par les communes pour accompagner les familles dans leurs besoins et dans leurs tâches éducatives. Les maires en savent toute l’importance car accompagner les familles, c’est leur permettre de mieux vivre et c’est donc contenir des difficultés sociales souvent plus coûteuses et difficiles à résoudre, comme en attestent les actions et les budgets des Centres communaux d’action sociale (CCAS). Ainsi, la plupart des maires, toutes étiquettes confondues, faisaient voter par leur conseil municipal des abattements à la taxe d’habitation pour personnes à charge lorsque étaient fixés les taux d’imposition de cet impôt.

Cet accompagnement des communes nécessite aussi de contribuer à faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle en améliorant les offres en modes de garde pour jeune enfant. Autre élément facilitant cette conciliation, les efforts des communes pour construire des écoles maternelles alors que ceci n’était nullement obligatoire puisque l’instruction obligatoire n’est passée de l’âge de 6 ans à celui de 3 ans qu’à la rentrée 2019. Et, lorsque, à la suite d’une élection municipale, un changement politique s’effectue, aucune rupture n’intervient dans la politique municipale qui s’avère donc transpartisane.

Au total, des années 1970 au milieu des années 2010, la politique familiale de la France n’est pas parfaite et se présente en dents de scie, surtout pour les prestations sous conditions de ressources, ce qui concourt à sa complexité et à son insuffisante lisibilité. Mais elle est jugée satisfaisante par la population française, ce qui est bien mis en évidence notamment par deux éléments. D’une part, la fécondité de la France demeure nettement supérieure à la moyenne de celle des autres pays de l’Union européenne, soit un quart, voire un tiers supérieur selon les années. D’autre part, contrairement à ce qui se constate dans d’autres pays occidentaux, la France est le seul pays où la crise économique de 2008 n’engendre pas une baisse de la fécondité, la situation relative des familles ayant été maintenue sous l’effet de la politique familiale.

Ainsi, à part les neuf premiers mois de 1998, les allocations familiales sont demeurées universelles, servies à toutes les familles à partir de deux enfants.

3.1 L’enterrement d’un principe plus que séculaire

Même si la généralisation des allocations familiales ne s’est complètement finalisée qu’après la Seconde Guerre mondiale, le principe d’universalité, c’est-à-dire d’une compensation à apporter aux parents quel que soit leur niveau de revenu, principe selon lequel les allocations familiales (ou précédemment le sursalaire ou le supplément familial de traitement) relevaient d’une justice horizontale, donc d’une compensation (partielle) en faveur de ceux qui avaient des enfants les années où ils supportaient un investissement éducatif, est demeurée constante depuis les origines de la politique familiale et s’est trouvée notamment confortée par la loi de 1932, puis par le Code de la famille de 1939.

Mais, en 2013, une vaste réforme se prépare par des rapports, des annonces et une importante couverture médiatique19 sans que jamais l’État ne demande à ses services ou ses institutions d’étudier d’éventuelles conséquences en cas de suppression de ce principe plus que séculaire, même si, depuis 1982, ce dernier avait déjà été raboté via le plafonnement du quotient familial et une baisse du pouvoir d’achat relatif des allocations familiales.

Cette suppression s’est effectuée dans les conditions suivantes. En 2013, afin d’améliorer la situation financière de l’État, et après avoir hésité à baisser les allocations familiales, le président de la République François Hollande inscrit, dans la loi de finances pour 2014, une très forte baisse du plafonnement du quotient familial, de 2.000 à 1.500 euros, pour 2014. Cela représente pour les familles ayant, cette année-là, des enfants à charge un supplément d’impôts de 1 milliard d’euros et, bien entendu, 0 euro pour les autres. Mais la promesse est que les gouvernants n’iront pas plus loin dans la mise en cause du principe d’universalité. Toutefois, l’année suivante, en 2014, sur la pression de sa majorité parlementaire qui voulait essuyer la revanche de 1998, un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2015 est présenté et voté, remettant en cause, en plus, l’universalité des allocations.

La fin de l’universalité actée, un article voit dans cette décision « un grand soir fiscal et les conditions d’une véritable réforme fiscale20 ». Nous y voyons plutôt la mise en œuvre d’un « grand soir » de la politique familiale, donc de la fin d’une époque, celle de la dimension transpartisane du principe d’universalité de la politique familiale et le risque, en conséquence, d’une baisse de la fécondité21.

Le changement intervenu en 2015 signifie que, depuis, pour les enfants nés ou adoptés, les allocations familiales sont versées en fonction du revenu disponible de la famille deux ans auparavant. En conséquence, il est défini des seuils de revenus, avec les inégalités et les effets pervers inévitables qui en découlent, qui dépendent du nombre d’enfants : revenus les plus faibles engendrant le montant le plus élevé des allocations familiales ; revenu moyen engendrant la moitié du montant ; revenu les plus élevés engendrant la suppression des allocations familiales.

Bien entendu, il a été promis que la fin de l’universalité des allocations familiales ne toucherait que peu de familles mais aucune étude n’a été réalisé au sujet des conséquences éventuelles sur le libre choix du nombre d’enfants, et donc sur la fécondité. La réalité a été tout autre, ne serait-ce parce que, dans une famille où il y a au moins un cadre, il est très fréquent que l’autre travaille et donc que l’addition de leurs revenus fasse passer ce ménage au-dessus des seuils fixés. En 2016, ce sont environ 10% des familles qui ont subi la réforme. C’est donc le pouvoir d’achat de plus de deux millions et demi de personnes, réparties dans un demi-million de familles, qui a été amputé alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des ménages sans enfants ne subissait aucune amputation.

Depuis, le pourcentage ci-dessus pourrait être plus élevé dans la mesure où les montants engendrant des réductions d’allocations familiales ne sont pas nécessairement suffisamment revalorisés.

Cette fin de l’universalité des allocations familiales s’est accompagnée d’autres restrictions comme la majoration des allocations familiales reportée de deux ans ou le plafonnement à nouveau fortement abaissé du quotient familial engendrant des hausses d’impôts de plusieurs centaines d’euros pour plus d’un million de familles.

3.2 Une restriction des possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale

En même temps, pouvoir concilier vie professionnelle et vie familiale a été rendu moins aisé avec la diminution du complément de mode de garde (CMG), versé pour aider les parents employant une nourrice à domicile ou une assistante maternelle, et surtout la réforme du congé parental, précisément de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) c’est-à-dire le soutien accordé aux familles qui souhaitent faire le choix de suspendre temporairement, partiellement ou totalement, leur activité professionnelle pour pouvoir se consacrer à l’éducation de leurs enfants de moins de trois ans.

Il est décrété le partage obligatoire le plus égalitaire possible entre les hommes et les femmes au sein des familles : pour bénéficier de l’indemnisation de trois ans, ce congé doit être pris par un parent (sont visés les pères) au moins durant un an et par l’autre parent (en général les mères) pour un maximum de deux ans. De plus l’indemnisation a baissé quasiment de moitié, aggravant le sacrifice que représente, pour le niveau de vie des familles, la réduction ou l’arrêt de son travail. Le bilan dressé par le Haut conseil de la famille montre que le résultat est un « échec22 ». Le nombre de bénéficiaires a chuté et cette mesure a plutôt tendu à retirer les femmes du marché de l’emploi alors qu’on était auparavant dans un dispositif protecteur qui permettait à ses bénéficiaires, donc majoritairement aux femmes, de rester liées par un contrat de travail jusqu’aux trois ans de l’enfant. Un certain nombre de femmes ont démissionné, se sont retrouvées au chômage, et, en outre, contrairement à l’objectif annoncé, il y a moins d’hommes qui prennent ce congé parental aujourd’hui qu’avant la réforme. Pour cette seule réforme, plus d’un milliard d’euros ont été « économisés », mais avec quel coût pour les ménages qui auraient choisi d’accueillir un enfant et qui, ayant perdu un juste accompagnement, y ont renoncé.

Concrètement, ce sont souvent les familles modestes qui en subissent les conséquences, des femmes qui ne peuvent continuer à travailler en ayant un jeune enfant, notamment quand elles occupent des emplois où il faut arriver très tôt le matin ou, au contraire, travailler le soir, ou avec des horaires variables d’une semaine à l’autre, ce que la solution de la crèche ou d’une assistante maternelle ne permet pas de résoudre23.

Le bilan de la réforme du congé parental est catastrophique pour une autre raison. En effet, on avait promis de coupler cette réforme avec la création de milliers de places de crèches ou de relais petite enfance. Mais, dans ce milieu des années 2010, une autre décision intervient avec la très forte réduction des dotations de l’État aux collectivités territoriales24. En conséquence, leurs moyens permettant de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ont été considérablement diminués ; aussi, comme cela a notamment été chiffré dans un rapport25 du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), les objectifs de créations de places d’accueil des jeunes enfants (crèches, assistantes maternelles et scolarisation à deux ans) fixés pour les cinq années 2013-201726 n’ont été réalisés qu’à 16% : moins de 50.000 nouvelles places de garde pour les jeunes enfants ont été créées, contre 275.000 promises.

Dans les années qui suivent le « grand soir », les mesures prises sont non seulement maintenues, mais aggravées ; baisse de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et diminution de son plafond de ressources, excluant environ 150.000 foyers du dispositif ; suppression de la majoration de l’indemnité journalière en cas de maladie pour les parents de trois enfants et plus ; division par deux sur 95% des territoires de la quotité finançable du prêt à taux zéro (20% au lieu de 40%), puis prêt à taux zéro réservé aux logements collectifs.

Le message donné par la suppression de la taxe d’habitation décidée en 2018 a aussi été négatif pour les familles. Une tribune dans un quotidien a titré : « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20% les plus aisés27 ». Mais, en réalité, ce titre est incomplet, car c’était surtout un cadeau aux plus aisées sans charges de famille, donc ceux dont les taxes d’habitation étaient les plus élevées, car non concernés par des minorations municipales de la taxe d’habitation concernant notamment les familles avec enfants.

L’ensemble des décisions du « grand soir », complétées par les mesures défavorables aux familles prises depuis, ne sont pas restées sans effet28, comme l’attestent l’abaissement de la fécondité (figure 1) et l’accentuation du vieillissement de la population.

Pourtant, le prix Nobel d’économie Gary Becker29 a souligné que la dimension économique de la fécondité pour les ménages doit aussi être prise en compte, même si elle n’est évidemment pas l’unique facteur explicatif du niveau de la fécondité. Lorsqu’ils envisagent d’avoir un enfant ou un enfant supplémentaire30, les ménages se conduisent aussi comme des acteurs économiques rationnels, leurs enfants éventuels peuvent être alors considérés comme des biens qui engendrent des coûts d’équipement, d’alimentation, d’habillement et d’éducation. Ainsi, le modèle de Becker souligne l’importance du coût des enfants pour expliquer les évolutions de fécondité. En conséquence, le souhait d’avoir des enfants réagit aux variations du coût de l’enfant supplémentaire. Selon ce modèle, une politique familiale accompagnant moins les ménages augmente le « prix » de l’enfant supplémentaire ; autrement dit, si cet enfant souhaité risque de trop abaisser le pouvoir d’achat du ménage, cela a pour effet d’abaisser la fécondité.

Certes, certains nient totalement ce modèle, préférant disserter en considérant que l’évolution de la fécondité ne dépendrait que de causes purement sociologiques, voire du contexte géopolitique. Demeure le fait que ceux qui dissertent ainsi n’ont rien vu venir. Ils escomptaient même plutôt le contraire. Ainsi, à l’automne 2018, dans la revue Population de l’Institut national d’études démographiques (Ined), après que les naissances ont nettement baissé les années précédentes, il est écrit : « Quant au nombre de naissances, il devrait à nouveau croître31 ». Un pronostic ensuite démenti même si l’année 2021 a connu un léger rebond consécutif aux naissances différées en raison de la pandémie Covid-19 de 2020.

Le 29 janvier 2020, quelques jours après que l’Insee a annoncé la baisse de la fécondité et des naissances de l’année 2019, dans une note d’une société d’études renommée32, il est écrit : « Baisse des naissances : un épisode transitoire ». Cette publication appuie son affirmation en assurant que la « fécondité est élevée et relativement stable autour de 1,9 enfant par femme ». Or, en 2019, la fécondité de la France s’est déjà abaissée à 1,86 quand en 2014 elle est de 2,00 enfants par femme (2014 est l’année où l’Insee ajoute Mayotte dans les statistiques appelées « France »). Pourtant, l’analyse est affirmative comme l’exprime son titre : « Pas de cataclysme démographique à venir en France ».

Un troisième élément pouvant laisser entendre l’absence d’effets du « grand soir » sur la fécondité provient des projections démographiques réalisées par l’Insee en 2021. Dans leur scénario central, sur lequel nombre d’organismes se sont fondés, comme le Conseil d’orientation des retraites (COR), ces projections annonçaient 716.000 naissances en 2023, toujours dans l’ensemble formé par la France métropolitaine et les cinq départements d’outre-mer, avec un indice de fécondité de 1,80 enfant par femme.

Depuis, les chiffres ne font que baisser. Il y a eu 678.000 naissances en 2023, soit 38.000 de moins que la projection moyenne de 2021, avec un taux de fécondité de 1,676 enfant par femme, soit un chiffre inférieur de 7% à la projection. En revanche, la projection du nombre de décès était fort juste. Mais celle du solde naturel était bien entendu surévaluée. À l’inverse, le solde migratoire a été fortement sous évalué. En effet, il était évalué à 70.000 alors que l’Insee l’évalue pour l’année 2023 à 183.000. Cette sous-évaluation apparaît considérable puisque le scénario haut de l’Insee projetait un solde migratoire de seulement 120.000.

En considérant la sous-évaluation des naissances et du solde migratoire, l’intensité de la dénatalité apparaît encore plus nette. En effet, l’importance du solde migratoire 2023, de même niveau que celui des années 2021 et 2022, est composée d’un flux d’immigration comportant des personnes jeunes en âge de procréer, notamment dans le cadre du regroupement familial. Il a évidemment contribué à la natalité davantage que s’il n’avait été que de 70.000. Ce flux d’immigration peut en partie être évalué par le nombre de titres de séjour délivrés par la France en 2023, soit 326.26033, le chiffre le plus élevé depuis le début du XXIe siècle.

Il convient de noter que même la projection basse était en deçà de la réalité. En effet, l’hypothèse basse publiée à l’automne 2021 envisageait 1,77 enfant par femme en 2023 et 704.469 naissances en France (métropole plus cinq départements d’outre-mer), des chiffres supérieurs aux résultats constatés.

Alors que nous avions annoncé, dès 2014, au cours de conférences, que la mise en cause du principe fondateur de la politique familiale allait avoir des effets à la baisse sur la fécondité, comme cela avait été le cas à la fin des années 1990, les institutions34 chargées d’éclairer les responsables politiques et les citoyens se sont révélées aveugles. Il est vrai que le plus médiatisé des démographes de l’Ined a reconnu, dans le quotidien La Montagne35, que la baisse de la fécondité l’avait « surpris ».

Or le modèle de Becker s’est bien trouvé démontré dans de nombreux cas et notamment en France, comme expliqué ci-dessus pour les décennies commençant dans les années 1970. Il n’y avait donc pas de raison qu’il ne s’applique pas à nouveau en France à la suite du « grand soir ». Depuis, une étude détaillée36 montre que la diminution de la fécondité a concerné surtout les ménages comptant au moins un cadre, soit les ménages qui se sont trouvés les plus pénalisés par la fin de l’universalité de la politique familiale. La baisse a concerné davantage la probabilité d’avoir un enfant supplémentaire que celle de devenir parents pour les ménages sans enfants.

Autre référence, un rapport administratif dont la méthodologie est lacunaire37 affirme toutefois : « Dans la durée, le poids et l’ancienneté de la politique familiale française sont allés de pair avec une bonne dynamique démographique de la France par rapport à ses voisins européens38 ».

Face à la moindre compensation des charges familiales et à davantage de difficultés pour concilier vie professionnelle et vie familiale, la population française a arbitré défavorablement à l’accueil de l’enfant. Le rapport de cause à effet paraît incontestable puisque la politique familiale n’est pas sans effets39, ni en France, ni en Europe40. Au total, depuis le milieu des années 2010, les gouvernements ont mis en œuvre un « grand soir » de la politique familiale, considérant que la France n’en avait plus besoin et qu’il était préférable de se concentrer sur une logique de politique sociale comme si ces deux politiques étaient de même nature.

Il importe donc de souligner combien politique familiale et politique sociale sont de nature différente avant de préciser combien ce « grand soir » a porté atteinte à une liberté essentielle, celle d’avoir des enfants, d’où une incontestable insatisfaction de la population.

4.1 Politique familiale et politique sociale : des natures différentes

La politique familiale a pour objet de donner le droit, pour chaque ménage, de choisir le nombre d’enfants souhaités, d’accompagner les familles face aux besoins qu’entraînent la naissance et l’éducation des enfants selon une logique de solidarité entre les générations. Ce rôle d’accompagnement n’est pas un rôle d’ingérence : en effet, la politique familiale doit respecter, à la fois, la « non-indifférence vis-à-vis des familles » et la « non-ingérence de l’État » dans la vie privée41.

Quant à la politique sociale, elle a pour objet d’aider une personne ou une famille à surmonter une difficulté non prévue et non souhaitée. Elle se distingue totalement de la politique familiale par plusieurs spécificités.

Première spécificité, une action de politique sociale est déclenchée par un « évènement fondateur » dommageable qui vient perturber la vie courante de la famille : le chômage subi, l’abandon ou le veuvage d’un conjoint qui laisse une personne seule pour assumer l’éducation, un accident ou une maladie ne permettant plus d’assurer une ou plusieurs fonctions essentielles de la vie quotidienne et donc ses tâches éducatives, un surendettement, l’apparition de tensions graves au sein de la famille, un revenu insuffisant…

Cet événement fondateur, c’est l’état de besoin longtemps assimilé à l’état d’indigence, dont la constatation absolue était simple. Il a désormais une conception relative en raison d’une double évolution de la société. D’une part, le recul de l’indigence en raison des progrès économiques et sociaux a permis d’étendre la notion de besoin. D’autre part, l’idée est de mettre à la portée de budgets modestes, voir moyens, des services considérés comme indispensables à l’existence.

Deuxième spécificité, contrairement à l’action familiale, l’action sociale escompte par définition être temporaire ; son objectif est de contribuer à aider une famille à retrouver une situation qui lui permettra de cesser de recourir à l’action sociale. L’idéal, impossible à atteindre, serait qu’il n’y ait plus d’action sociale, plus de déboires familiaux la nécessitant, plus de familles à revenus trop limités pour pouvoir faire bénéficier leurs enfants de conditions de vie satisfaisantes. Elle est là pour sortir d’une mauvaise passe une famille en difficulté, pour ensuite se retirer, autant que cela est possible.

Au contraire, l’action familiale se veut et se doit récurrente, car elle doit accompagner la famille pendant toute la période d’éducation des enfants : elle ne peut que s’inscrire dans la durée.

Troisième spécificité, les champs d’application de l’action familiale et de l’action sociale sont différents : l’action familiale a une portée générale, sur plusieurs générations, l’action sociale est limitée par définition à certaines personnes au moment où elles subissent une difficulté les mettant en situation défavorable. Elle a une visée individuelle ou catégorielle. Elle cible une catégorie de personnes, voire une seule personne.

D’où une quatrième spécificité. Parce que l’action sociale s’applique à une personne, une famille, ou une catégorie définie, il doit être possible d’avoir une mesure quantitative de ses effets (par exemple, une famille à qui on a pu procurer un logement, la réinsertion d’une personne bénéficiaire du RSA…), alors qu’au contraire, le bilan de l’action familiale ne peut être directement mesuré car il concerne une population dans son ensemble. Il faut donc recourir à des mesures indirectes comme des enquêtes.

Cinquième spécificité qui découle des précédentes : la politique sociale relève d’une action curative, alors que la politique familiale, relève d’une logique préventive, parce qu’elle répond a priori aux besoins des familles (en termes de pouvoir d’achat, de logement et de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle).

Il résulte de ce qui précède que la politique familiale est un art, au sens premier du terme, c’est-à-dire un ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à permettre à la famille d’assumer librement ses responsabilités et son devenir en vue du bien commun.

Cette distinction entre l’action familiale, qui est du ressort de la solidarité – verticale – entre les générations, et l’action sociale, qui exprime une solidarité – horizontale – avec les familles en difficulté, est essentielle. Car le mélange entre l’une et l’autre peut conduire à ne bien faire ni l’une ni l’autre. La politique sociale est une politique de solidarité du moment pour aider telle ou telle personne à surmonter un besoin qu’elle ne parvient pas à satisfaire par ses propres moyens ou qui n’est pas satisfait par une solidarité s’exerçant naturellement à l’intérieur d’une famille, entre des voisins, à l’intérieur d’un quartier ou d’une commune.

Écraser la politique familiale pour se limiter à une politique sociale, c’est faire des familles qui élèvent des enfants un objet d’apitoiement et véhiculer une image négative de la famille.

4.2 Injustice excluant tout libre choix

Au fil des lois votées en France, le droit de ne pas avoir un enfant non désiré est désormais assumé collectivement au travers de la prise en charge par les budgets publics des moyens de contraception (pilule, stérilet…) et de l’avortement. Ce droit de ne pas avoir un enfant non désiré est devenu universel42 et concerne toutes les femmes quels que soient leurs revenus.

Étonnamment, c’est dans la période où s’est mis en place le caractère universel du droit à ne pas avoir d’enfant non désiré, ce que je dénomme la « contre-acception », que l’État a réduit le droit universel à la prise en compte des charges d’enfants dans l’impôt sur le revenu puis l’a supprimé pour les allocations familiales, tout en maintenant sa totale absence pour la contribution sociale généralisée.

Il existe une asymétrie dans la législation entre, d’une part, la garantie du droit de ne pas avoir un enfant non désiré, encadré de manière uniforme pour toutes les femmes, et, d’autre part, le droit d’avoir un enfant, droit pour lesquelles les politiques familiales varient significativement. Cette inégalité constitue une injustice qu’il est impératif de corriger en revitalisant la politique familiale. Le droit d’avoir un enfant ne peut être pleinement effectif que si les pouvoirs publics déploient une politique familiale ambitieuse, inscrite dans une démarche à long terme, pour accompagner ceux qui souhaitent élever des enfants.

4.3 Insatisfaction : une mesure du déficit de la politique familiale

Les Français ne sont pas satisfaits de la politique familiale. Des enquêtes montrent qu’ils pointent les insuffisances évoquées ci-dessus. En effet, si les Français disaient : nous souhaitons en moyenne 1,7 enfant par femme et si la fécondité était également de 1,7 enfant par femme, nous ne pourrions que constater une adéquation entre le souhait et la réalité. Mais il n’en est rien, et cela permet de présenter un indicateur estimant l’insuffisance de la politique familiale.

Considérons le résultat des enquêtes sur l’idéal personnel moyen du nombre d’enfants en France. À nouveau en 2023, l’Unaf a demandé à Verian (ex Kantar Public) d’actualiser la réponse à la question standardisée : « Quel est le nombre idéal d’enfants que vous aimeriez personnellement avoir ou auriez aimé avoir43 ? ». En France, le nombre idéal moyen d’enfants est de 2,2744. Ce chiffre est certes en baisse par rapport à 2020, 2,39, mais cette baisse n’est pas suffisante pour avoir un impact sur le nombre de naissances.

Il convient de noter que le chiffre est plus élevé (2,46 enfants) pour les personnes qui vivent en couple. Deux significations peuvent en être avancées : d’une part, ceux qui vivent en couple sans avoir encore d’enfants considèrent en majorité qu’accueillir un enfant contribuera à mieux réaliser leur couple ; d’autre part, parmi ces personnes, celles qui ont déjà des enfants ne le regrettent pas et sont souvent disposées à agrandir leur famille.

Certes, le chiffre de 2,27 n’est qu’un indicateur, de nature différente de la mesure objective qu’est la fécondité. Mais il témoigne d’un décalage entre les aspirations du moment et la possibilité de les réaliser. La différence entre l’idéal de 2,27 enfants par femme et la réalité d’une fécondité inférieure à 1,7 enfant par femme justifie donc, au nom de la liberté de choix et de la justice, une renaissance de la politique familiale.

5.1 Trois objectifs : liberté, lisibilité et pérennité

Avant de préciser les différentes questions auxquelles doit répondre la politique familiale aujourd’hui, il importe de souligner l’importance d’une bonne lisibilité de la politique familiale, donc à rebours des évolutions constatées depuis les années 1970. Les prestations, assurées aujourd’hui principalement par les caisses d’allocations familiales, sont devenues d’une grande complexité accentuée par des changements périodiques. Ainsi, les administrations chargées de les appliquer éprouvent des difficultés, jusqu’à être parfois obligées de fermer plusieurs journées pour se mettre à jour. Nombre de citoyens doivent multiplier des démarches administratives et subir des variations de modalités périodiques et de barèmes, sans oublier ceux qui se trouvent dans l’incapacité de bénéficier de leurs droits.

Même les experts éprouvent des difficultés à présenter une vue d’ensemble et à les analyser. Pourtant, toute complexification engendre de l’incohérence et de l’iniquité.

La politique familiale doit cesser d’évoluer au gré de « rustines » dont les effets secondaires nullement étudiés conduisent en outre à d’autres « rustines ». La simplicité doit être un objectif essentiel, ce qui nécessite notamment de supprimer autant que possible les seuils et leurs effets néfastes.

La simplicité passe aussi par le respect de la vie familiale privée, respect conduisant à écarter toute mesure s’immisçant dans les choix de vie des familles, comme cela a été, à tort et avec des résultats fort négatifs, mis en œuvre lors de la réforme du congé parental en 2015. En effet, il n’y a rien de moins normé que la vie des familles et seuls les régimes totalitaires ou à tendance totalitaire se sont immiscés dans la vie privée. Or, aucune théorie n’est explicative des familles car chaque famille a un vécu qui diffère selon l’histoire personnelle et culturelle de ses membres, leurs tempéraments, sa composition du moment…

Un troisième principe est la pérennité. Tout futur parent et, bien entendu, tout parent sait que l’éducation est une tâche de longue haleine. En conséquence, l’accompagnement par les pouvoirs publics, pour donner confiance à ceux qui ont un souhait d’enfant, n’a de sens que s’il y a une garantie de pérennité.

La politique familiale a pour objet d’accompagner les familles pour les aider à répondre aux questions qui se posent lorsque le souhait d’avoir un enfant se manifeste. Cet enfant pourra-t-il être conçu, ce qui suppose que ses parents ne souffrent pas d’infertilité ? Cet enfant projeté ne va-t-il pas trop grever le pouvoir d’achat de la famille ? La vie familiale pourra-t-elle se combiner aisément avec la vie professionnelle ? La famille souhaitant s’agrandir aura-t-elle un logement suffisant ?

5.2 Limiter la réduction de pouvoir d’achat liée aux charges d’éducation

Choisir d’élever des enfants engendre nécessairement pour la famille une réduction de son pouvoir d’achat ; cela crée des obligations parentales qui ont inévitablement des effets sur les besoins vitaux minimums, sur les structures de consommation et les modes de vie. Attribuer des compensations financières pour limiter la perte de pouvoir d’achat ne relève ni de l’assistanat, ni d’un réflexe de protection étatique. C’est simplement contribuer à une meilleure justice. En effet, si tous les Français avaient dans une période identique les mêmes charges d’éducation, des compensations via les allocations familiales ne seraient pas justifiées.

Mais, du fait des cycles de vie, ces charges varient dans le temps et selon les âges et les choix de vie familiale de chacun. Aider ceux qui élèvent des enfants à ne pas subir une dégradation trop prononcée de leur niveau de vie pendant leur période éducative relève donc de la solidarité entre les générations.

Les allocations familiales n’ont pas pour objectif de contribuer à la redistribution entre personnes moins aisées et personnes plus aisées, ce qui est le rôle de certains impôts comme celui sur le revenu, mais d’éviter que les ménages avec enfants, précisément pendant la période où ils ont des charges d’éducation, voient leur niveau de vie se dégrader par rapport à ceux, de mêmes revenus, qui, au même moment, n’assument pas de charges d’éducation, soit parce qu’ils n’ont pas encore eu d’enfants, soit parce qu’ils n’en souhaitent pas, soit parce que leur tâche d’éducation s’est terminée.

En conséquence, une renaissance de la politique famille nécessite :

  • de rétablir l’universalité des allocations familiales qui doivent être versées uniquement en fonction du nombre d’enfants, de leur rang et leur âge ;
  • de rétablir de la justice   dans   le quotient   familial   conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est d’ailleurs intégré à la Constitution de la France ;
  • d’étendre le quotient familial à ce qui correspond à un nouvel impôt, créé au début des années 1990, la contribution sociale généralisée.

La première proposition n’engendre pas de besoin de financement à condition que les gouvernements cessent d’imposer des charges indues et de ponctionner les excédents de la branche famille, sans oublier qu’il est possible de renforcer la lutte contre les fraudes.

Les deux autres propositions n’engendrent pas non plus de besoin de financement puisqu’il s’agit de rétablir la justice entre ceux qui chaque année considérée, ont des charges d’éducation et ceux qui n’en ont pas.

Ceci, additionné avec une large simplification des autres prestations familiales, via une unification, et des engagements de stabilité dans la durée, est de nature à rétablir la confiance dans la politique familiale, cette dernière supposant aussi de répondre à deux autres questions énoncées ci-dessus.

5.3 Faciliter la conciliation vie professionnelle – vie familiale

La liberté doit aussi s’appliquer en matière d’éducation des jeunes enfants, avec la possibilité de choix entre le recours à un mode d’accueil et un congé parental temporaire.

L’insuffisance en matière d’accueil de la petite enfance est incontestable. À ce jour, une des réponses apportées est la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi qui annonce créer un Service public de la petite enfance (SPPE) et confie aux communes le rôle d’autorités organisatrices de la politique d’accueil du jeune enfant. À ce titre, au 1er janvier 2025, toutes les communes devront avoir recensé les offres d’accueil des enfants âgés de moins de 3 ans et les besoins des familles présentes sur le territoire de la commune, familles qu’elles devront informer et accompagner. Les communes de plus de 3.500 habitants devront planifier, au vu du recensement des besoins, le développement de ces modes d’accueil. Celles de plus de 10.000 habitants devront établir et mettre en œuvre au 1er janvier 2025 un schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil. Elles seront tenues d’installer au 1er janvier 2026 un relais petite enfance.

Une telle loi pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Certes, elle a raison de préciser implicitement que les communes sont mieux placées que les services de l’État pour connaître les besoins et mettre en œuvre des moyens adaptés à la réalité géographique de leurs territoires. Mais elle impose aux communes de nouveaux travaux administratifs obligatoires, comme si ces dernières avaient attendu cette loi pour considérer les besoins et améliorer l’accueil de la petite enfance, et ce sans octroyer de moyens supplémentaires à la réalisation de ces objectifs. En outre, les schémas rendus obligatoires45 seront nécessairement imparfaits compte tenu des délais de l’obtention des résultats des recensements (au moins trois ans), de la méthode imparfaite des recensements46 et de l’absence en France de registres municipaux de population, ce qui ne permet pas de connaître en dynamique les migrations résidentielles de populations.

Pour que les communes améliorent davantage l’accueil de la petite enfance, il faut nécessairement qu’elles bénéficient d’une libre administration, et en particulier d’une lisibilité sur leurs recettes. Cela suppose des règles pluriannuelles et claires sur la distribution des dotations de l’État et des impôts locaux fondées sur des stocks (comme l’était la taxe d’habitation), donc au rendement largement prévisible, et non sur des flux économiques (comme la TVA) qui sont de nature variable, donc insuffisamment prévisibles. De même, il faut renforcer les mesures permettant aux entreprises d’offrir des modes de garde pour les enfants des salariés.

Que la famille recoure à un mode de garde collectif ou à une assistante maternelle, dans les deux cas, elle est dans la situation d’un employeur qui concourt à la création d’emplois, ce qui suppose bien entendu des possibilités de déduction fiscale des frais engagés qui doivent être organisés également lorsque les parents, notamment selon le type de fonction professionnelle qu’ils exercent, ont besoin, en permanence ou à certaines périodes (vacances scolaires par exemple), d’une solution de garde en dehors des heures d’école après que leurs enfants ont passé l’âge de 6 ans.

Le choix alternatif d’un congé parental doit être réglementé non en se fondant sur des principes hors-sol, mais plus simplement, qu’il soit sur un temps partiel ou un temps complet, en écoutant les vœux des jeunes parents. Si ce choix, qui suppose une indemnité de congé parental dont le montant ne se traduit pas par une perte considérable de pouvoir d’achat, doit comprendre une durée maximum jusqu’à l’entrée à l’école maternelle des enfants, le mieux est que sa durée soit variable selon le souhait des familles. La garantie de retrouver son emploi après le congé doit évidemment demeurer. Compte tenu de la rapidité des évolutions technologiques, elle pourrait être complétée par un droit à de la formation continue au moment du retour dans l’emploi. Comme l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie privée, c’est à chaque famille de répartir le congé parental comme elle le souhaite entre le père et la mère. L’assouplissement du congé parental peut conduire à ce que les parents aient la possibilité de le prendre à une période où l’enfant est adolescent, par exemple si ce dernier rencontre des problèmes de santé physique ou mentale ou de lourdes difficultés scolaires.

5.4 Permettre l’accès à un logement adapté aux besoins des familles

Une synthèse de la situation de l’offre de logement peut se résumer ainsi : en dépit des politiques publiques du logement très développées aux budgets importants, environ le double de la moyenne de la zone euro selon Eurostat, le besoin de logements en France est insatisfait47. Sous l’effet d’importants investissements, le parc social représente 23% des résidences principales. Mais les plafonds d’accès au parc social englobent près de 70% des ménages. Puisqu’il est illusoire de penser que le parc social puisse atteindre un tel seuil, il est impératif de développer l’offre locative privée qui ne représente actuellement que 17% du parc des logements.

Il convient de transformer une politique malthusienne du logement en une politique familiale du logement. Cela suppose de développer et diversifier l’offre locative et les possibilités de devenir propriétaire ou de changer de logement notamment en fonction de l’évolution de la taille de la famille.

Dans les deux cas, il faut contenir, voire diminuer les coûts du foncier de l’immobilier et des mutations entre deux logements, donc fluidifier le marché.

Contenir le coût du foncier suppose inévitablement de repenser la mise en œuvre de l’objectif salutaire de sobriété foncière car ce dernier, selon le principe malthusien, et infondé en termes de développement durable, du « zéro artificialisation nette48 », impose quasiment une fixité de la géographie de l’urbanisation comme si cette dernière devait ad vitam aeternam demeurer semblable à la situation, jugée idéale sans que l’on sache pourquoi, telle qu’elle prévalait dans les années 2010. Il suppose aussi une réforme fiscale des impôts qui en diminue le coût.

Contenir le coût de l’offre immobilière, donc la possibilité pour une famille d’avoir un logement adapté à sa composition, nécessite d’augmenter l’offre de logements ce qui suppose une forte réduction des normes qui n’ont cessé d’être alourdies, comme celle qui risque de conduire à l’interdiction progressive de la location de logements considérés comme des « passoires thermiques ».

Il faut sortir de l’alternative « tous propriétaires » ou « tous en HLM » qui semble inscrite dans le marbre des lois, ces dernières ne laissant qu’une place résiduelle au parc locatif privé. Pour que les familles puissent louer un logement correspondant à leur besoin, il faut des propriétaires. Pour que le loyer soit d’un montant accessible49, la fiscalité des revenus des propriétaires doit être diminuée ; les loyers perçus doivent cesser d’être la catégorie de revenu sans doute la plus taxée. Le développement d’un parc locatif privé est d’autant plus essentiel que les besoins de logement futurs concernent surtout les jeunes générations.

En outre, parce que le logement est une question éminemment territoriale, il faut tout particulièrement combiner sur ce sujet les incitations nationales et les initiatives locales.

Au fil d’initiatives prises essentiellement par des entreprises puis par l’État, la France avait bâti une politique familiale transpartisane, multiniveaux (actions mises en œuvre par l’État et par les collectivités territoriales), simple et claire tant que le principe d’universalité qui la fondait a été très largement respecté et que les responsables politiques savaient qu’elle est un investissement dans l’avenir. À compter des années 1970, la multiplication de prestations sous conditions de ressources aux modalités changeantes a signifié une orientation vers une politique sociale qui s’est largement substituée à la politique familiale. Au milieu des années 2010, la fin de l’universalité des allocations familiales, complétée de multiples autres mesures régressives, comme la réforme du congé parental, a équivalu à un « grand soir » aux conséquences accentuées depuis par d’autres décisions négatives et par une politique de plus en plus malthusienne du logement.

La liberté pour les ménages de choisir leur nombre d’enfants s’est trouvée largement étouffée et il en a logiquement résulté une évolution à la baisse de la fécondité, ce que n’avaient, à tort, pas anticipé ceux qui omettent de considérer que les politiques publiques exercent des effets sur les comportements des populations.

Cette liberté, mot qui est au fronton de toutes les mairies, doit inclure la possibilité pour tout ménage d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir. Elle appelle une renaissance de la politique familiale dans un triptyque assurant la justice dans la solidarité entre les générations, la possibilité de concilier vie familiale et vie professionnelle, et la possibilité d’un logement adapté aux besoins des familles.

Clairement, depuis le milieu des années 2010, l’État a délaissé sa politique familiale ; il l’a rejetée loin du cœur de la République et fait subir de telles contraintes aux communes que, elles également, ont perdu des possibilités de déployer des politiques familiales municipales. Or, une République qui omet d’attacher à la politique familiale toute la place qu’elle mérite, qui en fait une politique de défiance et non plus de confiance, n’est-elle pas une République qui n’a plus de cœur ? Ne risque-t-elle pas de se détruire comme le craignait Victor Hugo (Choses vues, 1848) : « Si je voulais le renversement de la République, écoutez […] je provoquerais l’abolition de la propriété et de la famille […] ; en faisant cela, savez-vous ce que je ferais ? Je détruirais la République ».

  1. Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Economica, 1984. ↩︎
  2. Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2023 [en ligne] ↩︎
  3. Jacques Bichot, La politique familiale, Paris, Éditions Cujas, 1992. ↩︎
  4. Robert Talmy, Histoire du mouvement familial en France (1896-1939), tome III, Paris, Union nationale des caisses d’allocations familiales, 1962. ↩︎
  5. Concernant le Général de Gaulle, voir : Gérard-François Dumont, « De Gaulle et les questions de population, le Général à l’écoute d’Alfred Sauvy », Les analyses de Population & Avenir, n° 18, décembre 2019 [en ligne]. ↩︎
  6. Ministère des affaires sociales et de la solidarité nationale, « La politique familiale en France depuis 1945 »,
    Rapport du groupe de travail présidé par Pierre Laroque, Paris, La Documentation Française, 1985. ↩︎
  7. 12 % au 1er janvier 1946, 13 % au 1er octobre 1947, 14 % au 1er mars 1948 et 16 % au 1er septembre 1948,
    16,75 % au 1er avril 1952. Puis 13,75 % en octobre 1961, niveau qu’elles garderont jusqu’en 1958. ↩︎
  8. Alain Girard, « Le problème démographique et l’évolution du sentiment public », Population, 1950, n° 2 ↩︎
  9. De son côté, l’Unaf (Union nationale des associations familiales), avec la totalité des mouvements familiaux toutes sensibilités confondues, ont mené une action déterminée pour obtenir le retrait de la mesure. ↩︎
  10. En juin 1997, une manifestation contre la fin de l’universalité des allocations familiales avait réuni devant l’Assemblé nationale des élus de droite (RPR), des élus du centre (UDF) et des élus communistes comme Maxime Gremetz, alors député de la Somme ↩︎
  11. Gérard Calot et Jean-Claude Chesnais, « Efficacité des politiques incitatrices en matière de natalité »,
    Colloque Évolution démographique et transferts sociaux, Liège, 25 novembre 1983. ↩︎
  12. Gérard-François Dumont (direction), Populations, peuplement et territoires en France, Paris, Armand Colin, 2022 [en ligne]. ↩︎
  13. Loi du 4 janvier 1985 relative aux mesures en faveur des jeunes familles et des familles nombreuses ↩︎
  14. Ce taux, 12 % en 1945, avait été augmenté jusqu’à un maximum de 16,75 % en 1951. Puis il a été abaissé par étapes à 9 % en 1974 pour rester à ce niveau jusqu’en 1988, avant de nouveaux abaissements jusqu’à 5,25 %. Toutefois, ce taux principal a été ramené à 3,45 % au 1er janvier 2024 pour les salariés dont la rémunération n’excède pas 3,5 fois le montant du SMIC ↩︎
  15. Loi du 25 juillet 1994 relative à la famille. ↩︎
  16. Gérard-François Dumont, « La fécondité en Europe : quelle influence de la politique familiale ? », Population & Avenir, n° 716, janvier-février 2014 [en ligne]. ↩︎
  17. Thomas Fent, Belinda Aparicio Diaz, Belinda et Alexia Prskawetz, “Family policies in the context of low fertility and social structure”, Demographic Research, 13 novembre 2013 [en ligne]. ↩︎
  18. Julien Damon, Les politiques familiales, Paris, PUF, 2006, p. 5. ↩︎
  19. « La réforme des ‘’allocs ‘’, un tabou national », Le Monde, 3 mars 2013 ; « Le rapport détonant sur les allocations familiales », Le Monde, 2 avril 2013 ; « Prestations familiales : de quoi parle-t-on ? », Le Monde, 19 avril 2013 ; « Le gouvernement choisit d’abaisser le plafond du quotient familial », Le Figaro, 3 juin 2013 ; « Quotient familial : le gouvernement augmente l’impôt des familles les plus aisées », Le Point, 3 juin 2013. « Baisse du quotient familial : ce que cela va coûter aux familles », Le Figaro, 4 juin 2013 ↩︎
  20. Olivier Bargain, Adrien Pacifico et Alain Trannoy, « Les petits pas du ‘’grand soir’’ fiscal », Le Monde, 9 juillet 2015. ↩︎
  21. Gérard-François Dumont, « Démographie de la France : la double alerte », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016 ↩︎
  22. Voies de réforme des congés parentaux dans une stratégie globale d’accueil de la petite enfance, Synthèse et propositions, 13 février 2019. ↩︎
  23. Guillemette Leneveu, dans : Gérard-François Dumont, La baisse de la natalité et les perspectives de la démographie de la France, Introduction de Jean-Pierre Chevènement, Fondation Res Publica, n° 18, 2 avril 2019. ↩︎
  24. Sans oublier ensuite les contraintes uniformes imposées par ce qu’on appelait les « contrats de Cahors » qui n’étaient nullement des contrats, puisque ne résultant nullement d’accords entre deux parties. ↩︎
  25. L’accueil des enfants de moins de trois ans, 10 avril 2018. ↩︎
  26. Période couvrant la convention d’objectifs et de gestion (COG) entre l’État et la CNAF ↩︎
  27. Alain Trannoy, Etienne Lehmann, et Martin Collet, « Supprimer la taxe d’habitation, un cadeau aux 20 % les plus aisés », Le Monde, 7 mars 2019 [en ligne]. ↩︎
  28. Gérard-François Dumont, « Vieillissement de la population de la France : les trois causes de son accentuation », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017 ; « Natalité en France : une contraction structurelle ? », Population & Avenir, n° 737, mars-avril 2018 ; « France : comment expliquer quatre années de baisse de la fécondité ? », Population & Avenir, n° 742, mars-avril 2019 ; « France : la baisse de l’excédent démographique naturel provient-elle de la mortalité ou de la natalité ? », Population & Avenir, n° 747, mars-avril 2020 ; « France : une recomposition du peuplement ? Ce que dit la nouvelle géographie des naissances dans un contexte de natalité en baisse », Population & Avenir, n° 762, mars-avril 2023 ↩︎
  29. Gary S. Becker, “An economic analysis of fertility”, In Universities–National Bureau Committee for Economic Research (Ed.), Demographic and economic change in developed countries (pp. 209– 240), New York, NY: Columbia University Press, 1960. ↩︎
  30. Ce que Becker, en vertu des concepts utilisés en sciences économiques, dénomme l’enfant « marginal ». ↩︎
  31. Population, n°4, 2018, p. 624 ↩︎
  32. Xerfi, 29 janvier 2020. ↩︎
  33. L’essentiel de l’immigration, n° 2024-106, janvier 2024. ↩︎
  34. À l’exception de l’institution représentant les familles, l’Unaf qui alerte sur la baisse contenue de la fécondité liée à la perte de confiance induite par la succession de mesures de réduction budgétaire de la politique familiale, de destruction du congé parental, et de détérioration des conditions d’accueil de la petite enfance et donc de conciliation avec la vie professionnelle ↩︎
  35. Gérard-François Dumont et Hervé Le Bras, « Les Français font moins de bébés », La Montagne, 15 janvier 2024. ↩︎
  36. Nelly Elmallakh, « Fertility and Labor Supply Responses to Child Allowances: The Introduction of Means-Tested Benefits in France », Demography, 60(5):1493–1522 World Bank, Washington, DC, USA, 21 septembre 2023 [en ligne]. ↩︎
  37. Le nombre d’auditions et lectures sur les effets de la politique familiale a été limité. Le raisonnement utilisé sur le quotient familial vu comme un « coût » est discutable, prenant en compte le fait que celui-ci est un principe de justice acté dans la Déclaration des droits de l’homme ↩︎
  38. Revue des dépenses socio-fiscales en faveur de la politique familiale, juillet 2021. ↩︎
  39. Gérard-François Dumont, « La fécondité en France : des évolutions aléatoires ? », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017. ↩︎
  40. Gérard-François Dumont, « Quelle géographie de la fécondité en Europe ? », Population & Avenir, n° 736, janvier-février 2018 ↩︎
  41. Gilles Johannet, « La nouvelle politique familiale », Droit Social, n° 6, juin 1982 ↩︎
  42. Notamment avec, depuis 1982, le remboursement de l’IVG par l’assurance maladie ↩︎
  43. Selon la méthode validée pour l’enquête internationale Eurobaromètre de la Commission européenne et utilisée en 2001, 2006 et 2011 : méthodologie ; date de réalisation du 21 au 28 novembre 2023 ; échantillon national de 1 000 personnes représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans ou plus, interrogées en face-à-face au domicile des personnes interrogées. Méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne de référence) après stratification par région et catégorie d’agglomération ↩︎
  44. Les Français et le désir d’enfant, Unaf, décembre 2023, Verian [en ligne] ↩︎
  45. Qui relèvent de cette attitude récurrente que j’ai appelée la « schématite aiguë » et qui n’est pas conforme à une logique de projet ; voir Gérard-François Dumont, « Favoriser une meilleure gouvernance des territoires”, dans: Joël Allain, Philippe Goldman, Jean-Pierre Saulnier, De la prospective à l’action. Quand un territoire se prend en main, Bourges, Apors Éditions, 2016. ↩︎
  46. Gérard-François Dumont, « Une exception française : son recensement de la population. Quelle méthode ? Quelles insuffisances ? Comment l’améliorer ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 3, décembre 2018 [en ligne] ↩︎
  47. Gérard-François Dumont, « Les besoins en logement et leur géographie. Comment les mesurer ? Quelle prospective ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 13, décembre 2019, p. 1-27. [en ligne]. ↩︎
  48. Certes, la loi ZAN du 20 juillet 2023 et des décrets révisés ont adouci la mise en œuvre du principe, mais ce dernier demeure, avec sa logique malthusienne, engendrant un augmentation du coût du foncier. ↩︎
  49. Quant aux expériences d’encadrement brutal des loyers, toutes ont montré leurs effets pervers sur l’offre de logement comme l’a résumé dans une phrase choc l’économiste suédois Assar Lindbeck (qui a longtemps présidé le comité du prix Nobel d’économie) : « L’encadrement des loyers semble être la technique la plus efficace qu’on connaisse actuellement pour détruire une ville, à part le bombardement » ↩︎

L’immigration dans les territoires : quinze ans de bouleversements (2006 – 2021)

L’analyse conduite ici porte sur l’évolution de la part des immigrés dans la population générale des communes en France. Afin d’assurer sa précision et d’écarter les lectures erronées qui pourraient en être faites, il convient de rappeler la définition formelle de cette notion afin de mieux la distinguer d’autres termes apparemment proches – en particulier celui d’étranger.

Immigré Un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées Françaises à l’étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées. Certains immigrés ont pu devenir Français, les autres restant étrangers. Les populations étrangère et immigrée ne se recoupent que partiellement : un immigré n’est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs). Les enfants d’immigrés, s’ils sont nés en France, ne sont pas comptabilisés comme immigrés, mais comme « descendants d’immigrés ». La qualité d’immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient Français par acquisition. C’est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l’origine géographique d’un immigré.
Étranger Un étranger est une personne qui réside en France et ne possède pas la nationalité française, soit qu’elle possède une autre nationalité (à titre exclusif), soit qu’elle n’en ait aucune (c’est le cas des personnes apatrides).  Les personnes de nationalité française possédant une autre nationalité (ou plusieurs) sont considérées en France comme françaises. Un étranger n’est pas forcément immigré, il peut être né en France (les mineurs notamment). À la différence de celle d’immigré, la qualité d’étranger ne perdure pas toujours tout au long de la vie : on peut, sous réserve que la législation en vigueur le permette, devenir français par acquisition.
Source des définitions : INSEE

L’objectif de cette note étant d’appréhender les effet des flux migratoires, entendus comme « le nombre de migrants internationaux arrivant dans un pays (immigrants), ou nombre de migrants internationaux quittant un pays (émigrants) pendant une période déterminée » – pour reprendre les termes employés par les Nations Unies, le choix a été fait de retenir le critère du statut migratoire (immigré vs non-immigré) plutôt que celui de la nationalité (étranger vs Français).

Sur l’intervalle des quinze années concernées par notre étude – cf infra pour explications méthodologiques –, la population immigrée en France a augmenté de 1,8 million de personnes : elle est passée de 5,136 millions en 2006 à 6,932 millions en 2021 – pour atteindre finalement 7,282 millions en 2023. Le nombre d’immigrés résidant en France a donc augmenté de 35% sur notre période d’étude.1

La part des immigrés dans la population générale est ainsi passée de 8,1% en 2006 à 10,2% en 2021 (atteignant 10,7% en 2023) – soit une hausse de 2,1 points et une multiplication par 1,26.2

Un constat clair peut être établi au regard des données historiques de l’INSEE, qui remontent jusqu’au début du XXème siècle et commencent au premier « décollage migratoire » de l’entre-deux-guerres : il n’y a jamais eu autant d’immigrés en France qu’aujourd’hui, que ce soit en valeur absolue ou en part relative, avec une croissance spectaculaire pouvant être observée depuis la fin des années 1990.

Source du graphique : INSEE.3

L’Afrique est le premier continent d’origine des immigrés en France, puisque 48% des immigrés en étaient issus en 2023. Dans le détail, selon l’INSEE : « six immigrés nés en Afrique sur dix sont originaires du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie), contre neuf sur dix en 1968. Le nombre d’immigrés originaires d’Afrique sahélienne, guinéenne ou centrale a doublé depuis 2006 ».4 Ces dynamiques par origine sont vouées à se retrouver dans les communes qui ont connu la plus forte hausse de leur part de population immigrée depuis lors.

La France accueille l’immigration la plus africaine d’Europe. Selon les données disponibles de l’OCDE, 61% des immigrés de 15 à 64 ans vivant en France étaient originaires du continent africain (Maghreb et hors-Maghreb) en 2020, soit une part trois fois supérieure à la moyenne de l’UE. Au Portugal, qui compte la deuxième plus forte proportion d’immigrés africains après la nôtre, cette part n’était que de 35% – soit 26 points de moins qu’en France.5

De même, 45% des immigrés arrivés en France après l’âge de 15 ans déclaraient en 2023 être venus pour accompagner ou rejoindre un membre de leur famille, selon l’INSEE.6 De son côté, l’OCDE évaluait à 41,6% la part des entrées d’immigrés permanents effectuées au titre du motif « Famille » sur le total des entrées entre 2005 et 2020, soit un taux trois fois supérieur à celui constaté en Allemagne sur la même période.7

La hausse rapide et forte de la population immigrée en France a été portée par une croissance conjointe des diverses catégories de flux migratoires reçus dans notre pays, qui peut être attestée par l’ensemble des indicateurs disponibles.

  • Titres de séjour : le nombre annuel de primo-titres de séjour accordés à des ressortissants de « pays tiers » (hors UE, Suisse et Royaume-Uni) a augmenté de moitié entre 2006 et 2021 (+41%), passant de 183 261 à 273 360. Il a quasiment triplé entre 1997 et 2023 (+175%), pour atteindre 326 954 primo-titres l’an dernier.8
  • Asile : le nombre annuel de primo-demandes d’asile reçues en France a été multiplié par 3 entre 2009 et 2019, passant de 42 000 à 138 000 demandes. Ayant connu une baisse conjoncturelle liée au Covid en 2020-2021, il a ensuite repris sa dynamique haussière pour atteindre 145 000 personnes en 2023.
  • Immigration clandestine : le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’Etat – réservée aux étrangers en situation irrégulière – a doublé entre le 1er janvier 2006 et le 1er janvier 2021 (passant de 189 284 à 382 899 usagers), attestant de la dynamique plus globale de l’immigration illégale. Ce nombre a même triplé en moins de vingt ans (2004-2023), pour atteindre 466 000 personnes en fin d’année dernière.9

Pour procéder à l’étude comparée des évolutions de la population immigrée dans les communes de France, notre analyse s’est fondée sur les données les plus précises parmi celles rendues disponibles publiquement. Elles se trouvent dans les bases du recensement par commune rendues publiques par l’INSEE :

  • Fichier IMG1A pour 2021 – « Population par sexe, âge, et situation quant à l’immigration ».10
  • Fichier IMG1 pour 2006 : « Population par sexe, âge, et situation quant à l’immigration ».11

Le choix de l’année 2021 tient au fait qu’il s’agit de la plus récente année pour laquelle ces données sont disponibles au niveau communal, ayant été mises en ligne le 27 juin 2024.

L’arbitrage en faveur de l’année 2006 répond à la nécessité de couvrir une période de temps suffisamment ample – quinze années – afin de retracer des évolutions structurelles qui ne peuvent s’appréhender que de cette façon, tout en tenant compte de la disponibilité ou de l’absence des fichiers les plus anciens sur le site de l’INSEE.

Pour l’ensemble des 35 000 communes recensées en France métropolitaine (36 500 en 2006), nous avons additionné les segments de population remplissant la variable statistique IMMI1 – correspondant à la définition statistique des immigrés telle que décrite à la plage précédente. Nous avons ensuite rapporté cette somme à l’ensemble de la population de la commune pour obtenir la part des immigrés dans celle-ci, exprimée en pourcentage.

Ayant effectué ce travail sur les données des années 2006 et 2021, nous avons ensuite calculé l’évolution de la part des immigrés dans chaque commune entre ces deux dates, suivant deux modalités d’approche méthodologique :

  1. Variation « relative » de la part des immigrés : la différence est approchée par un coefficient multiplicateur.

Exemple : la part des immigrés dans la population de Brest a été multipliée par 2 entre 2006 et 2021.

  1. Variation « absolue » de la part des immigrés : la différence est approchée en points de pourcentage.

Exemple : la part des immigrés dans la population de Metz a augmenté de 6,3 points entre 2006 et 2021.

Les données mises en ligne par l’INSEE au niveau communal se limitent à recenser deux statuts migratoires généraux : « immigré » ou « non-immigré. Plusieurs niveaux d’information ne sont donc pas accessibles par ce biais :

  • Pays de naissance des immigrés : ceux-ci sont décomptés ici dans leur ensemble pour chaque commune, sans distinction selon leur origine géographique. Les données disponibles au niveau national permettent cependant d’y voir clair sur les principales origines migratoires concernées – cf supra.
  • Statut régulier ou non : parmi les immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française, le recensement de l’INSEE ne distingue pas entre ceux qui résident légalement sur le territoire national (qu’ils disposent d’un titre de séjour valide ou en soient dispensés – comme les citoyens européens) et ceux qui y sont présents de façon irrégulière.
  • Durée de présence sur le territoire national : il n’est pas possible de quantifier, dans chaque commune, les immigrés arrivés en France durant notre période de référence (2006-2021) et ceux qui s’étaient déjà installés dans le pays antérieurement.

Il ressort de cette analyse deux principaux constats :

  1. Une augmentation rapide de la part des immigrés dans des territoires parmi les moins concernés par l’immigration jusqu’alors, avec un basculement notable dans les régions du Grand Ouest (Bretagne, Pays de la Loire, Normandie…) ;
  2. Une consolidation de la surreprésentation des immigrés dans des régions concernées largement et de plus longue date, notamment en Ile-de-France (avec une diffusion des réalités migratoires aux lisières de la région), mais aussi en PACA et dans le Grand Est.

Lecture : la part des immigrés dans la population du Mans a été multipliée par 2,03 entre 2006 et 2021 – elle a donc doublé en quinze ans.

Lecture : la part des immigrés dans la population d’Argenteuil a augmenté de 6,4 points entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de La Chapelle-sur-Erdre a été multipliée par 2,97 entre 2006 et 2021 – elle a donc quasiment triplé en quinze ans.

Lecture : la part des immigrés dans la population de Villeneuve-Saint-Georges a augmenté de 14,1 points entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de La Guerche-de-Bretagne a été multipliée par 8,25 entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de Villerupt a augmenté de 20,2 points entre 2006 et 2021.

NB : pour cette catégorie, un fort phénomène de « villes frontalières » est à prendre en compte – en particulier pour les communes des régions Grand Est et Auvergne-Rhône-Alpes.

Un certain nombre des villes identifiées dans les classements établis ci-dessus (en particulier dans le segment des communes comptant entre 3 000 et 20 000 habitants) ont accueilli sur leur territoire un ou plusieurs dispositifs d’hébergement mis en œuvre dans le cadre du dispositif national d’accueil des personnes demandant l’asile et des réfugiés (DNA). Ce schéma directeur comptait environ 120 000 places (119 725) à la fin de l’année 2023 – auxquelles s’ajoutaient 13 817 places pour les bénéficiaires de la protection temporaire (BPT) d’Ukraine.12

Parmi ces 120 000 places, l’on comptait notamment 50 000 places autorisées de centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et 64 000 autres places d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA). Comme le résume la Cimade : « le parc d’hébergement est principalement situé en Ile- de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Grand Est qui sont les trois principales régions métropolitaines qui enregistrent le plus grand nombre de demandes. Cependant, ce sont les régions Pays de la Loire, Bretagne, Nouvelle Aquitaine et Occitanie qui ont connu le plus grand nombre de créations, ces dix dernières années. »13

En effet, la présence notable de plusieurs communes bretonnes et ligériennes est à remarquer dans cette étude. Il en va ainsi de La Guerche-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), en tête du classement national d’augmentation relative pour les communes de 3 000 à 20 000 habitants : la part des immigrés dans la population totale de cette commune de 4 400 habitants a été multipliée par huit en quinze ans.  Sa trajectoire migratoire peut être appréhendée par l’analyse des articles du Journal de Vitré, l’hebdomadaire local. En octobre 2015, dans le cadre de la politique d’évacuation et de désengorgement de la « jungle de Calais », les autorités y ont ouvert un Centre d’accueil et d’orientation (CAO) – ayant fermé ses portes en juin 2017.14 Puis, dès novembre 2017, un CADA y a été inauguré. En février 2019, la presse locale y mentionnait l’existence de « deux pôles d’accueil » : un CADA et une résidence louée sur place par la ville de Rennes, du fait de la saturation de ses propres capacités.15 Le même genre de trajectoire associée à des centres et places d’orientation ou d’accueil peut être retracé pour de nombreuses communes en tête du classement des petites villes : Loudun (Vienne), Villedieu-les-Poêles (Manche), La Souterraine (Creuse), Varennes-sur-Allier (Allier), Hirson (Aisne)…

Outre le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés, les communes accueillant des foyers de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ont aussi pu voir la composition de leur démographie transformée par la place majeure prise par les mineurs étrangers non-accompagnés dans les hébergements de l’ASE. Le nombre annuel de personnes déclarées MNA sur le territoire français a été multiplié par trois entre 2014 et 2019, pour atteindre un niveau record l’an dernier (19 000 personnes en 2023 contre 5 000 en 2014)16 ; leur prise en charge fait aussi l’objet d’un dispositif de répartition entre les départements, dont les conseils départementaux sont en charge de l’ASE.

Citons enfin la mise en œuvre récente de « sas d’accueil temporaire » dans certaines villes de province, créés en 2023 pour désengorger l’Ile-de-France de personnes en situation irrégulière et de grande précarité – souvent issus des « camps de migrants » dans Paris et ses alentours – et les orienter rapidement vers d’autres dispositifs, relevant du DNA ou du l’hébergement d’urgence généraliste (dont 40 à 60% des places du parc de l’Etat sont aujourd’hui occupées par des étrangers irréguliers, selon les estimations de la Cour des Comptes).17

Tandis que les stratégies nationales de « répartition » de l’immigration peuvent apparaître largement subies par les communes qui en sont l’objet – en particulier les petites villes rurales –, d’autres collectivités ont assumé depuis plusieurs années le choix explicite d’une politique locale « d’ouverture » large en matière migratoire, souvent justifiée par des arguments croisant des considérations d’ordre humanitaire, économique ou plus strictement idéologique.

Il en va ainsi des villes membres d’une structure puissante, quoique peu connue du grand public : l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), fédération de collectivités s’engageant à combattre « toute politique remettant en cause l’accueil inconditionnel » des étrangers sur le sol français – comme le résume sa charte fondatrice.18 Celle-ci synthétise et définit les grands principes des politiques publiques d’immigration mises en œuvre par les élus qui y sont engagés : « Nos territoires peuvent devenir refuges pour tous ceux et toutes celles qui ont besoin d’être mis à l’abri. C’est mettre en œuvre le devoir d’hospitalité en répondant d’abord et avant tout aux urgences, celles liées à l’accès inconditionnel à l’hébergement, à l’alimentation, à l’hygiène, à la santé, à l’éducation et à la culture pour répondre aux besoins vitaux. […] Nous proposons de mettre en œuvre tout dispositif permettant aux personnes, quel que soit leur statut, de vivre dignement dans nos territoires ».

Parmi les métropoles régionales qui en font partie figurent notamment Nantes, Rennes, Tours ou Rouen – présentes dans les classements ci-dessus. Mais l’Anvita intègre aussi des villes moyennes, des départements et des régions comme l’Occitanie et le Centre-Val de Loire. Les territoires concernés se distinguent notamment par la densité du tissu associatif d’accueil et de prise en charge des immigrés, spécialement ceux relevant de l’immigration familiale, de la demande d’asile ou d’une situation irrégulière, dont les actions peuvent bénéficier de subventions et concours publics significatifs. Ces réseaux de prise en charge à la lisière de la délégation de service public, de l’activisme juridique et du militantisme politique sont autant de facteurs d’attractivité pour certains des types d’immigration évoqués.

Notons enfin que, si une ville-métropole peut prendre seule la décision de mettre en œuvre une telle stratégie d’attractivité migratoire, les effets démographiques de ses décisions peuvent se ressentir dans l’ensemble d’un bassin de population. La présence dans cette étude de nombreuses communes d’Ille-et-Vilaine et de Loire-Atlantique autres que Rennes et Nantes peut notamment en témoigner.

Outre les transformations rapides qu’a connu le Grand Ouest, l’analyse présentée ici fait apparaître une consolidation de la surreprésentation de l’immigration en Ile-de-France. Il est notable à ce titre que la commune de plus de 100 000 habitants ayant connu la plus forte augmentation de sa population immigrée en points de pourcentage soit Argenteuil (+ 6,4 points en 15 ans), alors même que sa part de population immigrée était déjà trois fois supérieure à la moyenne nationale en 2006.

Cette surreprésentation persistante en région parisienne n’a cependant pas concerné que la capitale et sa couronne la plus immédiate. On remarque une présence notable de communes situées aux lisières intérieures et extérieures de l’Ile-de-France : dans les espaces périurbains de l’Essonne, en Seine-et-Marne, dans le Loiret ou l’Yonne. Ainsi la part des immigrés dans la population de Nangis (Seine-et-Marne) a-t-elle augmenté de 10,3 points en quinze ans ; de 9,6 points à Joigny (Yonne) ; ou encore de 5,7 points à Orléans (Loiret).

Comme le résume le démographe Gérard-François Dumont, membre du conseil scientifique de l’OID : « L’immigration crée l’immigration. […] À partir du moment où des membres d’une communauté s’installent quelque part, ils jouent le rôle de guichet d’accueil pour d’autres personnes de la même origine ».19 Ce constat est à appréhender à la lumière de la nature spécifique des raisons d’installation des immigrés en France. La part des entrées d’immigrés (toutes origines confondues) effectuées sur le fondement d’un motif « Famille » est la plus élevée dans notre pays parmi toute l’Europe de l’Ouest : elle a représenté 41,2% des entrées d’immigrés permanents sur la période 2005-2020, soit un taux trois fois supérieur à celui constaté en Allemagne (contre 10,5% pour le motif « Travail »).20 Nous sommes là au cœur des phénomènes de flux migratoires par capillarité, propres aux comportements de diaspora.

La diffusion de l’immigration vers les marges du Bassin parisien peut s’expliquer de différentes façons. L’une d’entre elles est à lier avec les programmes de rénovation urbaine mis en œuvre dans certaines communes, comportant de longue date des quartiers relevant de politique de la ville, qui ont généré des phénomènes de déport des populations immigrés vers de nouveaux lieux d’installation, en particulier ceux disposant d’importants parcs de logement sociaux – le cas de Nangis apparaît assez illustratif de ces situations. Plus généralement, il apparaît que la saturation de certaines capacités d’accueil dans le cœur de l’agglomération parisienne a pu générer un déplacement de la demande vers des territoires plus excentrés, restant cependant à la portée des réseaux de diaspora et des services offerts dans la grande métropole parisienne. Cet effet de saturation francilienne a aussi pu jouer un rôle dans l’orientation de l’immigration vers les métropoles de l’Ouest et leurs agglomérations immédiates, dont les capacités d’accueil connaissaient une moindre tension dans les années 2000.

A l’échelle nationale, une étude de l’INSEE21 a publié des statistiques précises sur le taux d’emploi et de chômage des immigrés et des descendants d’immigrés extra-européens, par groupes de pays d’origine ou par pays d’origine. De celles-ci, on dénote non seulement un écart important entre les immigrés et les personnes sans ascendance migratoire – à l’exception des immigrés d’Asie du Sud-est qui enregistrent les meilleurs résultats, mais également une aggravation de ces indicateurs pour la deuxième génération.

  • Ainsi, le taux d’emploi des immigrés âgés de 15 à 64 ans était en moyenne de 62,5% en 2023, contre 59,7% pour la deuxième génération, bien inférieur à celui des personnes sans ascendance migratoire (70,7%). Plus précisément :
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires d’Afrique âgés de 15 à 64 ans était de 59,9% en 2023, contre 50,6 pour la deuxième génération (soit une baisse de près de 10 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires du Maghreb âgés de 15 à 64 ans était de 57,7% en 2023, contre 51,6% pour la deuxième génération (soit une baisse de près de 6 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés turcs âgés de 15 à 64 ans était de 54,3% en 2023, contre 47% pour la deuxième génération (soit moins de la moitié des personnes concernées, et une baisse de plus de 6 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires d’Asie du Sud-est âgés de 15 à 64 ans était de 75,3% en 2023, contre 69,6% pour la deuxième génération (soit de meilleurs résultats que les Français natifs pour la première génération, et des résultats quasiment identiques pour la deuxième génération).
  • De même, le taux de chômage des immigrés âgés de 15 à 64 ans était en moyenne de 11,2% en 2023, contre 10,2% pour la deuxième génération, soit près du double de celui des personnes sans ascendance migratoire (6,5%). Dans le détail :
  • Le taux de chômage des immigrés originaires d’Afrique âgés de 15 à 64 ans était de 13,6% en 2023, contre 15% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés originaires du Maghreb âgés de 15 à 64 ans était de 14,1% en 2023, contre 14,3% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés turcs âgés de 15 à 64 ans était de 13,7% en 2023, contre 14,9% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés originaires d’Asie du Sud-est âgés de 15 à 64 ans était de 3,2% en 2023, contre 5,6% pour la deuxième génération (soit de meilleurs résultats que les Français natifs à la fois pour la première génération et la deuxième génération).

Par ailleurs, une approche complémentaire avec des données de l’OCDE22 fondées sur la nationalité – et non plus sur l’origine migratoire – permet d’aboutir à des conclusions similaires et de constater l’ampleur des écarts avec nos partenaires européens en la matière :

  • La part des étrangers extra-européens de 15 ans à 64 ans qui occupaient un emploi en 2020 était seulement de 51,6%, soit un taux inférieur de 14 points à celui des citoyens français, mais aussi de 15 points à celui des étrangers extra-européens au Royaume-Uni, 9 points de moins qu’au Danemark, 6 points de moins qu’en Allemagne.
  • Les « actifs » – ceux qui occupent ou recherchent un emploi – ne comptaient que pour 64% des étrangers extra-européens en âge de travailler en 2021, soit le 3ème taux le plus faible de toute l’UE (« suivi » seulement par la Belgique et les Pays-Bas).
  • Le taux de chômage des étrangers extra-européens de 15 ans à 64 ans était de 19,4% en 2020, contre 8% pour les citoyens français, soit plus du double.

Ces réalités nationales apparaissent vouées à poser des difficultés particulières de politiques publiques dans les territoires où elles se concentrent de la façon la plus aiguë. Il semble donc judicieux de pousser notre analyse au niveau communal dans ce champ particulier.

Pour procéder à l’étude comparée de la part des immigrés chômeurs ou inactifs (hors étudiants et retraités) dans les communes de France, notre analyse s’est fondée sur les données les plus précises parmi celles rendues disponibles publiquement. Elles se trouvent dans les bases du recensement par commune rendues publiques par l’INSEE :

  • Fichier IMG2A pour 2021 – « Population de 15 ans ou plus par sexe, âge, situation quant à l’immigration et type d’activité »23

Le choix de l’année 2021 tient au fait qu’il s’agit de la plus récente année pour laquelle ces données sont disponibles au niveau communal, ayant été mises en ligne au début de l’été 2024 (le 27 juin dernier).

Pour l’ensemble des 35 000 communes recensées en France métropolitaine, nous avons additionné les segments de population remplissant la variable statistique IMMI1 – correspondant à la définition statistique des immigrés telle que décrite en introduction de cette note – au sein de la population générale âgée de 15 ans et plus.

Puis nous avons croisé cette variable avec les types d’activité (TACTR), afin de décompter les immigrés âgés de 15 ans et plus appartenant à l’une de ces catégories :

  • TACTR 12 : Chômeurs
  • TACTR 24 : Femmes ou hommes au foyer
  • TACTR 26 : Autres inactifs (hors élèves, étudiants, retraités ou préretraités)

Sur la base de ce calcul, nous avons pu établir,pour chaque commune, la part des immigrés âgés de 15 ans et plus qui étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités ou préretraités) en 2021.

Un classement de ces résultats a ensuite été établi au niveau national, selon la taille de la population des communes, afin d’identifier les territoires dans lesquels les enjeux liés à la plus faible intégration des immigrés sur le marché du travail se posent de la manière la plus forte.

Lecture : 40,8% des immigrés de plus de 15 ans vivant à Mulhouse étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités et préretraités) en 2021.

Deux constats saillants sont à noter sur le fondement de ce tableau :

  • Une forte prévalence des villes du pourtour méditerranéen en haut de classement, caractérisées par une immigration largement présente et de plus longue date qu’ailleurs : Perpignan, Nîmes, Marseille, Toulon…
  • La présence de nombreuses communes déjà identifiées parmi celles dont la part d’immigrés a le plus augmenté en quinze ans : Le Mans (en tête de l’augmentation relative de la part d’immigrés entre 2006 et 2021 pour cette catégorie de communes) se trouve ici à la 5ème place, suivi plus loin par Amiens, Angers, Caen, Metz ou Brest. L’arrivée d’une immigration nombreuse n’y a donc pas toujours été accompagnée d’une absorption efficace de celle-ci par le marché du travail.

Lecture : 50,7% des immigrés de plus de 15 ans vivant à Calais étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités et préretraités) en 2021.

Les communes des Hauts-de-France (Calais, Laon, Denain, Maubeuge, Roubaix, Lens, Liévin…) et du pourtour méditerranéen (5 arrondissements de Marseille, Avignon, Béziers) y sont fortement représentées, avec des parts d’immigrés chômeurs ou inactifs pouvant atteindre la moitié du total des immigrés de 15 ans et plus.

Notons aussi la présence d’isolats dans des territoires frappées par la désindustrialisation : Epinal (Vosges), Forbach (Moselle) ou encore Montbéliard (Doubs).


  1. INSEE, « Population immigrée et étrangère en France », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381757 ↩︎
  2. INSEE, op. cit. ↩︎
  3. INSEE, op. cit. ↩︎
  4. INSEE, « En 2023, 3,5 millions d’immigrés nés en Afrique vivent en France », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8237722 ↩︎
  5. OCDE, « Les indicateurs de l’intégration des immigrés 2023 », parution du 15/06/2023
    https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2023/06/indicators-of-immigrant-integration-2023_70d202c4/d5253a21-fr.pdf ↩︎
  6. INSEE, « Raison principale de migration des immigrés arrivés en France après l’âge de 15 ans par origine géographique », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6472909#tableau-figure1 ↩︎
  7. OCDE, op. cit. ↩︎
  8. Données DGEF / ministère de l’Intérieur pour les années 2007 à 2022 : https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Archives ; données du ministère de l’Intérieur via Michèle Tribalat pour la période 1997-1999 : https://www.micheletribalat.fr/435108953/443520654 ↩︎
  9. Claude EVIN et Patrick STEFANINI, avec l’appui de l’IGA / IGAS, mission « Rapport sur l’Aide médicale d’Etat » p. 9 : https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_ame-decembre-2023.pdf ↩︎
  10. Accessible à ce lien : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8202714?sommaire=8202756 ↩︎
  11. Accessible à ce lien : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2120459?sommaire=2402722 ↩︎
  12. Cour des Comptes, « Analyse de l’exécution budgétaire 2023 – Mission Immigration, asile et intégration », avril 2024, p. 6 ↩︎
  13. Cimade, « Dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : état des lieux 2024 », parution du 22/07/2024 : https://www.lacimade.org/schemas-regionaux-daccueil-des-demandeurs-dasile-quel-etat-des-lieux-2024/ ↩︎
  14. Le Journal de Vitré, 26 décembre 2017 : https://actu.fr/bretagne/la-guerche-de-bretagne_35125/a-guerche-bretagne-collectif-daccueil-migrants-reprend-service_14614679.html ↩︎
  15. Le Journal de Vitré, 24 février 2019 : https://actu.fr/bretagne/la-guerche-de-bretagne_35125/la-guerche-bretagne-parcours-complexe-familles-migrants_21629593.html#:~:text=Guerche-de-Bretagne-,La%20Guerche-de-Bretagne%20%3A%20le%20parcours%20complexe%20des%20familles,mieux%20qu’il%20le%20peut. ↩︎
  16. Vie Publique.fr (site du gouvernement), « Mineurs étrangers non accompagnés : un dispositif de prise en charge saturé ? », 08/12/2023 : https://www.vie-publique.fr/eclairage/286639-mineurs-etrangers-isole-un-dispositif-de-prise-en-charge-sature ↩︎
  17. Cour des Comptes, « La politique de lutte contre l’immigration irrégulière », janvier 2024
    https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-02/20240104_Politique-lutte-contre-immigration-irreguliere.pdf ↩︎
  18. Anvita, charte (consultée le 17/08/2024) : https://www.anvita.fr/fr/qui-sommes-nous/notre-charte/ ↩︎
  19. Citation dans Le Figaro, 18 novembre 2022. ↩︎
  20. OCDE, op. cit. ↩︎
  21. INSEE, « inactivité, chômage et emploi des immigrés et des descendants d’immigrés par origine géographique », parution du 29 août 2024
    https://www.insee.fr/fr/statistiques/4195420#figure1_radio2 ↩︎
  22. OCDE « Les indicateurs de l’intégration des immigrés 2023 », parution du 15/06/2023 https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2023/06/indicators-of-immigrant-integration-2023_70d202c4/d5253a21-fr.pdf ↩︎
  23. Accessible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8202714?sommaire=8202756 ↩︎

Dispositifs légaux de régularisations – Un appel d’air pour l’immigration illégale

L’article L. 412-1 du CESEDA dit ceci : « Sous réserve des engagements internationaux de la France et des exceptions prévues aux articles L. 412-2 et L. 412-3, la première délivrance d’une carte de séjour temporaire ou d’une carte de séjour pluriannuelle est subordonnée à la production par l’étranger du visa de long séjour mentionné aux 1° ou 2° de l’article L. 411-1. »

Cette exigence de visa de long séjour est fondamentale pour la maîtrise de l’immigration, puisqu’elle ne peut être demandée que dans le pays d’origine, au consulat de France (ou un autre consulat pour les visas Schengen), et permet donc de poser un premier filtre à l’immigration avant l’entrée sur notre territoire.

Mais cette règle est immédiatement vidée d’une grande partie de son contenu par les exceptions prévues, entre autres, à l’article L. 412-2, qu’il convient de citer in extenso pour en mesurer la portée :

« Par dérogation à l’article L. 412-1 l’étranger est exempté de la production du visa de long séjour mentionné au même article pour la première délivrance des cartes de séjour suivantes:
1° La carte de séjour temporaire portant la mention  » stagiaire mobile ICT  » prévue à l’article L. 421-31 ;
2° La carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » prévue aux articles L. 423-7, L. 423-13, L. 423-21, L. 423-22, L. 423-23, L. 425-9 ou L. 426-5 ;
3° La carte de séjour temporaire portant la mention  » salarié « ,  » travailleur temporaire « ,  » entrepreneur/ profession libérale « ,  » étudiant  » ou  » visiteur  » délivrée sur le fondement de l’article L. 426-11 ;
4° La carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » prévue aux articles L. 426-12 ou L. 426-13 ;
5° La carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » prévue aux articles L. 425-1 ou L. 425-5 ;
6° La carte de séjour temporaire portant la mention  » salarié « ,  » travailleur temporaire  » ou  » vie privée et familiale  » délivrée sur le fondement des articles L. 435-1 ou L. 435-2 ;
7° La carte de séjour temporaire portant la mention  » salarié  » ou  » travailleur temporaire  » délivrée sur le fondement de l’article L. 435-3 ;
8° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » talent-carte bleue européenne  » délivrée sur le fondement du dernier alinéa de l’article L. 421-11 ;
9° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » talent (famille)  » délivrée sur le fondement de l’article L. 421-23 ;
10° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » salarié détaché mobile ICT  » prévue à l’article L. 421-27 ;
11° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » salarié détaché mobile ICT (famille)  » prévue à l’article L. 421-29 ;
12° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » talent-chercheur  » ou  » talent  » délivrée sur le fondement de l’article L. 426-11.
»

Il faut ajouter à ces exceptions les motifs de séjour pour lesquels l’autorité administrative, aux termes de l’article L. 412-3, « (…) peut, sans que soit exigée la production du visa de long séjour mentionné au même article, accorder les cartes de séjour suivantes :
1° La carte de séjour temporaire portant la mention  » étudiant  » prévue à l’article L. 422-1 ;
2° La carte de séjour temporaire portant la mention  » stagiaire  » prévue à l’article L. 426-23 ;
3° La carte de séjour pluriannuelle portant la mention  » étudiant-programme de mobilité  » prévue à
l’article L. 422-6.
»

Cette liste constitue en quelque sorte le droit commun des régularisations, et n’est pas exhaustive : d’autres titres qui n’y sont pas mentionnés prévoient également une dispense de visa de long séjour, comme le regroupement familial sur place (article L. 423-2), le titre délivré en cas de violences conjugales ou polygamie (article L. 423-5), le titre conjoint de réfugié (article L. 424-3), ou encore le titre conjoint de Français marié en France et entré régulièrement (article L. 423-2).

Ces dispositifs de régularisation ne constituent pas des situations périphériques ou anecdotiques de l’immigration, mais bien son cœur vivant : l’immigration familiale, sanitaire, salariée. Il convient d’examiner plus en détail les principaux d’entre eux pour en saisir le mécanisme et la portée concrète.

L’article L. 423-23 est libellé comme suit : « L’étranger qui n’entre pas dans les catégories prévues aux articles L. 423-1, L. 423-7, L. 423-14, L. 423-15, L. 423-21 et L. 423-22 ou dans celles qui ouvrent droit au regroupement familial, et qui dispose de liens personnels et familiaux en France tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » d’une durée d’un an, sans que soit opposable la condition prévue à l’article L. 412-1. / Les liens mentionnés au premier alinéa sont appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d’existence de l’étranger, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec sa famille restée dans son pays d’origine. / L’insertion de l’étranger dans la société française est évaluée en tenant compte notamment de sa connaissance des valeurs de la République. »

Il a été créé en transposition de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui stipule : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…). / 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

L’article 8 de la CEDH ne constitue pas le fondement de la demande de titre de séjour, mais il peut être invoqué devant le juge administratif, notamment lorsque l’administration a procédé à une lecture stricte de l’article L. 423-23 : le Conseil d’Etat, faisant application de cet article 8, a par exemple neutralisé la condition posée par l’article L. 423-23 qui subordonne sa délivrance au fait de ne pas entrer dans les catégories ouvrant droit au regroupement familial, typiquement le conjoint d’un ressortissant étranger en situation régulière (CE, sect. cont., 28 décembre 2009, req. n° 308231 : Mme Boudaa : « la circonstance que l’étranger relèverait, à la date de cet examen, des catégories ouvrant droit au regroupement familial ne saurait, par elle-même, intervenir dans l’appréciation portée par l’administration sur la gravité de l’atteinte à la situation de l’intéressé »). Comme si cette neutralisation jurisprudentielle ne suffisait pas, il existe aussi un article spécifique du CESEDA (L. 423-2) qui prévoit la possibilité du regroupement familial sur place (mais il est très peu appliqué).

La combinaison de ces deux articles permet en pratique de régulariser, soit par la voie administrative, soit par la voie contentieuse, les étrangers qui sont arrivés irrégulièrement en France ou avec un visa de tourisme de 3 mois, qui se sont mis en couple avec un compatriote en situation régulière, pour une durée généralement d’au moins 3 ans, et ont eu un ou plusieurs enfants. Ce mécanisme de légalisation du fait accompli, qui vide en partie de son intérêt la procédure légale de regroupement familial, a conduit à la délivrance de 17 156 premiers titres de séjour en 2022. On comprend donc son attrait, archétypal de l’incohérence juridique, puisqu’il fait cohabiter une règle, le regroupement familial autorisé après visa, etson contournement, la régularisation par la voie du fait accompli de l’installation sur place.

Titre de séjour créé en 1997 par Lionel Jospin, presque unique au monde (il existe aussi en Belgique), il est délivré à « l’étranger, résidant habituellement en France, dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité et qui, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » d’une durée d’un an. La condition prévue à l’article L. 412-1 n’est pas opposable. »

Le rapport de 2020 de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), qui gère cette procédure, indique : « Rappelons que ce dispositif de titre de séjour pour soins reste une exception française dans le monde, et qu’il permet chaque année depuis sa création à des dizaines de milliers de personnes étrangères éligibles de se faire soigner, même dans des secteurs en tension, prises en charge à travers des cotisations versées par les partenaires sociaux ou par l’impôt, et ce quel qu’en soit le coût »1.

Si le ministère de l’Intérieur communique le nombre de titres délivrés chaque année (4 900 nouveaux titres en moyenne chaque année entre 2016 et 2020, mais une tendance à la baisse, avec 3291 titres délivrés en 2022), aucun chiffre n’est disponible sur le stock des bénéficiaires, probablement en raison de sa sensibilité politique, étant donné que le coût est entièrement à la charge de la solidarité nationale via la protection universelle maladie (PUMA), pour des pathologies lourdes et donc coûteuses (VIH, hépatites, diabètes, cancers, dialyses, greffes d’organes, troubles mentaux, ces derniers représentant 16,5% des demandes en 2021).

Sur les 24 000 demandeurs en 2020, parmi lesquels on retrouve une part des déboutés du droit d’asile, les plus représentés étaient Algériens (2712 demandeurs, soit 10,4% des dossiers), Ivoiriens (1764 demandeurs), Congolais (1603), Camerounais (1476), Guinéens (1442), Géorgiens (1174), Maliens (1131), Comoriens (1084), mais aussi Haïtiens, Marocains, Tunisiens et Russes.

Réservé aux étrangers qui « résident habituellement en France », sans condition de régularité de l’entrée ou du séjour, ce titre est devenu une voie d’immigration banalisée ouvrant souvent droit, compte tenu du caractère chronique des pathologies concernées, à une admission définitive au séjour, associée à la gratuité des soins, et ce, même à l’issue d’un franchissement irrégulier ou d’un maintien en situation irrégulière.

Pour un étranger qui veut travailler en France, la règle prévoit normalement, par combinaison des articles L. 421-1 du CESEDA et L. 5221-2 du code du travail, l’obligation de solliciter au préalable un visa de long séjour. Mais aussitôt un autre article du CESEDA, le L. 435-1, organise le contournement de cette règle.

L’article L. 435-1 constitue le dispositif phare de ce que l’on nomme l’admission exceptionnelle au séjour, dont la première version date de 2006 (article L. 313-14), et qui résulte de la volonté de donner un cadre légal au pouvoir de régularisation sans texte reconnu aux préfets par le Conseil d’Etat de manière entièrement prétorienne, nous y reviendrons. Cet article est en quelque sorte la « voiture-balai » des régularisations, il est sollicité par les étrangers qui ne rentrent dans aucun autre cadre légal et peut-être mis en œuvre d’office par l’autorité préfectorale, alors que ce n’est pas une obligation si l’étranger concerné n’a pas sollicité un titre de séjour sur ce fondement.

Il est rédigé comme suit : « L’étranger dont l’admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu’il fait valoir peut se voir délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » salarié « ,  » travailleur temporaire  » ou  » vie privée et familiale « , sans que soit opposable la condition prévue à l’article L. 412-1. »

En pratique, cette admission est surtout sollicitée par les étrangers qui travaillent en situation irrégulière, et qui demandent leur régularisation au titre de leur activité salariée. Les critères de régularisation varient d’une préfecture à une autre, certaines appliquant toujours, officieusement ou explicitement, les critères requis par la circulaire Valls du 28 novembre 2012, qui semble être toujours en vigueur, déclinés selon plusieurs cas de figure.

● Pour les étrangers en situation irrégulière qui occupent un emploi :
– Soit 5 ans de présence en France + 8 mois d’activité sur les 24 derniers mois ou 30 mois consécutifs ou non sur les 5 dernières années ;
– Soit 3 ans de présence en France + 24 mois d’activité dont 8 mois consécutifs ou non sur les 12 derniers mois ;
– Soit 5 ans de présence en France + une activité en tant qu’intérimaire sur les 24 derniers mois ;
– Soit 5 ans de présence en France + 12 mois d’activité d’économie solidaire ;
– Soit 3 années d’activité ininterrompue ou 7 ans de présence en France + 12 mois d’activité sur les 36 derniers mois.

L’intéressé doit produire un « pack employeur » comprenant notamment une demande d’autorisation de travail de l’employeur, le tout vérifié par la plateforme de la main d’œuvre étrangère (PMOE). La grande majorité des demandes de titre de séjour sur ce fondement sont satisfaites. En revanche, en cas de recours devant les tribunaux administratifs, depuis une décision du Conseil d’Etat du 4 février 2015, les étrangers ne peuvent plus invoquer cette circulaire en justice, les Cour administratives d’appel faisant en outre une interprétation plutôt stricte de la notion de motif exceptionnel d’admission. Cette divergence est source d’incompréhension chez les étrangers qui se sont vu refuser l’admission en préfecture pour des raisons administratives indépendantes de leur volonté (lorsque l’employeur n’est pas à jour de ses cotisations URSSAF par exemple). Mais ce n’est pas la moindre incohérence de ce titre de séjour, sur lequel nous reviendrons plus loin.

● Pour les étrangers en situation irrégulière parents d’enfants scolarisés : présence en France depuis au moins 5 ans et une scolarisation de l’enfant depuis au moins 3 ans, y compris en école maternelle. Si le demandeur est séparé de l’autre parent de l’enfant, il devra justifier contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant.

● Pour les étrangers en situation irrégulière dont le conjoint est en situation régulière : justification, à titre indicatif, d’une présence en France de 5 ans et d’une durée de 18 mois de vie commune.

● Pour les étrangers en situation irrégulière entrés en France avant l’âge de 16 ans :
– Justification d’un parcours scolaire « assidu et sérieux » ;
– Appréciation sur la stabilité et l’intensité des liens développés par l’étranger sur le territoire français : l’essentiel de ses liens privés ou familiaux doivent se trouver sur le territoire français et celui-ci doit être à la charge effective de la cellule familiale en France – tandis que la régularité du séjour d’un de ses parents constitue un élément d’appréciation favorable.

● Pour certains étrangers en situation irrégulière, des cas plus exceptionnels sont également prévus, à condition de justifier :
– Soit d’un talent exceptionnel ou de services rendus à la collectivité (par exemple dans les domaines culturel, sportif, associatif, civique ou économique) ;
– Soit de circonstances humanitaires particulières justifiant la délivrance d’un titre de séjour ;
– Soit d’avoir été victimes de violences conjugales ou de la traite des êtres humains.

Au passage, il y a lieu d’observer que la circulaire Valls pourrait être regardée comme entachée d’excès de pouvoir en ce qu’elle ne se borne pas à définir les critères généraux d’une admission exceptionnelle au séjour mais crée, du fait de la précision des critères utilisés, qui s’imposent à l’administration, des voies d’admission au séjour qui ne sont pas prévues par la loi.

Ce qu’il faut retenir à ce stade, c’est, d’une part, que le caractère insaisissable des critères d’admission, couplé à la possibilité de contester son refus en justice, ne peut qu’inviter à tenter sa chance et encourage puissamment le travail illégal ; d’autre part, que cette possibilité de régularisation des clandestins salariés légitime, comme pour les autres titres, le contournement de la règle de l’obtention préalable d’un visa de long séjour si l’on veut venir travailler en France.

A ce dispositif général, il faut ajouter le nouvel article L. 435-4 créé par la loi immigration du 26 janvier 2024, qui prévoit un dispositif de régularisation spécifique aux étrangers en situation irrégulière qui travaillent dans un métier en tension (que le ministre de l’intérieur estimait à environ 10 000), et qui a au moins le mérite de définir explicitement des critères précis de durée de travail et de permettre la prise en compte d’autres critères, tels l’intégration à la société française et l’ordre public. On aurait pu imaginer qu’a minima, ce dispositif se substitue au précédent, mais il a en réalité ouvert une nouvelle voie de régularisation du travail clandestin.

Ce nouvel article illustre au passage la propension à utiliser la création de nouvelles voies de régularisation comme un moyen détourné d’absorber l’immigration irrégulière. En témoigne par exemple l’amendement déposé en 1ère lecture du projet de loi immigration par le sénateur Ian Brossat, avec un avis favorable du Gouvernement, qui visait à accorder un titre de séjour temporaire d’un an à un étranger qui déposerait plainte contre un marchand de sommeil, lequel serait renouvelé pendant toute la procédure pénale. Cet amendement a par la suite été censuré par le Conseil Constitutionnel en sa qualité de cavalier législatif.

L’article L. 435-3 dispose : « A titre exceptionnel, l’étranger qui a été confié à l’aide sociale à l’enfance ou à un tiers digne de confiance entre l’âge de seize ans et l’âge de dix-huit ans et qui justifie suivre depuis au moins six mois une formation destinée à lui apporter une qualification professionnelle peut, dans l’année qui suit son dix-huitième anniversaire, se voir délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » salarié  » ou  » travailleur temporaire « , sous réserve du caractère réel et sérieux du suivi de cette formation, de la nature de ses liens avec sa famille restée dans le pays d’origine et de l’avis de la structure d’accueil ou du tiers digne de confiance sur l’insertion de cet étranger dans la société française. La condition prévue à l’article L. 412-1 n’est pas opposable. »

L’article L. 423-22 prévoit, second dispositif : « Dans l’année qui suit son dix-huitième anniversaire ou s’il entre dans les prévisions de l’article L. 421-35, l’étranger qui a été confié au service de l’aide sociale à l’enfance ou à un tiers digne de confiance au plus tard le jour de ses seize ans se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » vie privée et familiale  » d’une durée d’un an, sans que soit opposable la condition prévue à l’article L. 412-1. / Cette carte est délivrée sous réserve du caractère réel et sérieux du suivi de la formation qui lui a été prescrite, de la nature des liens de l’étranger avec sa famille restée dans son pays d’origine et de l’avis de la structure d’accueil ou du tiers digne de confiance sur son insertion dans la société française. »

En clair, dans le premier cas, la régularisation relève d’une simple faculté, s’agissant de l’étranger pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) entre 16 et 18 ans, et dans le second, c’est un véritable droit à régularisation qui est organisé pour l’étranger confié à l’ASE avant ses 16 ans. Là aussi, la règle de l’immigration familiale est contournée puisque ces mineurs ne sont pas arrivés en France par hasard, ils y ont souvent été envoyés par leur famille (comment autrement payer le voyage et les passeurs ?) et bien sûr au mépris des procédures légales, et dans des conditions parfois dramatiques et dangereuses (risques de mort, noyade, viol, violence, etc.). Là aussi, comment s’étonner de l’attractivité de notre système juridique et social pour les candidats mineurs à l’immigration irrégulière, lorsque le droit lui-même prévoit la régularisation des mineurs isolés dont les pouvoirs publics assurent déplorer la multiplication ?

L’article L. 422-1 du CESEDA est rédigé comme suit : « L’étranger qui établit qu’il suit un enseignement en France ou qu’il y fait des études et qui justifie disposer de moyens d’existence suffisants se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention  » étudiant  » d’une durée inférieure ou égale à un an. / En cas de nécessité liée au déroulement des études ou lorsque l’étranger a suivi sans interruption une scolarité en France depuis l’âge de seize ans et y poursuit des études supérieures, l’autorité administrative peut accorder cette carte de séjour sous réserve d’une entrée régulière en France et sans que soit opposable la condition prévue à l’article L. 412-1. (…) ».

Là aussi, existe une double règle : le droit commun, au 1er alinéa, et son contournement, au 2ème alinéa, pour certains étrangers entrés mineurs. Certes, les critères peuvent apparaître restrictifs, notamment parce qu’ils imposent l’obligation d’une entrée régulière, mais cet article aurait gagné à être explicitement restreint aux seuls étrangers entrés mineurs par la procédure légale du regroupement familial, pour lesquels on peut comprendre que l’on puisse les autoriser à poursuivre leurs études en France dans certaines conditions. Pour les autres, l’effet d’aubaine est maximal (cas par exemple d’étrangers entrés en France sous couvert d’un visa Schengen obtenu pour un autre pays, entrés régulièrement en France, s’étant ensuite maintenus irrégulièrement). Les chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur ne distinguent pas les titres étudiants délivrés spécifiquement sur ce fondement des autres titres.

L’article L. 435-2 offre une possibilité de régularisation des étrangers ayant travaillé 3 ans pour des organismes assurant l’hébergement des personnes en difficultés, là aussi sans condition d’entrée ou de séjour régulier. En pratique, ce titre est très majoritairement attribué aux étrangers travaillant pour les Compagnons d’Emmaüs, qui sont ainsi le vecteur d’une véritable filière d’immigration clandestine légalisée par l’État.

La Convention de Genève prohibe, d’une part, en son article 31, l’application de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier aux réfugiés qui arrivent directement du territoire où leur vie ou leur liberté étaient menacées, d’autre part, consacre, en son article 33, un principe de non-refoulement vers les pays où ils seraient menacés. De ces deux principes ont été déduits, d’une part, un droit à l’entrée irrégulière légalisé par le dépôt d’une demande d’asile, autrement dit le droit de demander l’asile dans la foulée d’une entrée irrégulière, d’autre part la dépénalisation du délit de séjour irrégulier par la loi du 31 décembre 2012.

Autant ces deux principes paraissent inhérents au droit d’asile s’agissant des demandes déposées dans les pays frontaliers de ceux où ont lieu les menaces qui ont conduit au départ, où, à défaut, dans le pays d’arrivée directe, par voie de mer ou d’air, autant ces principes peuvent être questionnés lorsqu’ils sont accordés sans restriction à tous les demandeurs d’asile, y compris ceux ayant déjà traversé de nombreux pays où ils auraient pu trouver refuge ou déposer leur demande. En l’état du droit, la demande d’asile permet de régulariser l’entrée et le séjour de nombreux étrangers qui se disent persécutés dans un pays lointain et dont beaucoup, 60% selon les statistiques actuelles, seront déboutés, c’est-à-dire qu’on ne leur aura pas reconnu la qualité de réfugié. Cette faculté de pouvoir entrer en France sans autorisation pour y demander l’asile est évidemment l’un des moteurs de la filière désormais banalisée de l’immigration économique effectuée sous couvert de l’asile.

Depuis une jurisprudence ancienne, d’abord timide (Sieur Da Silva et CFDT, 13 janvier 1975 n° 90193) puis affirmée (Diop, 7 oct. 1991, n° 100639), le Conseil d’Etat a, par la voie prétorienne, imposé l’existence d’un pouvoir de régularisation des préfets même sans texte, jusqu’à, ultime étape, censurer l’erreur manifeste d’appréciation que commet l’administration en refusant de faire usage de son pouvoir de régularisation (CE 16 oct. 1998, n° 147141), par exemple en cas de conséquences disproportionnées sur la situation personnelle du requérant ou au regard de son intégration professionnelle, pour laquelle le juge détermine ses propres critères en dehors de tout texte – nous y reviendrons en deuxième partie. Le Conseil d’Etat va même plus loin : si un étranger demande à voir sa situation régularisée, le préfet doit examiner sa situation et déterminer si elle relève d’un motif exceptionnel d’admission. Cette faculté a été par la suite encadrée par la création de l’article L. 313-14 du CESEDA, devenu L. 435-1 avec la nouvelle codification intervenue en 2021.

Les conventions bilatérales (comme l’accord franco-algérien de 1968) ne prévoient pas de procédures de régularisation, sauf rare exception, comme le cas des algériens résidant en France depuis 10 ans (et dont la régularisation est de droit s’ils démontrent cette résidence), mais les ressortissants des pays concernés par ces conventions, qui ne peuvent pas tous invoquer l’admission exceptionnelle prévue par le CESEDA, peuvent quand même demander à bénéficier de l’admission exceptionnelle au séjour.

Cette large faculté de régularisation dont disposent les préfets, même si des critères sont parfois venus la restreindre ou au contraire l’élargir (la circulaire Valls du 28 novembre 2012, par exemple, fixe des critères d’admission très permissifs), donne à tout étranger l’espoir d’une régularisation et représente donc un puissant appel d’air.

Du point de vue d’un étranger en situation irrégulière, le refus d’une régularisation par le préfet n’est pas définitif, puisque demeure encore la possibilité d’une censure de ce refus par le juge administratif, qui s’approprie à cette occasion le pouvoir discrétionnaire du préfet pour y substituer sa propre appréciation selon ses propres critères, sans base législative ou réglementaire autre que l’article L. 435-1 du CESEDA dont la formulation très vague ouvre une grand marge d’interprétation. Les tribunaux administratifs censurent régulièrement les refus de régularisation.

Pour donner la mesure de la place prise par le contentieux des étrangers, celui-ci a représenté 43 % des entrées en 2023, soit environ 110 000 recours sur 257 000 affaires nouvelles. En moyenne, les requérants dans le contentieux des étrangers (tous motifs confondus) ont obtenu satisfaction totale ou partielle dans un peu plus de 23% des affaires, soit près du quart. Avec près d’une chance sur 4 de gagner en justice, on peut imaginer que le recours mérite d’être tenté.

A ainsi été exposée, dans cette première partie, l’étendue des dispositifs légaux de contournement des règles d’entrée et de séjour. La partie suivante explore sa dimension numérique et ses conséquences.

Les dernier chiffres définitifs disponibles, pour l’année 20222, font état de 34 302 nouveaux titres accordés au titre de l’admission exceptionnelle au séjour, divisés comme suit :

  • Salariés : 10 775 titres ;
  • Temporaires / saisonniers : 99 titres ;
  • Membres de famille : 5 264 titres ;
  • Liens personnels et familiaux : 17 156 titres ;
  • Étudiants : 1 008 titres.

A priori, ces chiffres ne comprennent que l’admission exceptionnelle au séjour stricto sensu (article L. 435-1), le regroupement familial sur place (article L. 423-2) et la régularisation pour vie privée et familiale au titre de l’article L. 423-23. Le ministère ne communique toutefois pas le détail des fondements légaux des titres accordés.

Il faut toutefois ajouter à ces chiffres :

  • les jeunes majeurs (ou « étrangers entrés mineurs ») : 10 042 titres accordés en 2022 ;
  • les étrangers malades : 3 291 titres accordés en 2022 ;
  • les victimes de traite et de violence conjugales : 300 titres accordés en 2022.

Au total, ce sont donc, hors asile, 47 935 titres de séjour au minimum qui ont été accordés à des étrangers en 2022 sur la base d’une régularisation (au minimum, car il y a 4 238 titres « divers » pour lesquels les motifs ne sont pas précisés par le ministère de l’Intérieur).

Enfin, il faudrait ajouter les régularisations au titre de l’asile (37 864 titres) dont :

  • protection subsidiaire : 10 727 titres ;
  • réfugiés : 27 137 titres.

Si l’on rapporte ces chiffres au total des délivrances de premiers titres de séjour en 2022 (318 926 premiers titres tous motifs confondus, 281 062 hors asile), la proportion des régularisations est donc la suivante :

  • hors asile, 47 935 régularisations sur 281 062 titres, soit 17 % des titres accordés ;
  • asile inclus, 37 864 titres délivrés en 2022, plus les 47 935 régularisations de droit commune sur un total de 318 926 titres, soit 26,9 % des titres accordés.

Hors asile, ce sont donc a minima 17% des titres de séjours, soit près de 50 000 titres qui sont accordés en dépit d’une entrée ou d’un séjour irrégulier, ce qui représente un taux de près d’une chance sur 5 de se voir accorder un titre de séjour sans avoir respecté les règles d’entrée ou de séjour. Si l’on ajoute l’asile, ce sont un quart des étrangers entrés irrégulièrement ou s’étant maintenus irrégulièrement qui obtiennent in fine un titre de séjour.

Une autre comparaison utile est de mettre en rapport ce chiffre avec les 22 704 personnes qui ont été éloignées en 2023 : avec 47 935 titres accordés, on a donc régularisé deux fois plus d’étrangers en situation irrégulière que l’on en a éloignés.

Ce que ces chiffres montrent, c’est que les régularisations de masse ont été pleinement intégrées à notre droit, ce qui « invisibilise » leur impact et qui explique qu’on n’ait plus recours aux « vagues de régularisations » par le biais de mesures politiques isolées et mal perçues par l’opinion. Par comparaison, la dernière grande régularisation de masse date de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, avec environ 130 000 délivrances de titres de séjour. Les suivantes seront plus modérées, comme celles ouvertes par les circulaires du 5 août 1987, puis du 23 juillet 1991, permettant à 15 000 demandeurs d’asile déboutés d’accéder à un titre de séjour. Après la circulaire « Debré » du 9 juillet 1996, la circulaire « Chevènement » admet au séjour près de 80 000 étrangers sur 140 000 demandes. La circulaire « Sarkozy » de 2006 conduit à la régularisation de près de 7 000 parents étrangers d’enfants scolarisés, sur un total de près de 34 000 dossiers déposés. La circulaire Valls de 2012 est la dernière grande circulaire de régularisation, et est en pratique toujours largement appliquée dans le cadre de l’admission exceptionnelle au séjour en qualité de salarié.

Aux grandes circulaires de régularisation s’est ainsi substitué un droit permanent à la régularisation, qui constitue une forte incitation à l’immigration irrégulière, Une étude de 20193 explicitée par Maxime Guimard4, a montré que les croyances vis-à-vis des perspectives de régularisation influencent significativement l’intention de maintien, puisque « un point d’augmentation des premières augmente la seconde de 0,43 point. En revanche, les risques d’éloignement, bien que surestimés, ont un effet cinq fois plus faible ». On peut donc penser qu’inversement, plus l’on tendra vers un système de « zéro régularisation », plus l’intention de venir irrégulièrement et de rester irrégulièrement en sera découragée.

Ces chiffres sont à mettre en relation avec la circonstance que les migrants ne sont pas tous des miséreux analphabètes, mais globalement, des personnes informées, connectées et conseillées dès le pays de départ, et dont beaucoup connaissent notre système juridique, notamment grâce aux associations de soutien aux immigrés financées par l’argent public. En 2023, 44 millions d’euros ont été versés au titre de l’éloignement, face à 900 millions d’euros versés en subventions aux 1 350 associations qui assurent des missions d’accueil, d’accompagnement et d’assistance juridiques auprès des immigrés, notamment pour des recours contre les OQTF5.

En prévoyant de nombreux dispositifs de régularisation, le CESEDA organise lui-même non seulement le contournement de la règle d’entrée sous couvert d’un visa de long séjour, et du séjour sous couvert d’un titre de séjour, mais également le contournement de la règle pénalisant l’emploi d’étrangers en situation irrégulière, de manière incohérente et contradictoire.

La pénalisation du séjour irrégulier, prévue par la loi immigration du 26 janvier 2024 mais censurée par le Conseil constitutionnel en raison de sa qualité de cavalier législatif, s’était limitée à une peine d’amende pour ne pas contrevenir au droit européen qui proscrit toute peine privative de liberté pour ce motif. Mais les débats ont fait oublier que trois délits punissent déjà d’une peine d’emprisonnement une entrée ou un séjour irrégulier : le délit d’entrée irrégulière à une frontière extérieure (L. 821-1), le délit de maintien en séjour irrégulier (L. 824-9), et le délit de retour non autorisé sur le territoire français (L. 824-11 et suivants).

Dans de nombreux cas, les mesures de régularisations sont autant d’absolutions de ces dispositions, et annulent le travail difficile de la police au frontière.

Par ailleurs, l’emploi d’étrangers en situation irrégulière est, d’une part, interdit (articles L. 8251-1 et L. 8251-2 du code du travail), d’autre part, aux termes de l’article L. 8256-2 du même code, sévèrement puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. Pourtant le CESEDA, par son article L. 435-1, n’est rien d’autre, avec la circulaire Valls, qu’un encouragement à travailler en situation irrégulière pour obtenir sa régularisation, soit par la préfecture, soit, et c’est un comble, par le juge administratif.

Cette faculté de régularisation, qui a concerné plus de 10 000 salariés en 2022, constitue en outre un sabotage du travail difficile effectué par les forces de l’ordre contre le travail illégal, plus particulièrement par les 37 gendarmes spécialisés de l’office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), dont les enquêtes et interventions de terrain6 sont réduites à néant par chaque mesure de régularisation.

La création prétorienne d’un pouvoir de régularisation sans texte des préfets pourrait, à première vue, se comprendre comme la manifestation de la prérogative régalienne d’admettre au séjour un ressortissant étranger. Elle se rattacherait ainsi à une forme d’acte de gouvernement. Mais cette prérogative, à laquelle, on peut le comprendre, les préfets sont très attachés, n’en demeure pas moins questionnable : au nom de quoi le pouvoir exécutif disposerait-il d’une compétence que le législateur, donc le peuple français, ne lui a pas expressément attribuée ? D’une part, depuis la création d’un article spécifique à l’admission exceptionnelle au séjour (L. 435-1), les ressortissants dont la situation est entièrement régie par des accords bilatéraux dans les domaines couverts par cette admission, dont en particulier le titre de séjour salarié (cas des Algériens, Marocains, Maliens), ne devraient, en toute logique, plus pouvoir bénéficier du pouvoir de régularisation prévu par le CESEDA. D’autre part, le pouvoir de régularisation sans texte des préfets aurait dû disparaître à compter de sa « légalisation », qui a précisément été conçue comme un cadre limitant : avec l’article L. 313-14 puis L. 435-1, les préfets ne peuvent plus régulariser selon n’importe quel critère, mais uniquement les étrangers « dont l’admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu’il fait valoir ».

En outre, seconde incohérence, si l’on admet l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de l’administration pour régulariser un étranger en situation irrégulière, alors un tel pouvoir ne devrait, par construction, pas pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel. En effet, un pouvoir discrétionnaire dont le non-usage peut être censuré perd immédiatement par-là son caractère discrétionnaire. En vérifiant que ce non-usage n’est pas entaché d’erreur manifeste d’appréciation, le juge s’approprie en réalité ce pouvoir discrétionnaire, pour imposer, selon ses propres critères, qui ne sont pas ceux de l’administration, mais ceux qu’il détermine lui-même, soit en dehors de tout texte s’agissant du pouvoir de régularisation sans texte, soit, par analogie, sur la base des critères très généraux de l’article L. 435-1 (considérations humanitaires et motifs exceptionnels), la régularisation de l’étranger que le préfet n’a pas voulu régulariser. Autrement dit, lorsque le juge régularise un étranger, il gouverne.

C’est donc contre toute évidence et de manière éminemment contradictoire avec sa propre jurisprudence que l’avis du Conseil d’État du 22 août 1996 indiquait qu’« il ne peut exister un « droit à la régularisation » ». Dès lors que le préfet a le devoir d’examiner la situation personnelle d’un requérant qui demande sa régularisation, et que le juge peut censurer le refus de procéder à cette régularisation, il existe bien, in fine, un droit à la régularisation dont les critères sont dégagés par la jurisprudence, en témoigne le considérant de principe relatif au critère de l’admission exceptionnelle au séjour en qualité de salarié : « Dans l’hypothèse où il serait fait état de motifs exceptionnels de nature à permettre la délivrance d’une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié » ou « travailleur temporaire », un demandeur qui justifierait d’une promesse d’embauche ou d’un contrat de travail ne saurait être regardé, par principe, comme attestant des motifs exceptionnels exigés par la loi. Il appartient, en effet, à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, d’examiner si la qualification, l’expérience et les diplômes de l’étranger, ainsi que les caractéristiques de l’emploi auquel il postule, de même que tout élément de sa situation personnelle dont l’étranger ferait état à l’appui de sa demande, tel que l’ancienneté de son séjour en France, peuvent constituer, en l’espèce, des motifs exceptionnels d’admission au séjour. » La jurisprudence des tribunaux administratif est très variable, mais les Cours ont tendance à considérer que 4 à 5 années d’exercice d’une activité professionnelle salariée continue peut justifier un motif exceptionnel d’admission (critères, cela dit, bien plus stricts que ceux, rappelés ci-avant, de la circulaire Valls).

Mais nous sommes là en pleine législation judiciaire, qui peut apparaître d’autant plus choquante que, comme il a été dit au point précédent, l’emploi d’un étranger en situation irrégulière est interdite et pénalement punie par le code du travail. Il est étonnant que la doctrine ne se soit jamais émue de cette aberration juridique majeure contraire à l’ordre public et à l’intérêt général.

Dans son principe même, la régularisation constitue une double injustice :

  • vis-à-vis des étrangers qui respectent les règles d’entrée et de séjour, en attendent patiemment leur visa (qui a coût) ou qui retournent dans leur pays d’origine pour demander un visa lorsque leur situation le commande pour obtenir un titre de séjour (par exemple pour solliciter le bénéfice du regroupement familial) ;
  • vis-à-vis de l’ensemble des citoyens, Français et étrangers, qui respectent les lois.

Ces dispositifs de régularisation n’ont en effet aucun équivalent dans le reste du droit. Aucun article du Code de la route n’autorise le ministre de l’intérieur à rendre discrétionnairement son permis à un contrevenant qui a perdu ses douze points, aucun article du Code des transports n’autorise le ministre des transports à ne pas infliger une contravention au passager d’un train qui n’a pas réglé son billet. La seule équivalence à ce pouvoir discrétionnaire est peut-être le pouvoir de remise gracieuse et de transaction de l’administration fiscale, mais elle est extrêmement encadrée et intervient à la marge et selon des critères bien précis. Elle n’est donc pas susceptible de créer des attentes telles que les contribuables tenteraient massivement d’échapper à l’impôt en espérant en bénéficier.

Ce caractère exorbitant des régularisations est également prégnant dans le domaine de l’ordre public : par exemple, des jugements admettent que l’utilisation de faux papiers doit être relativisée au sens où elle est sans incidence sur l’appréciation de la réalité de l’activité salariée prise en compte pour l’admission exceptionnelle, alors qu’elle est sévèrement sanctionnée dans le code pénal, ou des jugements où l’application de l’article 8 de la CEDH fait primer la vie privée et familiale sur les atteintes à l’ordre public (y compris les atteintes aux personnes).

L’objet de cette analyse a été de démontrer le caractère multiple, délétère, et largement sous-estimé, dans son amplitude, des dispositifs de régularisations, qui ne sont rien d’autre qu’un droit organisant le contournement de la règle commune de l’entrée régulière ou du séjour régulier, c’est-à-dire un passe droit légal, sans équivalent dans le reste du droit français. Pleinement intégrés au corpus juridique du CESEDA, avalisés tant par l’administration que par le juge, ils sont sources d’incohérence juridique et d’iniquité, constituent un puissant appel d’air pour l’immigration illégale par la voie du fait accompli, et, parce qu’ils heurtent directement d’autres règles de droit, comme le délit d’entrée illégale ou le délit d’emploi d’un étranger en situation irrégulière, portent atteinte à la cohérence de la politique migratoire, à l’ordre public et à l’intérêt général.

Les mesures suivantes pourraient en conséquence être mises en œuvre :

  • La règle générale et quasi absolue doit être l’autorisation d’entrée en France depuis le pays d’origine par la délivrance d’un visa ; il y a donc lieu de supprimer tous les dispositifs légaux de régularisation en cas d’entrée irrégulière ou de maintien sur le territoire à l’expiration du visa ou du titre de séjour ;
  • Suppression du pouvoir des préfets de régularisation sans texte : ce pouvoir doit être encadré par un texte, au profit du seul ministre de l’intérieur, sur saisine du préfet ou d’un élu pour les dossiers à caractère exceptionnel (héroïsme, service rendu à la nation, situation humanitaire particulière), insusceptible de recours quand il n’en fait pas usage (il n’appartient pas au juge de procéder à une régularisation, laquelle doit redevenir un acte de gouvernement) ; en revanche, recours ouvert à tout parlementaire contre les régularisations accordées par le ministre de l’intérieur, afin d’en limiter les abus potentiels ;
  • Interdiction par la loi des régularisations de masse par voie de circulaire ; et suppression de la circulaire Valls ;
  • Recours juridictionnel contre le refus de séjour ouvert uniquement après avoir quitté le territoire français si l’on est entré irrégulièrement (comme au Royaume-Uni) ;
  • Suppression de la commission du titre de séjour, procédure administrative sans plus-value réelle.
  1. OFII, « Procédure d’admission au séjour pour soins : rapport au Parlement », 09/12/2021
    https://www.ofii.fr/procedure-dadmission-au-sejour-pour-soins-rapport-au-parlement/ ↩︎
  2. Ministère de l’Intérieur, « Les chiffres de l’immigration en 2023 » (données provisoires), 25 janvier 2024  https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Les-chiffres-2023-publication-annuelle-parue-le-25-janvier-2024 ↩︎
  3. CESifo, « The (Option-) Value of Overstaying, Romuald Méango », François Pinas, juin 2023
    https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4506322 ↩︎
  4. Note de lecture « Le prix de l’attente », Maxime Guimard, 12/01/2024
    https://maximeguimard.fr/2024/01/12/le-prix-de-lattente/ ↩︎
  5. Le Figaro, « Les immigrés viennent-ils en France pour travailler ? », Agnès Verdier-Molinié, 17/12/2023
    https://www.lefigaro.fr/vox/societe/agnes-verdier-molinie-les-immigres-viennent-ils-en-france-pour-travailler-20231217 ↩︎
  6. Le Figaro, « Immigration clandestine, comment la pieuvre du travail illégal se déploie partout en France » 20/11/2023
    https://www.lefigaro.fr/actualite-france/immigration-clandestine-comment-la-pieuvre-du-travail-illegal-se-deploie-partout-en-france-20231120 ↩︎

Contrôle des frontières, des moyens à la hauteur des enjeux ?

Contrôle des frontières, des moyens à la hauteur des enjeux ? par Fernand GONTIER, ex-directeur central de la PAF

La réponse ne peut être binaire et cette présentation démontre qu’il convient de différencier les moyens engagés sur les différents types de frontières de la France, selon leur nature juridique ou physique.

Quand on évoque les frontières, il faut toujours rappeler la distinction fondamentale entre les frontières extérieures de l’espace Schengen et les frontières intérieures ou nationales. 

Ces deux types de frontières n’obéissent pas aux mêmes règles juridiques et ne disposent pas des mêmes moyens. J’ai évoqué dans mon livre La face cachée de l’immigration les appellations de frontières « dures » pour les unes et de frontières « molles » pour les autres, au regard précisément des modalités de contrôle, des ressources engagées et des difficultés rencontrées par les gardes-frontières. 

Les frontières extérieures, s’agissant de la France, concernent essentiellement des aéroports et des ports qui constituent des points de passage frontalier (PPF). On en recense 120 environ en France, dont 78 aériens. Un PPF peut recevoir plus de 70 millions de passagers par an comme Roissy, ou quelques milliers sur un aérodrome secondaire comme Colmar par exemple. Le statut de PPF est très recherché par les collectivités locales, qui y voient une possibilité de développement et d’aménagement du territoire.

Si l’objectif des contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen est bien fixé par un code communautaire, en revanche, les moyens engagés sont définis et financés par les États membres, le cas échéant avec des aides européennes (par exemple les fonds IGFV d’un montant de 6,4 milliards d’euros pour la période 2021-2027) ou autres, notamment britanniques pour sécuriser les ports et le littoral de la Manche et de la mer du Nord (72 millions d’euros en 2023). Les gestionnaires de PPF doivent également contribuer à mettre en place des équipements et les infrastructures nécessaires.

Ainsi, le Code frontières Schengen (CFS) fixe aux États membres dans son article 14 un objectif de moyens : « les États membres mettent en place les effectifs et les moyens appropriés et suffisants pour exercer le contrôle aux frontières extérieures conformément aux articles 6 à 13, de manière à assurer un contrôle efficace, de haut niveau et uniforme à leurs frontières extérieures. » 

L’objectif est par ailleurs régulièrement contrôlé dans chaque État membre par une commission d’évaluation dite SCHEVAL (Schengen Evaluation) qui vérifie concrètement l’efficacité des contrôles et l’adéquation des moyens mis en œuvre pour y parvenir. Cette Commission est composée de représentants qualifiés, le plus souvent des gardes-frontières ou des garde-côtes des États Schengen.

La France reste souveraine quant à ses choix d’organisation, de services engagés et de financement, mais elle doit respecter les objectifs fixés et rendre compte des mesures prises pour corriger ses lacunes.

Il en va différemment s’agissant des contrôles aux frontières intérieures entre États membres, notamment lors du rétablissement des contrôles aux frontières. Dans cette hypothèse (depuis le 13 novembre 2015 pour notre pays), la France fixe seule les objectifs et les moyens consacrés. 

Il est clair que les moyens alloués déterminent les résultats obtenus : à cet égard, le pouvoir politique détermine les moyens humains, logistiques et technologiques. Le contrôle aux frontières est une activité d’initiative qui révèle une pression migratoire. Si les moyens sont insuffisants, le « thermomètre » renverra une image déformée de la réalité des franchissements irréguliers. Ces moyens, quand bien même fussent-ils suffisants en nombre et en qualité, sont également conditionnés par les règles juridiques de leur engagement. 

Ces moyens varient sensiblement en fonction de la nature physique de la frontière, qu’elle soit routière ou ferroviaire, maritime ou aérienne.

Les territoires d’Outre-mer de leur côté relèvent de la seule compétence nationale. 

Dans mon ouvrage « La face cachée de l’immigration », je présente un aspect méconnu du contrôle des frontières au travers de l’activité de la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS), qui est une direction conjointe de la police et de la gendarmerie nationales, et qui œuvre en amont depuis les pays sources pour entraver les départs de personnes ne réunissant pas les conditions pour entrer sur notre territoire. 

Elle déploie une quarantaine d’officiers de liaison immigration, notamment dans les aéroports des pays francophones à fort risque migratoire. Chaque année, environ 20 000 à 25 000 personnes sont refusées à l’embarquement de vols vers la France, en raison de la détection d’un faux document ou d’un profil migratoire avéré. Cette mission opérationnelle réalisée sur le terrain s’accomplit avec le concours des compagnies aériennes, qui évitent ainsi des sanctions financières et des frais de rapatriement à l’arrivée des vols. 

Au-delà de l’action des officiers de liaison, les transporteurs aériens ou maritimes sont soumis à des obligations de contrôle dans les pays de départ pour s’assurer avant l’embarquement que les passagers sont admissibles dans les pays d’arrivée. Ils doivent vérifier, sous peine d’une amende administrative de 10 000 euros par passager, la validité des documents de voyage, des visas le cas échéant et détecter les fraudes documentaires manifestes. Ainsi, les opérateurs privés du transport sont responsabilisés dans leur mission afin de ne pas favoriser ou faciliter les entrées irrégulières.

Ces actions préventives sont très efficaces et doivent être développées. Il conviendrait de créer au sein de la DCIS des officiers de liaison temporaires et projetables dans les pays où sont constatés des phénomènes émergents d’émigration clandestine. Il serait également souhaitable de mutualiser ces officiers de liaison opérationnels avec d’autres États européens qui en disposent également.

En France le contrôle aux frontières est mis en œuvre par deux services dédiés, qui n’ont toutefois pas les mêmes missions ni la même organisation et le même statut.

La Police aux frontières (PAF), forte de 12 000 agents dont 3500 à 4000 gardes-frontières, est en charge des PPF à fort trafic (Roissy, Orly …) tandis que la douane (DGDDI) a en charge les PPF secondaires. Sur les « gros » PPF, les douaniers n’exercent que des missions fiscales ou douanières. Dans les PPF secondaires, seule la douane est présente et exerce concomitamment des missions de contrôle de l’immigration et de contrôle douanier. Les deux administrations ne sont donc pas interchangeables au regard de la nature des missions. La physionomie de notre organisation est historique et les relations entre les deux services sont optimales et reposent sur des protocoles de liaison et d’information.

La Police aux frontières est à la fois chargée du contrôle des frontières, de la lutte contre l’immigration clandestine, de la lutte contre les trafics de migrants et assume toutes les missions liées à l’éloignement des étrangers. Cette organisation permet « d’embrasser » avec pertinence l’ensemble des aspects migratoires. La PAF emploie des personnels titulaires relevant de la police nationale mais également des policiers adjoints qui sont des contractuels. Avec la perspective du Brexit, des futurs systèmes d’information européens aux frontières et après une décrue d’effectifs non remplacés pendant la crise du Covid, la police nationale a mis en place des recrutements d’agents administratifs et de contractuels supplémentaires afin d’armer tous les postes de travail destinés au contrôle dit de « première ligne » dans les PPF. Ces personnels complémentaires sont systématiquement placés sous le contrôle de policiers actifs et dédiés au contrôle de ressortissants communautaires ou de pays sûrs. Le Code frontières Schengen n’exige pas que les gardes-frontières soient des policiers, mais ils doivent obligatoirement avoir le statut d’agents publics. Ainsi, une externalisation vers des agents privés n’est ni souhaitable, ni possible. Ces agents, formés en 15 jours, réalisent des opérations basiques (consultations de fichiers, contrôle de validité des documents de voyage) à côté de policiers de la PAF, présents dans des aubettes « doubles ». Il faudra réaliser une évaluation de cette pratique afin d’éviter une éventuelle dégradation de la qualité des contrôles.

La reprise, notamment, du trafic aérien en 2022 ainsi que la préparation des Jeux Olympiques de 2024 ont également incité à cette diversification des personnels. Au-delà de l’aspect numérique des effectifs de première ligne, afin d’assurer la fluidité et la réduction des temps d’attente, il existe un enjeu de qualité du contrôle aux frontières qui me semble avoir été quelque peu minoré. La formation de la police nationale et désormais l’académie de police récemment créée, ont « oublié » de mettre en place une filière de formation des gardes-frontières. Cette formation est à ce jour assurée par la Police aux frontières sur site avec ses moyens propres. Cela me paraît être une lacune importante dans notre dispositif et elle a été relevée lors de la dernière évaluation Schengen.

Sur les intervalles entre les PPF et dans les espaces frontaliers, on évoque la notion de surveillance des frontières. Cette surveillance est exercée par les services généralistes de la police nationale et de la gendarmerie nationale, en particulier sur les frontières terrestres. Pour leur part, les militaires en renfort Sentinelle n’effectuent qu’une mission d’observation et de sécurisation des personnels et uniquement dans un cadre de lutte antiterroriste. S’agissant des frontières « maritimes », cette mission de surveillance implique tous les services œuvrant pour l’action de l’État en mer.

En complément des services territoriaux compétents, la mission de surveillance est renforcée de façon quasi permanente, et selon leur disponibilité, par des CRS ou des gendarmes mobiles, en particulier sur des zones à forte activité migratoire comme le littoral des Hauts-de-France ou encore les Alpes-Maritimes. On recense environ 15 forces mobiles soit environ 1000 personnels en mission de renfort permanent de la Police aux frontières. Ces différents services mettent à disposition de la Police aux frontières les personnes interpellées en situation irrégulière, aux fins de procédure administrative ou judiciaire.

Il y a par ailleurs un vrai problème de gestion prévisionnelle des effectifs de la Police aux frontières au regard de ses missions, mais également de formation dans le domaine spécifique du contrôle transfrontière, du droit des étrangers et de la lutte contre la fraude documentaire. Les arbitrages ministériels en matière d’attribution d’effectifs sont rendus souvent en réaction en fonction des « urgences » de court terme et rarement anticipés.

A mon sens, cette architecture des services (et j’aurais pu ajouter pour être complet la gendarmerie de l’air pour les bases aériennes) très empirique souffre d’une complexité qui rend plus difficile l’efficacité, la qualité et la pérennité du contrôle à nos frontières. Nous avons donc besoin d’une vraie filière chargée du contrôle aux frontières, d’un État-major opérationnel au niveau central et d’États-majors déconcentrés afin de coordonner l’action des services engagés. La réforme de la police nationale qui a départementalisé en 2024 les différentes filières (Sécurité publique, Police Judiciaire, Police aux frontières) constitue un facteur de complexité supplémentaire.

À ce stade, il faut indiquer que l’Agence Frontex va bénéficier en 2027 de 10 000 garde-côtes ou gardes-frontières. La France, comme les autres États membres, peut solliciter ces moyens humains pour le contrôle à nos frontières extérieures. Il est dommage que notre pays soit réticent à solliciter ces renforts, sans doute pour ne pas apparaître comme un pays déficient alors que nous sommes l’un des plus gros contributeurs avec 11% d’effectifs français. A mon sens, cette Police aux frontières européenne a toute sa place sur une frontière communautaire. L’Agence peut également fournir des technologies ou des moyens logistiques (avions, bateaux, véhicules terrestres, etc).

Les coordinations opérationnelles nationale et territoriale sont déficientes aujourd’hui, faute d’avoir créé un véritable chef de file du contrôle et de la surveillance des frontières avec un pouvoir de commandement effectif sur l’ensemble des forces impliquées. Il y a une tendance des services impliqués à s’autonomiser en l’absence d’une organisation structurée autour de la Police aux frontières. Au-delà de l’effet d’annonce politique autour d’une « border force à la française », il conviendrait de structurer organiquement un haut commandement des frontières avec une vocation interministérielle.

La question de la coordination est particulièrement aiguë s’agissant de la surveillance maritime. Ce point a été relevé à juste titre par la commission d’évaluation Schengen en 2021. Les moyens maritimes ne sont pas coordonnés suffisamment avec les moyens terrestres. Par ailleurs il paraît anachronique que le centre national de coordination des frontières (NCC), relais de Frontex pour la France, ait été confié au secrétariat général de la Mer alors que la Police aux frontières a été instituée comme le point national de contact de l’Agence Frontex (NFPOC).

La coordination des administrations pour le contrôle des frontières repose sur des textes d’un niveau juridique très insuffisant : circulaire du 23 août 2003, arrêtés ministériels d’organisation de la PAF…

Les services concernés agissent parfois selon des logiques propres, tant aux niveaux central que territorial. Il faudrait rehausser significativement ce niveau si l’on souhaite une véritable coordination interministérielle, par exemple sous l’autorité du Premier Ministre. Le spectre des contrôles aux frontières est très large et devrait regrouper autour d’un ministère pilote qui serait l’Intérieur, les ministères suivants : Défense, Économie et Finances, Affaires Etrangères, Justice, Transports, Santé, Mer, et le cas échéant tout autre ministère concerné par une actualité.

Ce haut commandement permanent et structuré autour d’un État major réaliserait des analyses de risque, serait le relais de Frontex (Eurosur, Corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes…), assurerait une veille permanente de la situation aux frontières, évaluerait et déterminerait les moyens affectés aux contrôles et à la surveillance des frontières, fixerait la doctrine des contrôles aux frontières et déclinerait des instructions, engagerait des opérations nationales ou régionales d’envergure, assurerait et développerait la coopération frontalière.

Cette création répondrait aux critiques récurrentes de la Commission européenne vis-à-vis de la France, qui reproche une insuffisante gestion intégrée des frontières

Plus que jamais, la coopération internationale constitue l’une des clés d’amélioration des résultats à nos frontières, tant avec les pays tiers qu’au sein même de l’espace européen. De nombreux programmes européens sont mis en œuvre dans les pays tiers afin de les aider à maîtriser leurs propres frontières et à entraver les déplacements irréguliers (ROCK en Afrique de l’Est, Partenariats opérationnels conjoints en Afrique de l’Ouest…). Il faut cependant veiller à ce que ces programmes européens soient parfaitement coordonnés avec les actions bilatérales des États membres. Il est nécessaire par exemple de clarifier le rôle respectif des officiers de liaison immigration européens et nationaux.

Au sein de l’espace Schengen entre États membres, la coopération opérationnelle est très active avec des patrouilles mixtes, des contrôles coordonnés, des brigades mixtes. Ce sont des modalités très concrètes d’actions communes afin de sécuriser les espaces frontaliers. Il faut développer encore ces coopérations avec des effectifs dédiés. La coopération entre États membres se formalise également au sein des 40 centres de coopération policière et douanière, dont 10 en France, qui sont des structures souples d’échanges de renseignements transfrontaliers.

Cela peut paraître évident mais le contrôle aux frontières revêt plusieurs aspects : un contrôle migratoire avec l’application de la réglementation transfrontière sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur, un contrôle de police ou de sécurité pour détecter les personnes recherchées (100 000 par an pour la PAF) ou encore révéler les infractions transnationales (trafic d’êtres humains, fraude documentaire…), la recherche du renseignement pour alimenter les services chargés de la sécurité intérieure, et enfin l’application de la réglementation sur les contrôles sanitaires. La polyvalence d’un policier constitue à cet égard un avantage pour accomplir l’ensemble de ces missions.

On peut ajouter d’autres types de contrôle de nature économique, fiscale ou douanière qui sont confiés aux services douaniers ou encore des contrôles vétérinaires, sanitaires ou phytosanitaires. En schématisant, on pourrait dire que la Police aux frontières est plutôt axée sur les personnes, tandis que les services douaniers sont plus orientés vers le contrôle des marchandises et les infractions économiques.

Les missions aux frontières se décomposent en plusieurs niveaux :

  • Le contrôle de première ligne, la surveillance, la détection et l’interpellation sur la frontière ;
  • Le contrôle de deuxième ligne, sous la forme d’un examen de situation à la suite d’une interpellation ou d’une suspicion de situation irrégulière ;
  • Une procédure administrative et/ou une procédure judiciaire le cas échéant, après confirmation d’une infraction ou d’une situation irrégulière.

Il est intéressant d’examiner de près les moyens mis en œuvre pour accomplir ces procédures. On constate sur différentes parties du territoire (par exemple le littoral Nord, les aéroports parisiens, la frontière franco-italienne) une insuffisance de policiers procéduriers au regard de l’activité enregistrée aux frontières. Cela résulte notamment d’une absence d’attractivité pour des services en tension. La complexité de la procédure administrative applicable aux frontières n’a rien à envier à celle de la procédure pénale. Les difficultés sont liées également à la disponibilité de partenaires extérieurs, tels que les interprètes.

6.1 Les infrastructures immobilières de contrôle des frontières extérieures

Les installations immobilières sont réalisées par les exploitants, avec des situations variables sur le plan financier et le plus souvent moyennant des loyers payés par l’États. La plupart du temps ces surfaces, non commerciales par définition, sont en quantité (et en qualité) insuffisante pour satisfaire les besoins des services de l’État. Il arrive également que les gestionnaires portuaires ou aéroportuaires rechignent à aménager des infrastructures conformes aux standards du Code frontières Schengen. Or, il n’existe aucune contrainte juridique de l’État dans ce domaine. Par ailleurs, la situation des zones d’attente reste peu satisfaisante, les associations de défense des étrangers le mentionnent régulièrement.

6.2 Les infrastructures immobilières de contrôle aux frontières intérieures

Cette question est essentielle pour la mise en œuvre du rétablissement du contrôle aux frontières intérieures. Le Code frontières Schengen a exigé la disparition de toutes les infrastructures physiques de contrôle aux frontières sur les routes, autoroutes ou encore dans les gares. Il en résulte pour les services français une incapacité ou une extrême difficulté à mettre en œuvre des contrôles en l’absence de barrière de péages (par exemple à la frontière franco-belge).

6.3 Les moyens mobiles

Afin de compenser la suppression des postes frontières, il est mis en place de façon progressive depuis deux ans des véhicules regroupant toutes les fonctionnalités d’un contrôle de première ligne et de deuxième ligne.

6.4 Les matériels et fichiers de contrôle aux frontières

Les documents de voyage sont « lus » numériquement afin d’interroger automatiquement différentes bases de données nationales et européennes via le portail informatique CTF (Fichier des personnes recherchées, Système d’information Schengen, Fichier des visas…) ou d’Interpol (Documents perdus ou volés).

L’interrogation de ces bases de données est régulièrement perturbée par des pannes du système central. À ma connaissance la base Interpol des notices rouges (personnes recherchées) n’est toujours pas disponible dans les aubettes de contrôle. Enfin, certains fichiers spécialisés tels que SETRADER ou PNR complètent le signalement ou la détection de personnes signalées ou recherchées.

Les lecteurs de documents permettent également d’aider le garde-frontière à détecter la fraude documentaire ; récemment, l’Agence Frontex a mis à disposition un logiciel de comparaison des documents contrôlés avec des documents authentiques (FIELDS). Il est nécessaire d’aller plus loin dans l’assistance du garde-frontière, avec un véritable outil de lutte contre la fraude documentaire et à l’identité, recourant à l’intelligence artificielle. L’œil humain reste certes utile mais faillible.

La mise en place progressive voire laborieuse des SAS PARAFE, reposant sur la reconnaissance faciale par authentification, a permis dans les PPF de faciliter et d’accélérer le contrôle aux frontières des ressortissants communautaires ou bénéficiaires de la libre circulation, ou encore plus récemment de ressortissants de certains pays sûrs. En matière de visas, les gardes-frontières n’ont pas connaissance des dossiers de demande déposés dans les consulats français. Il conviendrait que la Police aux frontières et les douanes aient un accès à un réseau dédié nommé « France Visas » afin d’éclairer les examens de situation de cas suspects.

Le champ des contrôles aux frontières est particulièrement adapté pour les nouvelles technologies où le voyageur peut préparer le contrôle afin que le garde-frontière facilite le franchissement de la frontière. La mise en place prochaine du système entrées sorties (EES) ou encore d’Etias pour les pays tiers va constituer un défi en termes d’ergonomie et de fluidité grâce à des procédures de pré-enregistrement ou de pré-contrôle.

En matière de recherches des personnes, des matériels permettent de détecter la présence humaine dans les véhicules (détecteurs thermiques, de gaz carbonique, de battements cardiaques, de silhouettes grâce à des ondes millimétriques …). Ces matériels sont quasi exclusivement utilisés sur les PPF mais (trop) peu développés sur les frontières intérieures alors que ces dernières représentent 90% de l’immigration clandestine pénétrant sur le territoire national.

Le recours à l’intelligence artificielle pour la surveillance des frontières constitue un atout pour autant que les règles juridiques autorisent sa mise en œuvre. La nomination auprès du directeur général de la police nationale d’un coordonnateur en charge des technologies aux frontières est une avancée au regard de la multiplicité des interlocuteurs publics ou privés.

Si l’on peut dire que les contrôles sont efficaces dans les points de passage frontaliers des frontières extérieures, sous les réserves déjà évoquées, il en va différemment s’agissant des intervalles entre les PPF sur les frontières maritimes et surtout sur les frontières terrestres intérieures soit 2900 kilomètres pour la France.

La loi relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure (RPSI) du 24 janvier 2022 a permis d’autoriser les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs. Cependant, cette loi déjà restrictive sur les conditions de mise en œuvre a vu sa portée encore limitée par le Conseil d’État en juillet 2023, qui a jugé illégale l’utilisation de drones pour surveiller les entrées de migrants à la frontière franco-espagnole. Or, les moyens de surveillance aérienne permettent de limiter l’emploi des personnels au sol et de déclencher à bon escient des interventions ciblées. Les moyens humains n’étant pas extensibles, il est essentiel de pouvoir recourir à des technologies de détection de franchissements irréguliers, de comportements anormaux en zone frontalière (regroupements sur un rivage, véhicules suspects…). L’absence de moyens adaptés limite considérablement l’efficacité du contrôle aux frontières. Enfin, on ne pourra pas éternellement faire l’économie d’une réflexion objective sur le recours à la reconnaissance faciale, qui reste un tabou dans notre pays. Cette technologie fiable d’identification ne peut et ne doit inquiéter que les personnes signalées ou recherchées.

7 – Les Outre-mer

On ne peut parler de contrôle aux frontières en France sans évoquer la situation préoccupante de l’Outre-mer et à titre principal de Mayotte et de la Guyane. L’isolement géographique de ces territoires allié à une immigration massive en provenance d’États voisins peu coopératifs constituent des handicaps majeurs nécessitant une riposte vigoureuse et coordonnée.

A Mayotte, le nombre d’éloignements annuel oscille entre 25 000 et 30 000 par an ; cette activité considérable se justifie par une situation migratoire préoccupante, qui met en péril les équilibres fragiles de la société mahoraise.

Cette activité repose principalement sur les entrées clandestines par voie maritime. En 2023, 661 kwassas-kwassas (type de canots de pêche rapides de 7 à 10 mètres de long) ont été interceptés par les 9 intercepteurs des services de lutte contre l’immigration clandestine en mer. Cela représentait 73 % des kwassas-kwassas détectés. Le nombre de moyens nautiques est longtemps resté sous-dimensionné au regard des besoins opérationnels. Ces intercepteurs sont soumis à des conditions d’emploi exigeantes et donc à une maintenance fréquente. La détection des kwassas-kwassas repose sur l’activation par l’Armée de quatre radars maritimes, installés à Mayotte entre 2006 et 2011. Ces moyens très utiles sont vieillissants et n’assurent pas une couverture totale des approches de l’île.

Par ailleurs, en février 2024, dans le cadre du programme « Frontières Intelligentes » du ministère de l’Intérieur, la préfecture de Mayotte a sollicité les industriels susceptibles de pouvoir lui fournir les technologies civilo-militaires dédiées à l’opération Shikandra 2.

S’agissant de la Guyane, la très grande porosité des frontières fluviales avec le Brésil via l’Oyapock et avec le Suriname via le Maroni est faiblement compensée par les missions de surveillance des pirogues de la Police aux frontières et de la gendarmerie nationale.

Certains événements sont prévisibles, tels les Jeux Olympiques de Paris 2024, tandis que d’autres surviennent à l’occasion d’attentats terroristes ou de crises migratoires, comme en 2015 ou encore la crise sanitaire de 2020.

Les événements programmés permettent, sur la base d’une analyse de risque, de cibler dans le temps et dans l’espace les moyens engagés sur le terrain. Un contrôle exhaustif de toutes les personnes est irréalisable en termes de moyens ; à cela il faut ajouter une faible disponibilité aux frontières des forces mobiles, qui seront plutôt concentrées sur d’autres missions telles que la prévention des troubles à l’ordre public.

Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de possibilité légale de fermeture des frontières en temps de paix. Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures n’est autorisé que si des menaces pour l’ordre public ou la sécurité ont un caractère imprévisible. Ce rétablissement est adapté en termes de moyens selon l’état de la menace c’est-à-dire que des contrôles seront ciblés sur des axes migratoires majeurs, tandis que d’autres secteurs frontaliers seront moins surveillés.

Il faut toujours ramener les moyens engagés aux résultats obtenus et à l’analyse du risque migratoire. Le dispositif doit répondre aux enjeux : la situation est plutôt satisfaisante à notre frontière extérieure avec 10 000 refus d’entrée prononcés en moyenne chaque année, bien que toujours perfectible au regard des recommandations de la commission d’évaluation Schengen de 2021 (formation, coordination, gestion des effectifs). Toutefois, la situation reste très préoccupante sur un flux atypique et très élevé vers la Grande Bretagne.

En revanche, la situation à nos frontières intérieures est très dégradée tant en termes de moyens juridiques (90 000 refus d’entrée prononcés en moyenne par an avant la mise en application de l’arrêt du conseil d’États de février 2024, qui a dénoncé la procédure de non-admission aux frontières intérieures), matériels (insuffisance de recours aux technologies de surveillance) et d’effectifs (volatilité des forces mobiles) qu’en termes de coordination des différents services (absence d’Etats-majors intégrés permanents aux niveaux central et territorial).

Les pays sources d’immigration irrégulière pour la France sont l’Italie et l’Espagne dont les frontières extérieures sont poreuses. Il faut espérer que le futur pacte migratoire, qui sera mis en œuvre en 2026, soit efficace malgré l’indispensable réécriture de la directive retour de 2008, oubliée à ce stade.

La sécurité des Français commence aux frontières selon l’expression courante, mais on pourrait compléter en disant que l’insécurité aussi ! Maîtriser nos frontières permet de détecter les risques liées aux personnes dangereuses, recherchées, indésirables, aux trafics de toute nature facilités par la mondialisation des échanges, mais c’est aussi préserver notre identité et nos acquis culturels, sociaux, économiques et démocratiques. L’immigration illégale, subie et massive, devient ingérable, dangereuse et déstabilisante pour les démocraties et nos modes de vie.

Les frontières permettent ainsi de protéger l’intérêt général face à des intérêts individuels étrangers. Les contrôles aux frontières doivent s’adapter en prévenant les flux dès les pays de provenance, en développant la coopération, en agissant tant en Europe qu’en France sur les flux et sur l’immigration de fixation.

Nous devons enfin réinventer un nouveau modèle d’organisation « à la française », plus efficace.

  • Créer, au sein de la Direction de la coopération internationale de sécurité, des officiers de liaison temporaires et projetables dans les pays où sont constatés des phénomènes émergents d’émigration clandestine, et mutualiser ceux-ci avec d’autres États européens qui en disposent également.
  • Evaluer la pratique consistant à embaucher et à former en 15 jours des agents administratifs et des contractuels pour leur faire réaliser des opérations basiques de contrôle dans les points de passage frontaliers
  • Mettre en place une filière de formation des gardes-frontières.
  • Solliciter des renforts de Frontex sur nos frontières extérieures.
  • Structurer organiquement un haut commandement des frontières, avec une vocation interministérielle, en regroupant autour d’un ministère pilote qui serait l’Intérieur, les ministères suivants : Défense, Économie et Finances, Affaires Etrangères, Justice, Transports, Santé, Mer, et le cas échéant tout autre ministère concerné par une actualité.
  • Veiller à ce que les programmes européens soient parfaitement coordonnés avec les actions bilatérales des États membres (exemple : clarifier le rôle respectif des officiers de liaison immigration européens et nationaux).
  • Développer la coopération opérationnelle en lien avec les États membres de l’espace Schengen, avec des effectifs dédiés.
  • Mettre en place pour les gardes-frontières un véritable outil de lutte contre la fraude documentaire et à l’identité, recourant à l’intelligence artificielle.
  • Donner à la Police aux frontières et aux douanes un accès à un réseau dédié nommé « France Visas » afin d’éclairer les examens de situation de cas suspects.
  • Recourir à l’intelligence artificielle, à la reconnaissance faciale, à des technologies de détection de franchissements irréguliers, de comportements anormaux en zone frontalière (regroupements sur un rivage, véhicules suspects…) pour contrôler plus efficacement les frontières.

L’OFII et les dispositifs d’aide au retour

L’aide au retour volontaire a été créée en 1977 à l’initiative de Lionel Stoléru, alors Secrétaire d’Etat chargé de la condition des travailleurs manuels et immigrés. Dans un contexte de crise économique importante (le cap du million de chômeurs venait d’être franchi et le pays ressentait alors fortement les effets de la crise de 1973), le Gouvernement veut favoriser le retour de travailleurs immigrés en complément de politiques plus restrictives après l’arrêt de l’immigration de travail mis en place à partir de 1974.

L’aide au retour volontaire est ainsi instituée au bénéfice des chômeurs étrangers ayant occupé un emploi pendant au moins 5 ans qui peuvent alors se voir verser une somme de 10 000 francs (ce qui va devenir le fameux « million Stoléru » du fait de la mémoire des anciens francs) et une prime de déménagement dès lors qu’ils décident de retourner dans leur pays d’origine. 

Cette première version de l’aide au retour, s’adressant à des personnes en situation régulière, sera supprimée en décembre 1981 par la nouvelle majorité de gauche. Elle aura auparavant bénéficié à 94 000 personnes.

Un nouveau dispositif d’aide au retour sera mis en place en 1984 sous la forme d’une aide à la réinsertion dans le pays d’origine sous la terminologie d’Aide Publique à la Réinsertion (APR) dans le contexte des restructurations industrielles qui touchaient les secteurs de l’automobile, de la sidérurgie et de la métallurgie.  Cette APR s’adressait aux travailleurs licenciés pour motif économique et ayant un projet de réinsertion économique dans leur pays d’origine. Elle était constituée d’une aide publique d’Etat qui comportait une allocation de financement du projet de réinsertion qui pouvait aller jusqu’à 20 000 francs, d’une prise en charge des frais de transport et de déménagement, d’une capitalisation d’une fraction des allocations chômage et d’une aide versée par l’employeur de 15 000 francs minimum.

En 1987, cette APR a été étendue à l’ensemble des demandeurs d’emploi indemnisés par le régime d’assurance chômage. Entre 1984 et 1988, 30 034 travailleurs (68 866 personnes en comptant les accompagnants) ont quitté la France par l’intermédiaire de ce dispositif. Cette politique publique a été progressivement abandonnée. Entre 1989 et 1999 elle n’a touché qu’à peine 2 925 bénéficiaires et 1 927 accompagnants. Formellement le dispositif d’APR a été abrogé en 2006.

En 1990, dans le cadre d’une opération de régularisation d’étrangers déboutés de leur demande d’asile a été mise en place une aide au retour pour ceux qui ne remplissaient pas les critères de régularisation.  Ce sont les premiers dispositifs d’aide au retour volontaire pour les étrangers en situation irrégulière mis en place, pour faciliter le retour de ceux ayant fait l’objet d’une invitation à quitter le territoire français. 

Constitutives d’une mesure d’aide sociale, alternative à la reconduite forcée, les aides au retour  prévoyaient la prise en charge par l’OFII de l’organisation et du financement du voyage retour ainsi que le versement d’une aide financière.  

Ce dispositif n’a ensuite que peu évolué jusqu’en 2005, année qui a vu la mise en place d’un nouveau dispositif d’aide au retour visant à renforcer son attractivité par une réévaluation significative du montant des aides financières accordées aux candidats au retour et un assouplissement des critères d’éligibilités. 

Ainsi, le montant de l’aide financière,  jusqu’alors limité à 150€ par adulte, a été porté à  2 000€ par adulte en situation irrégulière, versés en trois fractionnements et maintenu à 150€ pour les autres catégories d’étrangers, surtout les ressortissants communautaires et autres étrangers n’ayant pas fait l’objet d’une mesure d’éloignement. 

Enfin, en 2015, le dispositif a été fortement rénové afin de renforcer l’attractivité des aides et d’augmenter le nombre de demandeurs d’asile déboutés susceptibles d’en être bénéficiaires, en réévaluant le montant des aides au retour. Par ailleurs, un nouveau barème pour les pécules a été mis en place reposant sur la distinction entre les ressortissants communautaires (50€), les ressortissants de pays tiers soumis à visa (650€) et les ressortissants de pays tiers dispensés de visas (300€).

Enfin, actuellement, le dispositif de l’ARV est fixé par l’arrêté du 9 octobre 2023 qui a mis en place une dégressivité des aides (dont les montants ont été revus) en fonction de la date de notification de l’OQTF.

L’OFII est en charge de la mise en œuvre de l’ARV sur le territoire national qui comprend, outre la remise d’une aide financière (pécule), les aides matérielles suivantes : 

  • l’organisation du retour et la prise en charge des frais de voyage depuis la ville de départ en France jusqu’au lieu d’arrivée dans le pays de destination pour le bénéficiaire, son conjoint et ses enfants mineurs de moins de 18 ans ;
  • le cas échéant la réservation et la prise en charge des frais d’hôtel et de restauration avant le départ pour le bénéficiaire, son conjoint et ses enfants mineurs de moins de 18 ans ; la prise en charge des bagages ;
  • une aide administrative et matérielle à l’obtention des documents de voyage (passeport ou Laissez Passer Consulaire).

En 2023, ont été réalisés 11 722 éloignements forcés (chiffres provisoires) et 6 749 aides au retour volontaire (ARV). Ces dernières ont donc représenté plus d’un tiers (36%) de l’ensemble des éloignements.

Depuis 2019, la part des ARV est relativement stable puisqu’elle oscille entre 30% et 36% selon les années.

Quelques éléments à retenir (année 2023) :

  • 6 749 bénéficiaires dont 5 185 adultes et 1 564 enfants mineurs
  • Profil type : le bénéficiaire est un homme (63%), âgé de 32 ans (âge moyen), isolé (76%) et ayant déposé sa demande en Ile de France (28%).
  • Le top 5 des pays de retour est le suivant : Géorgie ; Albanie ; Algérie ; Chine et Colombie.
  • 60% des adultes sont des demandeurs d’asile déboutés (ou qui se sont désistés de leur demande).

Je pense plutôt qu’elle est complémentaire et ce d’autant que même avec le versement d’un pécule, le retour volontaire pèse moins sur les finances publiques que le retour contraint selon les calculs de la cour des comptes et des missions parlementaires qui régulièrement s’interroge sur l’avantage du retour volontaire.  Concrètement, il est beaucoup plus couteux de reconduire sous escorte une personne en situation irrégulière que de lui faire accepter son retour moyennant un pécule. Enfin, nous avons intérêt qu’une personne qui est reparti se stabilise socialement et n’ait pas la tentation de risquer sa vie pour revenir en Europe quand c’est le cas. 

Des dispositifs d’ARV existent dans la majorité des pays membres de l’UE ou de l’EEE (notamment Allemagne, Autriche, Suisse, Chypre, Belgique, etc.).

Le retour volontaire est une des priorités de la Commission Européenne qui a créé en 2022 un poste de coordinateur des retours. A ce titre, les pays membres de l’UE qui ne disposent pas d’un programme d’aide au retour sont incités à en définir un et pour ce faire, peuvent être accompagnés par l’agence Frontex dont le mandat couvre également l’aide au retour et à la réinsertion.

La différence majeure entre les programmes d’ARV UE et celui de l’OFII tient au montant de l’allocation financière versée au bénéficiaire au moment du départ.

En 2023, 6 749 personnes soit 5 185 adultes et  1 564 enfants ont bénéficié de l’aide au retour volontaire mise en œuvre par l’OFII.

Le budget consacré à cette mission s’est élevé en 2023 à 5,42 M€, dont 1,6 M€ au titre de la prise en charge du coût du transport (billets d’avion) et 3,82 M€ au titre de l’allocation forfaitaire (pécules).

En 2019, les Députés Jean-Noël Barrot et Alexandre Holroyd avaient procédé à l’analyse de la politique d’éloignement dans le cadre de l’examen des crédits de la mission Immigration, asile et intégration.

Ils avaient ainsi estimé que le coût d’un éloignement forcé (environ 14 000€) était plus de 4 fois supérieur au coût d’un retour aidé (environ 3 000€). 

Aucune donnée ne permet de valider (ou d’invalider) ce risque de retour en France après avoir bénéficié de l’ARV.

Pour autant, l’OFII a mis en place dès 2009 un dispositif de biométrie (empreintes et photos) qui permet de s’assurer qu’aucune personne ayant bénéficié d’une ARV puisse en bénéficier une nouvelle fois. Par ailleurs, depuis l’arrêté du 9 octobre 2023, tout bénéficiaire de l’ARV doit avoir fait l’objet d’une notification d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) assortie pour les ressortissants d’un pays dispensé de visa d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) qui rend plus compliquée toute tentative de retour en France.

Ce fut le cas dans les années 80 (voir ci-dessus). Cela relève de la décision  politique. Nous avons des demandes de ce type pour certains pays. Mais d’une certaine manière il suffirait à une personne de renoncer à son titre de séjour pour pouvoir bénéficier de cette aide au retour.

Mais, aujourd’hui, le public visé par les dispositifs d’aide au retour est l’étranger en situation irrégulière (ESI). C’est une priorité nationale (renforcer les mesures d’éloignement des publics déboutés de l’asile) et également européenne puisque la directive retour de 2008 prévoit que les bénéficiaires d’une ARV doivent faire l’objet d’une mesure d’éloignement. 

En complément de l’aide au retour volontaire, et dans la mesure où le pays est couvert par un programme de réinsertion (21 pays couverts en 2021), une aide à la réinsertion peut être proposée aux étrangers afin de faciliter et favoriser leur réinstallation durable dans leur pays.

Le dispositif de réinsertion s’articule autour de trois niveaux d’aides :

  • une aide à la réinsertion sociale (niveau 1) pour prendre en charge les premiers frais d’installation du bénéficiaire et le cas échéant de sa famille (dans les six premiers mois du retour) liés au logement, à la santé ou à la scolarisation des enfants mineurs et dans la limite de 400 € par adulte et 300 € par enfant mineur ;
  • une aide à la réinsertion par l’emploi (niveau 2) par le biais d’une aide à la recherche d’emploi réalisée par un prestataire local spécialisé et d’une aide financière pour prendre en charge une partie du salaire (60 % maximum) sur une durée maximale d’un an et dans la limite de 4 000 €, ou par le financement d’une formation améliorant l’employabilité du candidat et dans la limite de 2 000 € ;
  • une aide à la réinsertion par la création d’entreprise (niveau 3) qui comprend la réalisation d’une étude de faisabilité du projet, la prise en charge d’une partie des frais de démarrage de l’entreprise en complément de l’apport personnel mobilisé par le bénéficiaire et le suivi de l’activité pendant un an. Le montant maximal de l’aide dépend des pays (pays prioritaires 6 300 €, pays sans accord 5 200 €, pays dispensés de visa 3 000 €) ;
  • En matière d’aide à la réinsertion, l’OFII met en place un dispositif dit « national » (dans les pays couverts par une des 7 représentations de l’OFII à l’étranger1) et un dispositif européen via Frontex2 dans 5 pays (choix opérés par l’OFII et le Ministère de l’Intérieur).
  1. Arménie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, République du Congo, République démocratique du Congo, Gabon, Géorgie, République de Guinée, Mali, Maroc, Sénégal, Togo et Tunisie (+ Maurice couvert par la Direction Territoriale Océan Indien) ↩︎
  2.  Dispositif dénommé EURP (EU Reintegration Program) : Bangladesh, Éthiopie, Irak, Nigéria et Pakistan. ↩︎

Affaire SOS Méditerranée : quand les institutions encouragent l’immigration clandestine.

Dans un arrêt du 13 mai 2024, le Conseil d’Etat a décidé de conforter la décision de la ville de Paris qui avait attribué à l’association SOS Méditerranée France une subvention de 100 000 euros en 2019 pour un programme de sauvetage en mer. Selon lui, bien que cette association s’immisce dans un débat politique, une distinction doit être opérée entre les activités de sauvetage, que les collectivités locales peuvent soutenir, et les activités de nature politique, qui ne peuvent faire l’objet d’un quelconque soutien.

Or, une telle distinction opérée par le juge administratif est contestable, au sens où ces associations ne se contentent pas de « secourir » des personnes en mer, mais de les faire débarquer ensuite en Europe, en totale contradiction avec le droit français et le droit européen, participant à la progression de l’immigration clandestine dans les pays de l’UE.

Néanmoins, c’est le législateur qui a, en quelques décennies, permis aux collectivités locales de conduire une action extérieure (en matière d’action de coopération, d’aide au développement et d’action humanitaire) avec des conditions toujours plus assouplies, et donc de marcher sur les plates-bandes de l’Etat en la matière.

Plus largement, l’immigration est de plus en plus un enjeu idéologique majeur pour les collectivités locales, de la défense du droit de vote des étrangers dans certaines municipalités de banlieue au soutien à l’immigration libre dans les métropoles, quand celles-ci ne défient pas ouvertement l’autorité de l’Etat.

Il conviendrait donc de restreindre les capacités d’action extérieure des collectivités locales, pour n’autoriser celles-ci que dans le strict cadre de leurs compétences. Par ailleurs, il serait utile de se pencher sur l’ensemble des subventions accordées aux associations de défense de l’immigration qui sont financées par l’Etat, soit 736 millions d’euros pour 2023, qui leur permettent notamment en retour de former de multiples recours contre les décisions d’éloignement des étrangers.

1.1 Le juge administratif définissait strictement les critères permettant à une collectivité locale de soutenir toute personne morale de droit privé.

L’article 61 de la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale, désormais repris à l’article L. 2121-29 du code général des collectivités territoriales (CGCT) autorise le conseil municipal à mettre en œuvre une compétence générale pour tout ce qui concerne les affaires de la commune : « Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune. ». Cette disposition a pour effet d’habiliter les communes à prendre, même en l’absence d’un texte spécifique, toute décision présentant un intérêt local.

À ce titre, il appartient au conseil municipal de définir cet intérêt, sous le contrôle du juge. Ce dernier considère que l’existence d’un intérêt local suppose trois conditions :

  1. l’intérêt recherché est public et non pas privé (voir par exemple CE, 21 juin 1993, n° 118491, Commune de Chauriat) ;
  2. l’intervention a des retombées suffisamment directes pour la collectivité, notamment en termes de satisfaction des besoins de la population communale (CE, 25 juillet 1986, n° 56334, Commune de Mercœur) ;
  3. l’intervention ne constitue pas une immixtion dans un conflit collectif du travail (une grève par exemple), ni dans un conflit politique national ou international.

C’est ainsi que le juge administratif avait pu annuler certaines délibérations votées par des conseils municipaux de gauche, souvent communistes, portant une aide   matérielle   aux   populations   du   Nicaragua   (23   octobre 1989, Commune de Pierrefitte-sur-Seine et autres, n° 93331, 93847 et 93885), sur un soutien à des grévistes (CE, 11 octobre 1989, Commune de Gardanne et autres, n° 89325, 89327, 89621, 89622, 89660) ou encore sur un soutien à une section locale de la LICRA se proposant de combattre le Front National (CE, 28 octobre 2002, Commune de Draguignan, n°216706). Dans ce dernier arrêt, le Conseil d’Etat, a jugé que : « la cour administrative d’appel de Marseille a fait état (…) d’une part de ce que, selon un compte-rendu paru le 14 mars 1992 dans la presse locale, lors de la création de la section locale de Draguignan, celle-ci se proposait de combattre une formation politique dont l’existence est légalement reconnue, et, d’autre part, de ce que cette association, appelée en la cause, n’a pas contesté par la production d’un mémoire les termes de cet article, non plus que les allégations de M. X… selon lesquelles son action au cours des mois qui ont précédé l’adoption de la délibération contestée, aurait été de nature politique et partisane ; que la cour administrative d’appel a pu légalement déduire de ces constatations que les conditions auxquelles est subordonnée, en application des dispositions précitées de l’article L. 121-26 du code des communes, la légalité de l’attribution d’une subvention à une association n’étaient pas remplies ».

1.2 Le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour reconnaître et faciliter l’action extérieure des collectivités locales (AECT).

La loi n°82-213 du 2 mars 1982 a, dans son article 65, posé les premiers jalons de la reconnaissance de l’action extérieure des collectivités locales en permet- tant aux conseils régionaux de nouer des relations avec des collectivités décentralisées étrangères frontalières.

C’est la loi d’orientation du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République qui crée le socle général du droit de l’AECT en énonçant, à son article 131, ultérieurement codifié à l’article L. 1115-1 du CGCT, que « [les] collectivités territoriales et leurs groupements peuvent conclure des conventions avec des collectivités territoriales étrangères et leurs groupements, dans les limites de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France ».

La loi du 2 février 2007, portée par Michel Thiollière, sénateur-maire de Saint- Etienne, a supprimé les dispositions imposant que, dans la conduite d’actions de coopération ou d’aide au développement, les collectivités territoriales soient tenues par la limite de leurs compétences. L’exposé des motifs de cette loi1 précise que « la loi n° 2005-95 du 9 février 2005 relative à la coopération internationale des collectivités territoriales et des agences de l’eau dans le domaine de l’alimentation en eau et de l’assainissement a déjà mis en place un dispositif spécifique permettant la coopération décentralisée en matière d’aide d’urgence dans le domaine de l’eau. Mais il n’existe aucun dispositif analogue ouvrant la possibilité d’une aide d’urgence en cas de catastrophe humanitaire. La présente proposition de loi a pour but de combler cette lacune. »

En contrepartie de cet assouplissement, la loi Thiollière réaffirmait l’obligation, d’une part, de respecter les engagements internationaux de la France, et d’autre part, de conclure une convention avec une autorité locale étrangère, cette dernière exigence n’étant levée qu’en cas d’urgence, « pour mettre en œuvre ou financer des actions à caractère humanitaire ».

Enfin, la loi du 7 juillet 2014 a poursuivi ce mouvement de libéralisation, en énonçant que « [dans] le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire ». Elle abandonne donc la condition d’urgence pour le financement d’actions à caractère humanitaire.

En quelques décennies, le législateur a ainsi ouvert la boite de Pandore en permettant aux collectivités locales de conduire une action extérieure, d’abord en excédant le cadre de leurs compétences, puis en autorisant le financement d’actions humanitaires en cas d’urgence et enfin en supprimant cette condition d’urgence. Il a conféré aux collectivités locales des compétences d’attribution en matière d’action de coopération, d’aide au développement et d’action humanitaire, leur donnant la possibilité marcher sur les plates-bandes de l’Etat, en matière de conduite des relations extérieures.

Les soubresauts de la crise migratoire que l’Europe connaît depuis une dizaine d’années ont permis aux collectivités locales de s’engouffrer dans la brèche créée par le législateur, pour subventionner une association dont l’action contribue in fine à la progression de l’immigration clandestine dans les pays de l’UE.

2.1 Le Conseil d’Etat considère que les collectivités peuvent légalement financer le seul volet humanitaire des actions de SOS Méditerranée.

Rappelons, à titre liminaire, que le Conseil constitutionnel, a jugé qu’ « aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle »2.

À l’instar d’autres collectivités, telles la Région Nouvelle-Aquitaine, la ville de Paris avait adopté une délibération, en date du 11 juillet 2019, attribuant à l’association SOS Méditerranée France une subvention de 100 000 euros pour un programme de sauvetage en mer et de soins aux migrants dans le cadre de l’aide d’urgence.

Un recours contre cette décision, rejeté dans un premier temps par le tribunal administratif, avait été accueilli par la Cour administrative d’appel de Paris. La cour avait notamment accueilli le moyen tiré de la méconnaissance du principe de neutralité du service public dès lors que les responsables de SOS Méditerranée ont indiqué vouloir contrecarrer par leur action les politiques d’immigration et d’asile de l’Union européenne et de ses Etats membres, que les actions de l’association avaient contribué à attiser les tensions entre Etats, et que le conseil de Paris s’était approprié les critiques de SOS Méditerranée, s’immisçant ainsi dans un conflit politique3. C’est le premier des arguments de la CAA qui nous semble le plus fort : celle-ci ne conteste pas la dimension humanitaire des actions de SOS Méditerranée, mais considère que celles-ci revêtent par ailleurs un volet politique. La Cour pouvait donc valablement, pour ce seul motif, accueillir la demande d’annulation de la délibération en litige, faisant ainsi application de la jurisprudence « Commune de Draguignan », précitée.

Si le Conseil d’Etat rappelle que « ces collectivités et groupements ne sauraient légalement apporter leur soutien à une organisation dont les actions de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire doivent être regardées en réalité, eu égard à son objet social, ses activités et ses prises de position, comme des actions à caractère politique », il censure l’arrêt de la Cour en estimant que celle-ci a commis une erreur de droit. Il juge notamment que « cette activité de sauvetage en mer ne saurait enfin être regardée, au seul motif que des débats existent entre Etats membres de l’Union européenne sur ces sujets et que l’association a pris parti dans ces débats, comme constituant, en réalité, une action à caractère politique ». Le Conseil en déduit que, « les prises de position de l’association SOS Méditerranée France (…) ne faisaient pas obstacle par principe à ce que la Ville de Paris accorde légalement à cette association une subvention destinée à ses activités relevant de l’action humanitaire internationale, sous réserve de s’assurer que cette aide serait exclusivement destinée au financement de ces activités. A cet égard, d’une part, il ressort de l’exposé des motifs et de l’objet de la délibération en litige que la subvention accordée par le conseil de Paris est exclusivement destinée à financer l’affrètement d’un nouveau navire en vue de permettre à l’association de reprendre ses activités de secours en mer et, d’autre part, la convention conclue entre la Ville de Paris et l’association en application de cette délibération stipule que l’utilisation de la subvention à d’autres fins entraîne la restitution de tout ou partie des sommes déjà versées et que la Ville de Paris peut effectuer des contrôles, y compris sur pièces et sur place, pour s’assurer du respect de ces obligations. »

À l’inverse, dans l’arrêt du même jour, qui porte sur la subvention accordée par la commune de Montpellier à SOS Méditerranée4, le Conseil annule la délibération attaquée dès lors que celle-ci ne précise pas quelles activités la commune entend soutenir et qu’aucun élément ne permettait à la ville de Montpellier de s’assurer que son aide serait exclusivement destinée au financement de l’action internationale à caractère humanitaire de l’association qu’elle soutenait.

En somme, SOS Méditerranée prend certes parti dans des débats politiques, mais il y a lieu de considérer que son activité de sauvetage est distincte de ses activités politiques de sorte que les collectivités peuvent légalement soutenir le volet « sauvetage », et lui seul, de son action.

Ces décisions affinent,  a  minima,  voire  infléchissent  la  jurisprudence « Commune de Draguignan ». Le Conseil avait alors, implicitement mais nécessairement, considéré que le positionnement anti-Front National de la section locale de la LICRA était à lui seul, et nonobstant ses autres actions de caractère apolitique, de nature à caractériser globalement une action à caractère partisan, non susceptible de bénéficier d’un soutien financier d’une collectivité locale. Dans ses arrêts du 13 mai 2024, il distingue de manière peut-être un peu artificielle, deux types d’activités d’une même association qui seraient exclusifs l’un de l’autre. Si l’article L. 1611-4 du CGCT permet à la collectivité de contrôler l’usage que l’association fait des fonds publics qui lui ont été versés, via notamment une copie certifiée du budget et des comptes sur l’exercice écoulé, il ne constitue pas une protection suffisante du bon emploi des deniers publics dans d’éventuelles situations d’aveuglement volontaire de la collectivité quant à l’emploi réel des fonds par l’association concernée. En outre, dans un contexte de vives tensions internationales marqué par une contestation croissante de certains aspects de la politique extérieure de la France par une partie de la population, notamment en Afrique ou au Proche-Orient, il existe un risque réel que certaines collectivités qui, pour diverses raisons, s’opposent à cette politique, subventionnent des associations essentiellement politiques prétendant, pour les besoins de la cause, conduire également des actions de type humanitaire. Outre le détournement de pouvoir dont elles seraient entachées, de telles subventions, mues en réalité par des affinités idéologiques, religieuses, et/ou une solidarité « communautaire », pourraient influer sur les relations diplomatiques de la France, voire être génératrices de risques pour la sécurité nationale, en particulier pour celles de nos compatriotes résidant à l’étranger.

2.2 Les actions de SOS Méditerranée et ONG comparables respectent-elles les engagements internationaux de la France ?

Dans ses deux arrêts du 13 mai 2024, le Conseil d’Etat a indiqué que les requérants n’avaient pas soulevé de moyens tirés par la méconnaissance par SOS Méditerranée des engagements internationaux de la France.

Cette surprenante omission nous paraît avoir changé l’issue du litige, tant il existe d’éléments qui permettent de douter de la réalité du respect par SOS Méditerranée desdits engagements l’association5que celle-ci revendique le fait de « secourir les personnes en détresse grâce à des activités de recherche et de sauvetage en mer » et de « protéger les personnes secourues jusqu’à leur débarquement dans un lieu sûr». Dès lors, on ne saurait valablement considérer que l’action de « sauvetage » de personnes secourues (qui relève de l’assistance immédiate) serait détachable de l’action de « protection », qui intervient ensuite et ne prend fin, selon les termes mêmes de SOS Méditerranée, qu’au débarquement des intéressés.

Il convient d’apprécier le respect des engagements internationaux de la France par cette action, prise dans son ensemble.

Ces engagements ne se limitent pas aux seules conventions internationales relatives aux obligations de secours en mer. En effet, parmi ces engagements, figurent également le droit primaire et dérivé de l’Union européenne, ainsi que les accords bilatéraux relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers conclus entre la France et certains pays, en premier lieu l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968.

L’article 77 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne stipule que « L’Union développe une politique visant (…) b) à assurer le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures » et l’article 79 du même traité précise quant à lui que : « L’Union développe une politique commune de l’immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires, (…) ainsi qu’une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains et une lutte renforcée contre celles-ci. »

Or, comment considérer que les actions de sauvetage conduites par SOS Méditerranée qui ont notamment, sinon pour objet mais incontestablement pour effet de permettre aux personnes secourues, souvent dépourvues de tout document d’identité et de voyage, de rejoindre ensuite la France6 ou un autre Etat membre de l’UE respectent ces stipulations ? En effet, dans une enquête réalisée antérieurement au vote des délibérations en litige7, , Frontex a relevé que « depuis juin 2016, un nombre significatif de bateaux ont été interceptés ou secourus par Navires des ONG sans signal de détresse préalable. La présence d’ONG à proximité et parfois à l’intérieur des eaux territoriales libyennes a presque doublé par rapport à l’année précédente, aboutissant à une quinzaine de sauvetages. En parallèle, le nombre total de naufrages a très sensiblement augmenté. ». Et Frontex d’en déduire qu’« apparemment, l’ensemble des parties impliquées dans les sauvetages en Méditerranée aident involontairement les criminels (c’est-à-dire ceux qui pratiquent la traite des êtres humains) à atteindre leurs objectifs à moindre coût, renforcent leur business model en améliorant les chances de réussite des traversées de la mer. Migrants et demandeurs d’asile, encouragés par les récits de ceux qui ont mené à bien leur traversée de la mer, tentent eux-mêmes leur chance dès lorsqu’ils savent pouvoir compter sur les ONG pour leur porter secours et ensuite atteindre le territoire de l’Union européenne ». Une enquête menée par un juge italien8 met en cause trois ONG (SOS Méditerranée n’est pas concerné) et confirme l’analyse de Frontex : « Les organisations de sauvetage auraient développé des relations de proximité avec les trafiquants afin d’être avertis à l’avance des départs de bateaux transportant des migrants et d’être ainsi les premiers sur place. Les trois ONG auraient «agi de concert» et « contourné le système de secours mis en place par les autorités italiennes ».

En ce qui concerne précisément le débarquement à Toulon, en novembre 2022, de 234 personnes secourues en mer par SOS Méditerranée, l’Etat avait créé, sur le fondement des dispositions de l’article L. 341-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, une « zone d’attente temporaire ». Las ! La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a décidé de libérer la quasi-totalité des intéressés9, le président de cette juridiction ayant déclaré à cette occasion avoir « refusé leur placement en geôles car ce ne sont pas des délinquants ». Les autorités françaises, qui ont délivré des visas de régularisation d’une durée de huit jours aux intéressés ont ensuite perdu toute trace de la plupart d’entre eux. Quant aux 44 mineurs non accompagnés placés auprès des services de l’aide sociale à l’enfance, 26 d’entre eux avaient déjà fugué moins d’une semaine après leur arrivée en France.

Voici un cas d’école qui démontre que l’action de SOS Méditerranée, conjuguée à l’incurie judiciaire, a contribué directement à nourrir l’immigration clandestine en France.

Soutenir SOS Méditerranée et autres associations comparables, qui organisent ensuite les débarquements de personnes secourues au sein des Etats membres de l’Union européenne, aboutit à l’effet inverse de celui recherché par le droit primaire de l’UE.

Que dire enfin du respect de l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 qui conditionne l’entrée en France des ressortissants algériens à la possession d’un visa ? Il ressort des rapports d’activités établis par SOS Méditerranée en 202010 et 202111 que des ressortissants d’Afrique du Nord font parfois partie des personnes secourues. Si le navire affrété par cette association permet à des personnes de nationalité algérienne de rejoindre directement ou indirectement la France, cela a pour conséquence directe la violation de l’article 9 de l’accord franco-algérien précité.

Ces informations, accessibles à tous, laissent planer un doute sérieux sur le respect des engagements internationaux de la France par les ONG qui portent assistance aux migrants en Méditerranée. Elles constituaient probablement le cœur des contentieux engagés devant le juge administratif, ce qui n’a pas été perçu par les requérants et leurs conseils.

3.1 Du droit de vote des étrangers au soutien à l’immigration libre.

À partir des années 1980, ont émergé en France des mouvements favorables au droit de vote des étrangers aux élections locales, promesse du candidat Mitterrand pendant la campagne présidentielle de 1981. Le maire socialiste de Mons-en-Baroeul est le premier à organiser l’élection de « conseillers associés », de nationalité étrangère, qui assistent aux réunions du conseil municipal.12

Par la suite, des municipalités communistes de Seine-Saint-Denis (Saint- Denis, Aubervilliers, Stains, Le Blanc-Mesnil) décident d’organiser des référendums, ouverts aux étrangers, sur ce sujet ; consultations jugées bien entendu illégales après déféré du préfet de ce département (TA Cergy-Pontoise, 13 janvier 2006, n° 0511416).

Ce mouvement, portant sur les droits civiques des résidents étrangers en France, est demeuré principalement limité aux villes de banlieues et a été peu relayé par les municipalités des métropoles.

Celles-ci se sont en revanche progressivement engagées en faveur d’une immigration libre, à compter des années 1980 aux Etats-Unis, un peu plus tardivement en Europe.

Dans la cadre de la nouvelle fracture mondiale, analysée par le britannique David Goodhart13, les grandes villes occidentales sont devenues les bastions des «anywhere», favorables à la mondialisation dans toutes ses composantes, acquises à la « société ouverte » et hostiles à la régulation de l’immigration. La fracture idéologique principale qui touche la quasi-totalité des pays occidentaux se matérialise partout par une fracture territoriale, sorte de réactualisation du clivage identifié par Stein Rokkan, centre / périphérie.

À la dernière élection présidentielle, les votes Mélenchon et Jadot sont corrélés à la taille de l’unité urbaine à laquelle appartiennent les électeurs14, quand la part du vote Le Pen est elle inversement proportionnelle à celle-ci.

Aux États-Unis, Joe Biden est le candidat qui a, dans le même temps, recueilli le plus de suffrages au niveau national et remporté le plus faible nombre de comtés (477, contre 2 497 gagnés par Donald Trump) dans l’histoire électorale américaine15. Les Républicains ne dirigent plus que 26 des 100 plus grandes villes du pays16.

Cette polarisation spatio-politique a pour conséquence une immixtion de plus en plus fréquente et de plus en plus vive des autorités des grandes villes occidentales dans les politiques migratoires, relevant pourtant de la seule compétence des Etats.

C’est ainsi que des villes italiennes de gauche se sont opposées au décret Salvini du 24 septembre 201817 sur la sécurité et l’immigration, certaines d’entre elles refusant d’appliquer la partie du texte qui les concerne. Le maire de Palerme a même été soutenu dans sa démarche par Bill de Blasio, son homologue démocrate de New York18.

En France, 32 conseils départementaux de gauche, ainsi que la Ville de Paris, avaient annoncé leur intention de ne pas appliquer la loi Darmanin en tant qu’elle durcissait les conditions de versement aux étrangers de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA)19. La plateforme des collectivités solidaires avec SOS Méditerranée compte désormais plus de 110 membres20.

Le tropisme idéologique des grandes collectivités est en décalage avec les attentes exprimées par la population française dans son ensemble. 68% des Français sont ainsi favorables à l’arrêt des subventions publiques destinées aux associations de soutien aux migrants entrés illégalement en France.21

« Diplomatie des villes », lobbying des ONG, prises de positions de diverses autorités administratives indépendantes telles que le défenseur des droits ou la commission nationale consultative des droits de l’homme, campagnes des grandes entreprises et de leurs représentants en faveur de l’immigration : les « anywhere » immigrationnistes sont en position de monopole au sein des institutions publiques et privées et mènent une guerre culturelle et politique de chaque instant.

3.2 Comment faire face à l’offensive immigrationniste des collectivités locales ?

En l’état actuel du droit, lorsque des subventions sont proposées à des associations comparables à SOS Méditerranée, il est envisageable de demander au juge administratif d’annuler les délibérations correspondantes dès lors que, comme nous l’avons dit, le Conseil d’Etat n’a pas été mis à même de se positionner sur l’ensemble des illégalités potentielles entachant ces actes.

Le Conseil d’Etat a indiqué, dans sa décision n°474652 portant sur la subvention accordée par la ville de Montpellier, qu’un requérant établissant sa qualité de contribuable communal a un intérêt pour agir contre une délibération qui a pour objet d’accorder une subvention. Cet élément semble assouplir considérablement les conditions posées par la jurisprudence « Commune de Rivedoux-Plage ».22

Depuis 2022, seules les délibérations des communes de Paris, Montpellier, Saint-Nazaire, du conseil départemental de Haute-Garonne et du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine ont fait l’objet de contentieux, ce qui révèle une faible mobilisation des élus d’opposition.

Par ailleurs, au regard du contexte politique que nous avons mentionné, il semblerait opportun de modifier la loi et de restreindre les capacités d’action extérieure des collectivités locales, en revenant au cadre qui régissait celle-ci avant la loi Thiollière : dans un souci de cohérence et de respect des prérogatives de l’Etat, les collectivités ne devraient être autorisées à mener cette action que dans le strict cadre de leurs compétences.

Enfin, il faudra se pencher, plus largement, sur l’ensemble des subventions accordées aux associations de défense de l’immigration qui sont financées par l’État pour saper sa propre politique et former de multiples recours contre les décisions d’éloignement des étrangers. Dans le projet de loi de finances pour 2023, l’État prévoyait de verser 736 millions d’euros aux 1 500 associations qui assurent des missions d’accueil, d’accompagnement et d’assistance juridiques.2324Le poids croissant du contentieux des étrangers qui représente en 2023, 43% des dossiers traités par les tribunaux administratifs et 57% de ceux traités par les cours administratives d’appel, cet ensemble étant composé pour une bonne part de requêtes dépourvues de moyens sérieux, conduit selon le rapport de François-Noël Buffet25 à placer les « juridictions administratives au bord de l’embolie ».

  1. Site internet de l’association SOS Méditerranée https://sosmediterranee.fr/mission- sauvetage-en-mer/#historique
  2. Communiqué de presse du Conseil d’Etat relatif à son arrêt du 13 mai 2024 https://www.conseil-etat.fr/actualites/sos-mediterranee-les-collectivites-   territoriales-peuvent-accorder-sous-conditions-une-subvention-a-une-action-  humanitaire-internationale
  3. Loi n°2007-147 du 2 février 2007 relative à l’action extérieure des collectivités territo- riales et de leurs groupements https://www.senat.fr/leg/ppl04-224.html
  4. Décision du Conseil constitutionnel n°2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2018/2018717_718QPC.htm
  5. Arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris, 4ème Chambre Chambre, en date du 3 mars 2023, 22PA04811 https://justice.pappers.fr/decision/34891dc46a531f72094faf67df2bdcddcbe9c86c?q=2 2PA04811&tri=date
  6. Arrêt du Conseil d’Etat n°474652, en date du 13 mars 2024 https://www.conseil- etat.fr/Media/actualites/documents/2024/mai-2024/474652.pdf
  7. Site internet de l’association SOS Méditerranée, présentation des missions et valeurs https://sosmediterranee.fr/mission-sauvetage-en-mer/#valeurs
  8. « L’Ocean Viking a quitté Toulon, le débarquement des migrants étant terminé » Le Figaro, 12/11/2022 https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-ocean-viking-a-quitte- toulon-le-debarquement-des-migrants-etant-termine-20221112
  9. Rapport de Frontex « Risk and analysis for 2017 » https://www.frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/Annual_Risk_An    alysis_2017.pdf
  10. « Trois ONG de sauvetage en mer accusées de complicité avec les passeurs crimi- nels » Le Temps, 11/03/2021 https://www.letemps.ch/monde/trois-ong-sauvetage- mer-accusees-complicite-passeurs-criminels
  11. « Ocean Viking : que sont devenus les migrants secourus et débarqués en France ? » L’Express, 19/11/2022 https://www.lexpress.fr/societe/ocean-viking-que-sont- devenus-les-migrants-secourus-et-debarques-en-france_2183802.html
  12. Rapport d’activité 2020 de SOS Méditerranée France https://sosmediterranee.fr/wp- content/uploads/2021/04/rapportactivite2020.pdf
  13. Rapport d’activité 2021 de SOS Méditerranée France https://sosmediterranee.fr/wp- content/uploads/2022/06/SOS_MEDITERRANEE_RA_2021_DEF_WEB.pdf
  14. « Le droit de vote des résidents étrangers : un combat toujours d’actualité » Moha- med Ben Saïd, Bernard Delemotte, Vincent Rebérioux (revue Plein droit 2023/1 n° 136, pages 45 à 48) https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2023-1-page-45.htm
  15. David Goodhart, Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale, Paris, Les arènes, 2019
  16. « Premier tour de l’élection présidentielle 2022 : vote des villes, vote des cam- pagnes » Le Monde, 11/04/2022 https://www.lemonde.fr/les- decodeurs/article/2022/04/11/premier-tour-2022-vote-des-villes-vote-des- campagnes_6121688_4355770.html
  17. Election présidentielle américaine 2020, carte par carte et répartition des voix https://brilliantmaps.com/2020-county-election-map/
  18. Liste des maires actuels dans les 100 premières villes des Etats-Unis https://ballotpedia.org/List_of_current_mayors_of_the_top_100_cities_in_the_Unit    ed_States
  19. « Le nouveau rôle des villes et pourquoi il faut l’encourager » Terra Nova, 13 mars 2020 https://tnova.fr/economie-social/territoires-metropoles/le-nouveau-role- international-des-villes-et-pourquoi-il-faut-lencourager/
  20. « Le Maire de Palerme veut que sa ville soit connue pour les droits des migrants » Info Migrants, 13/02/2019 https://www.infomigrants.net/en/post/15154/palermo- mayor-says-city-wants-to-be-known-for-migrant-rights
  21. « Allocation d’autonomie : les 32 départements de gauche n’appliqueront pas la loi immigration » L’Express, 20/12/2023 https://www.lexpress.fr/politique/loi- immigration-le-lot-la-gironde-et-la-seine-saint-denis-nappliqueront-pas-le-texte- DLD6FDQADVFBXM63RP5QAIU324/
  22. Site internet de la ville de Bordeaux, présentation du partenariat avec SOS Méditer- ranée https://www.bordeaux.fr/p146760/partenariat-avec-sos-mediterranee
  23. « Sondage : 68% des Français favorables à l’arrêt des subventions aux associations d’aide aux migrants entrés illégalement sur le territoire » CNEWS, 16/05/2024 https://www.cnews.fr/france/2024-05-16/sondage-68-des-francais-favorables-larret-    des-subventions-aux-associations-daide
  24. Arrêt du Conseil d’Etat n°391570, 7ème – 2ème chambre réunies, 01/06/2016 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032625299
  25. « Comment les associations sous-traitent-elles pour l’Etat, l’accueil des migrants ? » Europe 1, 18/11/2022 https://www.europe1.fr/politique/comment-les-associations- sous-traitent-elles-pour-letat-laccueil-des-migrants-4148425
  26. Projet de loi de finances pour 2023 https://www.assembleenationale.fr/dyn/content/download/494514/file/PAP2023_B    G_Immigration_asile_integration.pdf
  27. Rapport d’information de M. François-Noël Buffet n°626 (2021-2022) déposé le 10/05/2022 « Services de l’Etat et immigration : retrouver sens et efficacité » https://www.senat.fr/rap/r21-626/r21-626.html

  1. https://www.senat.fr/leg/ppl04-224.html ↩︎
  2. https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2018/2018717_718QPC.htm ↩︎
  3. https://justice.pappers.fr/decision/34891dc46a531f72094faf67df2bdcddcbe9c86c?q=22PA04811&tri=d ate ↩︎
  4. https://www.conseil-etat.fr/Media/actualites/documents/2024/mai-2024/474652.pdf ↩︎
  5. https://sosmediterranee.fr/mission-sauvetage-en-mer/#valeurs ↩︎
  6. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-ocean-viking-a-quitte-toulon-le-debarquement-des- migrants-etant-termine-20221112 ↩︎
  7. https://www.frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/Annual_Risk_Analysis_2017.pdf ↩︎
  8. https://www.letemps.ch/monde/trois-ong-sauvetage-mer-accusees-complicite-passeurs- criminels ↩︎
  9. https://www.lexpress.fr/societe/ocean-viking-que-sont-devenus-les-migrants-secourus-et- debarques-en-france_2183802.html ↩︎
  10.  https://sosmediterranee.fr/wp-content/uploads/2021/04/rapportactivite2020.pdf ↩︎
  11. https://sosmediterranee.fr/wp-
    content/uploads/2022/06/SOS_MEDITERRANEE_RA_2021_DEF_WEB.pdf
    ↩︎
  12. https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2023-1-page-45.htm ↩︎
  13. David Goodhart, Les deux clans : lanouvelle fracture mondiale, Paris, Les arènes, 2019
    ↩︎
  14. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/04/11/premier-tour-2022-vote-des-villes- vote-des-campagnes_6121688_4355770.html ↩︎
  15.  https://brilliantmaps.com/2020-county-election-map/ ↩︎
  16.  https://ballotpedia.org/List_of_current_mayors_of_the_top_100_cities_in_the_United_States ↩︎
  17. https://tnova.fr/economie-social/territoires-metropoles/le-nouveau-role-international-des-villes- et-pourquoi-il-faut-lencourager/ ↩︎
  18. https://www.infomigrants.net/en/post/15154/palermo-mayor-says-city-wants-to-be-known-for- migrant-rights ↩︎
  19. https://www.lexpress.fr/politique/loi-immigration-le-lot-la-gironde-et-la-seine-saint-denis- nappliqueront-pas-le-texte-DLD6FDQADVFBXM63RP5QAIU324/ ↩︎
  20. https://www.bordeaux.fr/p146760/partenariat-avec-sos-mediterranee ↩︎
  21. https://www.cnews.fr/france/2024-05-16/sondage-68-des-francais-favorables-larret-des-
    subventions-aux-associations-daide ↩︎
  22. https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032625299 ↩︎
  23. 25https://www.europe1.fr/politique/comment-les-associations-sous-traitent-elles-pour-letat-
    laccueil-des-migrants-4148425 ↩︎
  24. https://www.assemblee-
    nationale.fr/dyn/content/download/494514/file/PAP2023_BG_Immigration_asile_integration.pdf ↩︎
  25. https://www.senat.fr/rap/r21-626/r21-626.html ↩︎

Comprendre l’évolution de la fécondité à partir de l’exemple des pays nordiques

L’ICF doit être distingué d’un taux de fécondité.

Le taux global de fécondité rapporte l’ensemble des naissances aux femmes en âge d’avoir des enfants, généralement âgées de 15-49 ans. Il est, par exemple, de 4,45 % en Suède en 2023. Un taux s’exprime en pourcentage, en pour mille…

Au contraire, l’indicateur conjoncturel de fécondité additionne les taux de fécondité par âge calculés dans une année et s’exprime en nombre d’enfants par femme : 1,45 enfant par femme en 2023 en Suède par exemple. Une somme de taux n’est pas un taux.

Chaque femme, appartient, en fonction de son âge à une génération particulière. Faute de pouvoir cumuler les taux de fécondité à chaque âge dans une génération, sauf pour celles qui sont à la fin de leur vie féconde, les démographes ont transposé ce calcul dans l’année. L’adjectif « conjoncturel » est donc là pour signifier qu’il s’agit d’un calcul dans l’année et non dans une génération. Les démographes disent que l’ICF est une mesure de la fécondité d’une génération fictive connaissant les conditions de l’année.

Ainsi le taux de fécondité à 20 ans en 2023 est celui de femmes nées en 2003, le taux à 30 ans celui de femmes nées en 1993, le taux à 40 ans celui de femmes nées en 1983… L’indicateur conjoncturel de fécondité est ainsi très fortement conditionné par le calendrier de fécondité des femmes des générations successives. Supposons que les générations x aient eu leurs enfants de bonne heure et que les femmes des générations suivantes, appelons les y, aient eu ensuite leurs enfants de plus en plus tard. L’ICF se trouvera affaibli aux jeunes âges correspondant aux générations y tandis que la fécondité aux âges plus élevés restera encore faible car relevant de générations passées qui ont eu leurs enfants alors qu’elles étaient jeunes. Mais l’ICF pourra finir par remonter lorsque la fécondité aux âges élevés transcrira l’allongement de l’âge des femmes à la naissance des enfants. L’ICF peut ainsi fluctuer à la hausse ou à la baisse en raison des changements de l’âge auquel les femmes mettent au monde leurs enfants. La courbe de l’ICF peut ainsi afficher successivement des creux et des bosses qu’il serait un peu vain de chercher à expliquer par des événements particuliers.

Ce graphique retrace l’évolution de l’indicateur conjoncturel de fécondité dans les pays nordiques de 1970 à 2023. On constate aisément qu’en un peu plus de 50 ans, il a connu des hauts et des bas. Pour l’Islande, la Norvège et le Danemark, le plus haut fut atteint au début des années 1970 (respectivement 3,09, 2,50 et 2,04 enfants par femme), pour la Finlande en 2010 (1,87) et pour la Suède en 1990 (2,14). Le plus bas se situe en fin de période, sauf pour le Danemark qui avait connu une fécondité plus basse en 1983 (1,38).

Évolution du nombre d’enfants par femme (ICF) de 1970 à 2023 dans les pays nordiques (2022 seulement pour l’Islande).

Source : Eurostat et instituts statistiques nationaux.

C’est la décomposition par groupe d’âges qu’il faut regarder pour comprendre les fluctuations au fil du temps, comme nous allons l’illustrer avec la Suède.

Contribution de chaque groupe d’âges à l’indicateur conjoncturel de fécondité en Suède de 1970 à 2022. L’année 2023 n’est pas encore disponible à Eurostat.
Source : Eurostat.

Ainsi, la baisse de l’ICF jusqu’en 1978 est principalement due à celle de la fécondité avant 25 ans. Cette baisse est suivie d’un plateau entre 1978 et 1983, lié principalement à la hausse de la fécondité après 30 ans. Dans les années qui suivent, jusqu’en 1990, la fécondité augmente dans tous les groupes d’âge. Suit une chute fortement impulsée par celle de la fécondité avant 30 ans qui dure tout au long des années 1990. Lors de la décennie suivante, l’allongement de l’âge à la maternité se fait sentir, avec une forte remontée de la fécondité après 30 ans, alors que celle avant cet âge connaît une faible progression. Après 2010, le groupe d’âges 30-34 ans se joint à la chute qui se poursuit dans les âges plus jeunes. La fécondité à 35-39 ans connaît même un léger recul. La fécondité à 40 ans ou plus, qui a progressé, reste beaucoup trop faible pour compenser le déclin constaté avant cet âge. La fécondité avant 25 ans, qui dominait au début des années 1960, semble en passe de la rejoindre. C’est le groupe d’âges 30-34 ans qui, depuis 2001 contribue le plus à l’indicateur de fécondité conjoncturel.

La fécondité avant 30 ans, qui a représenté jusqu’à 75% de l’ICF dans les années 1973-1976, n’a cessé de baisser ensuite pour n’en représenter plus que 39 % en 2022. Ce vieillissement de l’âge auquel les femmes suédoises ont eu leurs enfants est particulièrement frappant sur le graphique ci-dessous. Il se retrouve pour tous les pays nordiques à des degrés divers.

L’évolution de l’âge à la naissance du 1er enfant en témoigne. Notamment en Norvège où les femmes qui avaient eu leur 1er enfant à 23,2 ans en moyenne en 1970 l’ont eu à 30,2 ans en 2022. En Islande cet âge est passé de 21,3 ans à 28,9 sur la même période.

Évolution du cumul des fécondités partielles par groupe d’âges en Suède de 1970 à 2022. L’année 2023 n’est pas encore disponible à Eurostat
Source : Eurostat.

En France, on invoque souvent les mesures de restriction de la politique familiale prise par François Hollande en 2014 pour expliquer la baisse récente de la fécondité qui, en fait, a commencé un peu plus tôt, le point le plus haut étant 2010. Que dire de la baisse de fécondité qui démarre à peu près en même temps dans les pays nordiques enviés pour l’accompagnement des familles ? C’est le cas en Finlande où, par exemple, l’allocation pour congé parental (à partager entre les parents) de 26 semaines atteignait, en 2016, 70 % du revenu mensuel, avec un minimum de 593 euros par mois.1 Sans parler du dispositif de soin et de garde très élaboré. Cela n’a pas empêché la fécondité finlandaise de flirter avec le niveau de la fécondité espagnole et italienne.

  1. https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/2158244019885389#:~:text=Approximately%2030%25%20of%20fathers%20had,around%2020%25%20of%20the%20fathers ↩︎

Sauver Schengen : face à l’urgence, la nécessaire réforme.

  • L’espace Schengen, dans lequel les personnes circulent librement sans contrôles aux frontières intérieures, est considéré comme l’une des réussites de l’Union européenne (UE) et la garantie d’une liberté précieuse pour les citoyens européens. Cependant, outre que l’espace Schengen et l’UE ne se superposent pas, cette zone de libre circulation devait s’inscrire plus largement dans « l’espace de sécurité et de justice » prévu par le traité de Maastricht et s’accompagner d’une protection efficace de nos frontières extérieures, de manière à ne pas exposer les Européens à des risques accrus.
  • Or, à l’usage et comme l’a dramatiquement illustré la crise migratoire engagée depuis 2015, l’espace Schengen s’est montré dysfonctionnel. La libre- circulation, étendue aux ressortissants des pays tiers et associée à l’absence de vérifications aux frontières, a rendu l’Europe plus vulnérable à la pression de l’immigration irrégulière. Elle se trouve aussi à l’origine d’importants « flux migratoires secondaires » entre pays européens – tout particulièrement au détriment de la France.
  • Un relatif consensus s’étant dégagé sur ces dysfonctionnements, les institutions européennes ont engagé une révision du code des frontières Schengen (CFS) qui devrait prochainement aboutir. Cependant, au-delà des progrès indéniables qu’elle pourrait apporter, cette révision ne semble pas à même d’armer les États membres pour répondre aux défis migratoires contemporains.
  • Ces défis plaident pour la mise en œuvre d’autres mesures, aminimaen exploitant les possibilités actuellement prévues par le droit – telles que l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler aux autorités leurs déplacements au sein de l’espace Schengen. Nous proposons toutefois une réforme plus ambitieuse du système Schengen : en réservant la libre circulation aux citoyens de l’UE, en mettant fin aux visas Schengen de court-séjour autorisant à circuler dans l’ensemble des pays membres et en soumettant les ressortissants des pays tiers à des contrôles. C’est ainsi que l’idéal de libre circulation pourra être préservé pour les citoyens européens.

1.1 Une convention internationale qui a été intégrée dans le droit de l’Union, assortie d’exemptions : espace Schengen et Union européenne ne se superposent pas

Schengen est un village luxembourgeois qui a donné son nom à des accords interétatiques conclus entre des pays européens pour organiser la libre circulation des personnes. Il s’agit d’abord de l’accord Schengen, signé le 14 juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne (République fédérale d’Allemagne, France et les trois pays du Benelux), laquelle comptait alors dix membres. Il fallut ensuite adopter en 1990 une convention d’application de l’accord Schengen, pour que « l’espace Schengen » voie effectivement le jour le 26 mars 1995 entre sept pays européens – l’Espagne et le Portugal ayant entre-temps rejoint les cinq premiers pays cités.

L’intitulé de l’accord de 1985, « relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la France», est parlant : il s’agit, à court terme, d’alléger les vérifications aux frontières pour les personnes et les marchandises et, à long terme, de supprimer ces vérifications pour les reporter aux frontières extérieures, le tout en en organisant la coopération administrative, notamment douanière et policière, et en rapprochant les politiques de visas et d’admission au séjour.

Il est important de souligner que cet accord visait uniquement les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, comme cela résulte expressément de son préambule1 et de son article 1e2. Formellement, lesétrangers extra-communautaires n’étaient donc pas couverts par cette suppression graduelle des frontières communes, même s’ils pouvaient de fait en bénéficier – d’où d’ailleurs la préoccupation exprimée dans l’accord de protéger le territoire contre l’immigration illégale.

Cette genèse de l’espace Schengen illustre lien entre celui-ci et l’intégration européenne mais aussi la déconnexion institutionnelle et juridique initiale entre l’accord Schengen – de nature purement interétatique – et la Communauté européenne, qui n’avait pas elle-même organisé la suppression de l’ensemble des vérifications aux frontières du marché intérieur.

Ce n’est qu’avec le traité d’Amsterdam, entrée en vigueur le 1er mai 1999, que

« l’acquis Schengen » a été intégré au droit de l’Union. Le traité instituant la Communauté européenne, devenu entre-temps traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), offre ainsi, comme nous allons le voir, une base légale au « code frontières Schengen » (CFS), qui prend la forme d’un règlement du Parlement européen et du Conseil.3

Toutefois, l’espace Schengen et le territoire de l’Union diffèrent à plusieurs titres. D’une part, certains États membres ont choisi et obtenu de ne pas rejoindre cet espace (Irlande)4 ou ne remplissent pas encore les conditions nécessaires (Chypre et, en partie, la Roumanie et la Bulgarie5). D’autre part, des pays tiers ont adhéré à l’espace Schengen et appliquent ainsi la réglementation européenne (l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et Gibraltar).

Cela illustre le fait qu’il est possible de concilier Union européenne et contrôles aux frontières. La libre circulation dont bénéficient les citoyens européens n’implique ainsi pas nécessairement l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Source:ministèredel’EuropeetdesAffairesétrangères.6

1.2 Les textes en vigueur organisent l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Le droit primaire de l’Union ne se contente pas de garantir, au titre du « marché intérieur », le principe de libre circulation des personnes (article 26 TFUE), c’est-à-dire des travailleurs (article 45 du TFUE), par des dispositions dont il n’est pas contesté qu’elles ne bénéficient qu’aux citoyens européens, à l’exclusion des ressortissants des pays tiers. Il prévoit aussi l’absence de tout contrôle aux frontières intérieures.

Plus exactement, l’article 77 du TFUE, qui s’inscrit dans les dispositions du traité sur les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration, fonde la compétence de l’Union pour « développe[r] une politique visant: / a) à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures » (art. 77, §1, a). Le législateur européen est ainsi compétent pour « adopte[r] les mesures portant sur: […] c) les conditions dans lesquelles les ressortissants des pays tiers peuvent circuler librement dans l’Union pendant une courte durée; […] e) l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. » (art. 77, §2).

L’absence de contrôles aux frontières intérieures constitue ainsi un objectif que le législateur européen est invité à atteindre. Les termes de l’article 77 sont néanmoins assez ambigus quant à la portée de cette absence de contrôle : d’un côté, celle-ci doit s’appliquer sans distinction de nationalité, ce qui semble s’étendre aux ressortissants de pays tiers, tandis que, d’un autre côté, la circulation de tels ressortissants peut être soumise à des conditions.

De même, l’article 79 du TFUE fonde la compétence de l’Union pour « [définir] des droits des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans un État membre, y compris les conditions régissant la liberté de circulation et de séjour dans les autres États membres;»(art. 79, §2, b), ce qui confirme que la libre circulation dans l’Union n’est pas absolue pour les ressortissants des pays tiers et fait clairement apparaître que les étrangers en situation irrégulière sont exclus de ce droit. La Commission ne dit pas autre chose sur ce point7. Or, dès lors que les étrangers en situation irrégulière ne bénéficient pas du droit de circuler librement sans faire l’objet de contrôles aux frontières et que des étrangers séjournent effectivement illégalement sur le territoire, on peut en conclure que de tels contrôles devraient pouvoir être menés…

Ce sont ces articles 77 et 79 du TFUE qui constituent la base légale du règlement constituant le code frontières Schengen, déjà mentionné.

C’est plus précisément le titre III du CFS qui est consacré aux frontières intérieures. Il consacre le droit des personnes, « quelle que soit leur nationalité », de franchir les frontières intérieures « en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées » (article 22). Les vérifications à l’intérieur du territoire, y compris dans les zones frontalières, ne sont admises qu’à la condition de ne pas avoir « un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières » (article 23).

Cependant les États membres ont la possibilité de prévoir l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler leur présence sur leur territoire, soit à l’entrée, soit dans un délai de trois jours ouvrables à partir de l’entrée (article 23, sous d, en combinaison avec l’article 20 de la convention d’application de Schengen). Cette possibilité semble être devenue assez théorique mais cette obligation de signaler sa présence auprès des autorités de police existe bien dans notre droit national8.

La réintroduction du contrôle aux frontières intérieures est néanmoins permise « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre », en dernier recours et sans excéder ce qui est strictement nécessaire (article 25), pour une durée qui ne peut atteindre deux ans que dans ces circonstances exceptionnelles. Si ces dispositions ont été assez largement utilisées par les États membres dans le contexte sécuritaire, migratoire et sanitaire des dernières années, sans toujours respecter la durée limite de deux ans, il n’en reste pas moins que le principe est l’absence de contrôle aux frontières intérieures, les contrôles aux frontières extérieures étant censés être suffisants pour protéger le territoire européen.

1.3 Les États membres de l’espace Schengen sont restreints dans leur capacité à contrôler les flux migratoires internes.

Les institutions européennes, plus particulièrement la Commission européenne avec le concours de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), veillent à ce que l’ensemble des dispositions relatives à l’espace Schengen soient respectées et le cas échéant interprétées dans leur sens le plus extensif. Ainsi, la portée de la prohibition des contrôles frontaliers a été accentuée par la jurisprudence sourcilleuse de la CJUE qui a défini des conditions strictes encadrant la possibilité pour les États membres de mener des opérations de police sur leur territoire sans que celles-ci ne puissent être assimilées à des opérations de contrôle frontalier.

Ainsi que l’a jugé la grande chambre de la Cour de justice dans l’arrêt Melki et Abdeli du 22 juin 2010 (C-188/10 et C-189/10), le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale, française en l’espèce, « conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen […] l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de la dite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières». Autrement dit, pour le juge européen, contrôler l’identité des personnes n’est pas problématique pour autant que ce ne soit pas spécifiquement dans la zone frontalière. Or le droit national français ne prévoit pas que l’identité des personnes puisse être contrôlée en tout temps et en tout lieu sans raison particulière. Aussi, alors qu’il serait souhaitable de pouvoir mener des contrôles d’identité plus aisément en zone frontalière que sur le reste du territoire, le droit de l’Union s’y oppose.

L’état du droit décrit ci-dessus peut être considéré comme problématique dans le contexte migratoire actuel, dans la mesure où il facilite l’immigration légale et illégale vers les États composant l’espace Schengen.

2.1 L’application de Schengen aux ressortissants des pays tiers : une version extensive de la libre circulation, qui ne découle pas automatiquement du principe de libre circulation garanti par les traités européens

Le fait que la libre circulation des personnes bénéficie non seulement aux citoyens européens mais aussi aux ressortissants des pays tiers est problématique en principe et en pratique.

Sur le principe, il s’agit d’une illustration de la propension de l’Union européenne à accorder aux pays tiers des avantages sans aucune contrepartie de leur part – de même par exemple que le droit de l’Union protège la libre circulation des capitaux au niveau mondial au lieu de la limiter au territoire européen.

Sur le plan opérationnel, cette extension de la libre circulation prive l’Union de moyens de contrôle de l’immigration extra-européenne.

Certes, d’aucuns estiment que la libre circulation des personnes doit nécessairement s’étendre aux ressortissants des pays tiers pour des raisons pratiques, tenant au fait que soit il y a des contrôles aux frontières, soit il n’y en a pas. Telle est l’opinion de l’avocat général Athanasios Rantos9, s’appuyant sur l’opinion de certains universitaires10 : « Les personnes, quelle que soit leur nationalité, ne doivent pas être contrôlées lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. Le franchissement des frontières sans contrôle n’est possible de facto que s’il concerne tout le monde. La suppression des contrôles aux frontières intérieures s’étend donc nécessairement aux ressortissants de pays tiers, en raison de la nature même de l’absence de contrôle. »

Cette affirmation, à première vue intellectuellement séduisante, est discutable. Premièrement, elle confond à tort le droit à la libre circulation et l’absence de contrôles aux frontières. De même que le principe de libre circulation des capitaux n’implique pas l’absence de contrôle des flux de capitaux ou que les automobilistes sont susceptibles d’être contrôlés pour vérifier qu’ils détiennent un permis de conduire, il est parfaitement légitime de s’assurer que des personnes exerçant leur droit à la libre circulation dans l’Union sont autorisés à le faire. Telle est d’ailleurs l’opinion de la Commission européenne elle-même, qui distingue bien le droit à la libre circulation de l’absence de vérifications aux frontières intérieures : « Même si, en soi, les vérifications aux frontières intérieures ne portent pas atteinte au droit à la libre circulation, l’absence de telles vérifications facilite en pratique les déplacements des personnes.»11. De fait, la Communauté européenne a longtemps existé avec des contrôles aux frontières, la convention d’application de l’accord Schengen n’étant entrée en vigueur qu’en 1995 pour les premiers États l’ayant conclue. Et une partie de l’Union européenne reste en dehors de l’espace Schengen.

Deuxièmement, si la libre circulation des personnes est bien une liberté fondamentale des citoyens de l’Union – que nous n’entendons pas, pour notre part, remettre en cause – l’absence de tout contrôle aux frontières n’est pas un principe général et absolu qui serait inscrit dans les traités européens. Comme nous l’avons vu plus haut, l’article 77 du TFUE fixe au législateur européen un objectif d’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures, ce qui signifie précisément qu’il revient audit législateur de fixer les conditions et limites de cette absence de contrôle.

Troisièmement, s’il est donc permis au Parlement européen et au Conseil d’apporter certaines restrictions, c’est tout particulièrement le cas s’agissant des ressortissants des pays tiers, comme y invite même l’article 79 du TFUE. Rappelons ici que ces ressortissants ne sont susceptibles de bénéficier de la libre circulation que s’ils séjournent légalement dans un État membre. Pourtant, la suppression pure et simple des contrôles aux frontières intérieures génère une absence de contrôle pour les étrangers en situation irrégulière, ce qui constitue un effet pervers du système actuel et non un effet recherché par le CFS.

Quatrièmement, faire bénéficier les étrangers non-européens de la libre circulation des personnes conduit à brader une liberté conçue comme étant le corollaire de la citoyenneté européenne. Autoriser y compris, de fait, des immigrés clandestins, qui ont violé la frontière extérieure européenne, à circuler librement dans l’Union vient démultiplier l’effet de cette violation et, bien loin d’être nécessaire pour assurer la libre circulation des Européens, lèse les droits de ces derniers.

2.2 L’absence de tout contrôle aux frontières intérieures alimente les flux migratoires vers l’Europe

La suppression des vérifications aux frontières pour les ressortissants des pays tiers contribue à la non-maîtrise de l’immigration, illégale mais aussi légale.

C’est évident pour l’immigration clandestine : en l’absence de contrôles aux frontières intérieures, l’Europe n’est plus protégée contre les flux migratoires illégaux que par sa seule frontière extérieure. Une fois sur le territoire européen, les immigrants peuvent se déplacer dans tout l’espace Schengen sans entrave, sous réserve des contrôles de police dont ils peuvent par ailleurs faire l’objet, comme tout un chacun, pour un motif légitime. N’oublions pas que l’espace Schengen, qui s’étend sur près de 4,3 millions m², permet d’aller de la Sicile à la mer arctique et des îles Canaries à la Pologne.

Et quand bien même des vérifications seraient réintroduites aux frontières intérieures dans le cadre prévu par l’article 25 CFS, il résulte de la jurisprudence de la CJUE12 que les immigrants illégaux interceptés à une frontière intérieure ne peuvent être remis à l’État membre dont ils ont franchi la frontière qu’en respectant toutes les prescriptions de la directive « retour »13.

Ces facilités de circulation alimentent les flux migratoires secondaires, qui concernent notamment des migrants déboutés du droit d’asile dans un État membre qui rejoignent un autre État membre pour y déposer une nouvelle demande d’asile. Dans un avis sur le projet de loi de finances pour 201814, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale avait constaté la prégnance de ce phénomène, devenu massif à la suite de la vague migratoire de 2015-2016, et mis en cause les « dysfonctionnements de l’espace Schengen » : selon le ministère de l’intérieur, près de la moitié des demandeurs d’asile qui se présentaient en France étaient alors déjà connus ailleurs en Europe et près de 500 000 déboutés du droit d’asile circulaient de pays en pays dans l’espace Schengen. Selon ce document parlementaire, qui reste d’actualité15, « L’ampleur des mouvements migratoires secondaires en Europe illustre les lacunes graves de l’espace Schengen. L’Union européenne a mis en place un espace frontalier commun sans harmoniser les règles en son sein, ce qui se traduit par un « cabotage » des systèmes d’asile, une partie des migrants rebondissant de pays en pays pour trouver un point de chute, une fois déboutés de leurs droits dans un État. »

Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, est parvenu à la même conclusion d’inadéquation entre l’espace Schengen et le système européen de l’asile : « Il apparaît même de plus en plus que si le ’’règlement Dublin’’ n’est pas réformé, c’est à terme l’espace de libre circulation[…] qui sera menacé. »16

Un titre de séjour ou visa Schengen autorise à circuler librement dans tout l’espace Schengen. Cela signifie qu’un visa délivré par l’Italie ouvre droit à se rendre en Islande, pour peu que les conditions du visa (la durée essentiellement : 90 jours maximum pour un visa de court séjour) soient respectées.

Là non plus, il ne va pas de soi que, par exemple, un ressortissant d’un pays d’Afrique arrivant en Belgique avec un visa Schengen pour motif touristique soit autorisé à se déplacer dans tout l’espace Schengen : cela démultiplie les voies d’arrivée légale en Europe, lesquelles sont bien souvent un vecteur d’immigration illégale. En effet, sans même parler du cas de visas obtenus par fraude ou corruption, lorsque le touriste détenteur d’un visa omet de quitter le territoire européen dans le délai imparti, il se retrouve en situation irrégulière, sans que l’on sache s’il est resté dans l’État qui a délivré le visa ou s’il a rejoint un autre pays de l’espace Schengen. Le même touriste ou encore le membre d’une délégation sportive peut aussi demander l’asile une fois sur place – en principe dans l’État d’arrivée mais potentiellement aussi dans un autre pays de son choix (en cas de non application du règlement Dublin, d’une nouvelle demande d’asile après rejet de la première par l’État compétent ou encore d’une première demande sous une autre identité que celle initialement déclarée).

À cet égard, la distinction entre immigration légale et immigration illégale n’est pas si nette. La facilitation de l’ensemble de ces migrations par l’espace Schengen est donc problématique.

Le CFS est en cours de révision pour répondre à certaines des difficultés apparues dans le fonctionnement de l’espace Schengen – pas nécessairement ou pas seulement celles identifiées ci-dessus. Le Parlement européen a adopté en première lecture le 24 avril 2024 un règlement modifiant le CFS17, dont le Conseil de l’Union est désormais saisi18. Passons en revue les principales dispositions de ce projet de révision.

3.1 Un encadrement plus strict de la réintroduction temporaire de contrôles aux frontières intérieures.

C’est la mesure qui a suscité le plus de réticences à la droite de l’hémicycle. Un des objectifs des promoteurs du texte, notamment la rapporteure Sylvie Guillaume (groupe Renew), était d’encadrer davantage les rétablissements des contrôles aux frontières intérieures par les États membres. Le texte part du principe que la réintroduction temporaire d’un contrôle aux frontières intérieures devrait être exceptionnelle et n’être utilisée qu’en dernier recours, le cas échéant sous réserve d’une consultation et d’une coopération entre les États membres concernés et la Commission, en tant que gardienne des traités.

Dans la mesure où ce sont les États membres et non la Commission européenne qui sont responsables du maintien de l’ordre public19, il paraît peu opportun de confier à la Commission européenne, même à titre consultatif, la compétence de dire si les conditions du rétablissement des frontières intérieures sont réunies ou non et si les mesures prises sont adaptées et proportionnées. De même, l’instauration d’une durée limite pour la réintroduction des contrôles aux frontières (3 ans, sous certaines conditions) ne tient pas compte des menaces qui pourraient être de nature à justifier le maintien de ces contrôles sur une plus longue durée : la menace migratoire, terroriste ou sanitaire s’embarrasse assez peu de délais réglementaires…

3.2 Une possibilité de renvoi simplifié aux frontières intérieures.

Mieux inspirée est une mesure qui apporte un début de réponse à la problématique des mouvements migratoires secondaires, en introduisant la possibilité pour un État membre qui intercepte des migrants en situation irrégulière dans une zone frontalière de les transférer vers l’État membre par lequel ils sont entrés20. Il s’agit aussi d’une réponse à la jurisprudence de la CJUE (arrêt ADDE, mentionné plus haut), selon laquelle ces renvois doivent aujourd’hui être exécutés dans les conditions définies par la directive retour.

Ainsi, par dérogation à la directive retour, l’État membre pourra procéder au transfert vers le pays voisin de manière immédiate, dans les 24 heures au plus. L’étranger faisant l’objet d’une décision de transfert pourra certes former un recours mais celui-ci sera dépourvu d’effet suspensif. La mise en œuvre de cette procédure sera néanmoins subordonnée à l’existence d’une coopération bilatérale, puisque ne seraient concernés que les étrangers appréhendés « lors de contrôles impliquant les autorités compétentes des deux États membres dans le cadre d’une coopération bilatérale» et sous réserve que ces deux États se soient accordés sur la mise en œuvre de cette procédure de transfert. De surcroît, le Parlement européen a introduit des exceptions (demandeurs d’asile et bénéficiaires de la protection internationale) qui risque de réduire la portée et l’efficacité du dispositif.

3.3 Une nouvelle possibilité de restriction des entrées aux frontières extérieures en cas d’arrivées en masse et en force.

La réforme introduit aussi un nouveau critère lié aux afflux soudains de ressortissants des pays tiers, qui permettent de restreindre temporairement les entrées aux frontières extérieures. Cela vise notamment mais pas seulement les phénomènes d’instrumentalisation des migrants par des pays tiers ou des acteurs non étatiques cherchant à déstabiliser l’Union ou un de ses États membres (on pense notamment aux tentatives d’intrusion depuis la Biélorussie en 2021-2022).

Il est d’abord affirmé que « lorsqu’un grand nombre de migrants tentent de franchir leurs frontières extérieures de manière non autorisée, en masse et en faisant usage de la force, les États membres peuvent prendre les mesures nécessaires pour préserver la sécurité et l’ordre public »21. Ce type de situations est celle envisagée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)22, qui admet dans ce cas de figure une exception au principe d’interdiction des expulsions collectives23.

La précision apportée par la révision du CFS est bienvenue mais ne va pas jusqu’à déroger au principe de non refoulement. Dans un nouveau paragraphe dédié aux situations d’instrumentalisation de migrants, il est même explicité que les restrictions que l’État membre concerné peut envisager dans cette hypothèse (limitation du trafic frontalier au minimum et fermeture temporaire de certains points de passage frontaliers) devraient être appliquées « de manière à garantir que les obligations liées à l’accès à une protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement, sont respectées», un « accès réel et effectif aux procédures de protection internationale » devant notamment être garanti24.

Or, pour notre part, nous ne voyons pas comment il pourrait être raisonnablement envisagé de fermer des points de passage frontaliers pour faire obstacle à une forme d’invasion de migrants instrumentalisés à des fins déstabilisatrices et, en même temps, de garantir à ces mêmes migrants la possibilité de déposer une demande d’asile. En pareille situation, il paraît vain de distinguer l’instrumentalisateur de l’instrumentalisé et de chercher à appliquer le principe de non refoulement, au risque précisément que la tentative de déstabilisation soit couronnée de succès pour le pays tiers ou l’acteur non- étatique hostile.

3.4 Des fondamentaux globalement inchangés.

Certaines autres dispositions ne sont pas sans intérêt, comme celles qui visent à faciliter le recours à des moyens techniques modernes (drones, capteurs de mouvement…) pour prévenir les franchissements non autorisés de la frontière, ou encore à expliciter que les contrôles de police à l’intérieur du territoire peuvent recourir à l’utilisation de technologies de contrôle et de surveillance (sur autoroutes par exemple) pour autant que celles-ci soient généralement utilisées sur tout le territoire ou que leur emploi soit fondé sur une évaluation des risques aux fins de la protection de la sécurité intérieure.

Cependant, il apparaît en définitive que la révision du CFS en cours d’adoption n’apportera qu’un remède incomplet aux insuffisances et défauts de l’espace Schengen. L’idée directrice est d’ailleurs bien de consolider celui-ci dans ses fondamentaux, y compris dans le fait de faire bénéficier également les ressortissants des pays tiers de la libre circulation et de l’absence de vérifications aux frontières.

Concilier le principe de libre circulation des personnes et la maîtrise des frontières des pays européens n’est pas mission impossible. Nous formulons ci- après des propositions, certaines assez ciblées, d’autres plus structurantes.

4.1 À minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

Il est possible, à droit constant, de soumettre les ressortissants des pays tiers, ou certains d’entre eux (ressortissants des pays soumis à un régime de visa par exemple25), à un système d’enregistrement lorsqu’ils se déplacent, comme ils en ont aujourd’hui le droit, dans l’espace Schengen. Comme nous l’avons vu (cf. I supra), c’est ce qu’autorise l’article 23, sous d, du CFS.

Apparemment tombée en désuétude ou imparfaitement appliquée, cette disposition pourrait être réactivée. La révision en cours du CFS prévoit d’ailleurs que les États membres puissent aussi soumettre les chefs d’établissements d’hébergement à une obligation « de veiller à ce que les ressortissants de pays tiers remplissent et signent les fiches de déclaration ». Cette obligation déclarative devrait être modernisée, en étant obligatoirement effectuée en ligne, de manière à alimenter un système d’information national voire européen26, de manière à permettre aux États d’être mieux informés sur les flux migratoires internes, de procéder à des contrôles, notamment dans les lieux d’hébergement pour s’assurer du respect de l’obligation d’enregistrement, et de tirer les conséquences d’une méconnaissance de l’obligation (amende, ordre de quitter le territoire…).

À noter que plusieurs États membres de l’Union ont déployé un système de passenger locator form pendant la pandémie de Covid-19, dont la Belgique, afin de contrôler à des fins sanitaires les déplacements internationaux. Un tel système est donc tout à fait possible et réaliste ; il n’implique pas des contrôles aux frontières.

Comme évoqué ci-dessus, la révision en cours du CFS permettra, sous certaines conditions, de faciliter la reconduite aux frontières intérieures des étrangers en situation irrégulière interceptés dans les zones frontalières. Cette mesure rendra plus efficaces les contrôles de police dans les zones frontalières, ainsi que les contrôles aux frontières intérieures dans le cas où ils auront été réintroduits temporairement en vertu de la clause de suspension de l’espace Schengen (article 25 CFS).

Certes, pour que ces interceptions soient pleinement efficaces pour lutter contre l’immigration irrégulière au niveau européen, il conviendrait que l’État membre auquel sont remis les étrangers interceptés les renvoie ensuite dans leur pays d’origine.

Mais le seul fait de faire obstacle au franchissement de frontières intérieures serait de nature à rendre l’entrée dans l’espace Schengen moins attractif, le risque d’être intercepté à chaque franchissement de frontière pouvant au moins dissuader les immigrants de passer d’un pays à un autre – et les dissuader d’émigrer tout court si leur objectif est de rejoindre non pas l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais un autre pays plus au Nord. De fait, les immigrants débarquant à Lampedusa ou aux Canaries n’aspirent pas à y rester… Les frontières nationales peuvent en somme jouer le rôle d’écluses ou de filets de sécurité supplémentaires lorsque la frontière extérieure a été franchie, contribuant à la protection du territoire européen.

Parallèlement, il serait souhaitable de ne pas limiter dans la durée la possibilité de rétablir les contrôles aux frontières intérieures, la protection de l’ordre public devant prévaloir si besoin. Une nouvelle révision du CFS – allant dans le sens inverse de la révision en cours – serait nécessaire.

Compte tenu du risque que les bénéficiaires de visas Schengen ne quittent pas le territoire européen au terme de la durée de séjour prévue, le cas échéant en mettant à profit leur droit à la libre circulation pour se volatiliser dans l’espace Schengen, ces visas ne devraient être délivrés qu’à des ressortissants de pays qui coopèrent effectivement à la réadmission de leurs émigrés en situation irrégulière en Europe. Le droit européen des visas le permet mais seule la Gambie a jusqu’ici fait l’objet de mesures restrictives concernant le traitement des visas et les droits de visa… Les États européens préfèrent jouer de la carotte en accordant des traitements plus avantageux aux pays qui coopèrent davantage.

Tant que des visas Schengen continueront à être délivrés – mais il est possible d’envisager des mesures plus fondamentales (cf. 4.2.2 infra) – il conviendrait de les conditionner strictement, au niveau européen, à une coopération efficace des pays concernés à la réadmission de leurs ressortissants.

4.2 De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

Pour aller plus loin dans la maîtrise des flux migratoires en Europe sans pour autant remettre en cause la liberté pour les Européens de circuler sans contrôle aux frontières intérieures, il conviendrait d’exclure clairement les ressortissants de pays tiers du bénéfice d’un principe de libre circulation qui, comme nous l’avons vu, n’a pas du tout été prévu pour eux.

On peut naturellement envisager des variantes moins ambitieuses. Ainsi pourrait-on différencier les étrangers titulaires d’un titre de séjour, actuellement autorisés à circuler dans l’espace Schengen sans visa, et les étrangers titulaires d’un visa Schengen de court séjour. Pour les titulaires d’un titre de séjour, on pourrait également distinguer en fonction de la nature du titre : il n’est pas évident que les bénéficiaires de l’asile ou d’un titre de séjour « étranger malade » aient vocation à circuler dans tout l’espace Schengen, alors que cela s’entend davantage pour un étranger disposant d’une carte de résident de 10 ans en France. Concentrons-nous sur le cas des titulaires de visas.

Les détenteurs de visas Schengen de court séjour (visas « C », pour 90 jours maximum de séjour continu), quel que soit le motif (touristique, professionnel, familial, formation, activité rémunérée) ne devraient pas être autorisés à circuler dans l’ensemble de l’espace Schengen. Celui-ci, qui s’étend de l’Islande à la Bulgarie, est désormais bien vaste, de sorte qu’il est disproportionné d’accorder à des étrangers venant séjourner très temporairement en Europe et pour un motif précis, l’autorisation par défaut de pouvoir voyager dans l’ensemble de cet espace. En conséquence, le titulaire d’un visa espagnol par exemple ne serait pas autorisé à se rendre en France et se placerait en situation irrégulière s’il y venait toutefois.

À noter qu’il est d’ores et déjà possible de limiter à titre exceptionnel la validité d’un visa Schengen C à un seul ou à certains pays de l’espace Schengen uniquement. Il n’est donc pas correct d’objecter que cette mesure serait irréalisable. Nous préconisons en revanche d’inverser le principe et l’exception : le principe devrait être la limitation de la validité géographique du visa C27, l’exception la validité dans l’ensemble de l’espace Schengen – il faudrait alors pour le demandeur justifier du besoin de disposer d’un visa permettant de se rendre dans chacun des 29 États membres de la zone.

Il s’agirait donc de généraliser ce qui d’ailleurs existe déjà, c’est-à-dire la délivrance de VTL (visas territorialement limités).

Prenons un exemple concret : aujourd’hui un Algérien qui, par hypothèse, se voit refuser la délivrance d’un visa Schengen par l’un des consulats français en Algérie, peut obtenir de l’Espagne et de l’Italie non pas un visa espagnol ou italien, mais un visa Schengen – donc valable pour la France qui est sa destination privilégiée. Muni dudit visa Schengen, il sera mécaniquementet juridiquementen situation régulière en France et pourra faire jouer les dispositions favorables de l’Accord du 27 décembre 196828 afin d’obtenir un titre de séjour.

S’il était décidé de réserver le bénéfice de la libre-circulation aux seuls ressortissants européens et de mettre fin aux visas Schengen de court-séjour : le même Algérien qui, par hypothèse, se verrait refuser la délivrance d’un visa par l’un des consulats français en Algérie, pourrait continuer à demander un visa aux consulats espagnols ou italiens (généralement plus souples) mais n’obtiendrait de l’un ou l’autre de ces consulats qu’un visa limité à l’Espagne ou à l’Italie.

Ledit ressortissant algérien, s’il venait en France, se trouverait alors mécaniquement et juridiquement en situation irrégulière. Il ne pourrait donc pas rester sur le territoire français et – surtout – ne pourrait faire jouer en sa faveur les dispositions favorables de l’Accord franco-algérien de 1968 en vue d’une installation sur le territoire français.

Réserver la libre circulation aux citoyens des États membres de l’espace Schengen soulève la question des contrôles aux frontières et de leurs modalités, à la fois aux frontières terrestres et dans les gares, ports et aéroports. En effet, dès lors que des ressortissants de pays tiers ne seraient pas autorisés à circuler dans tout l’espace Schengen, il conviendrait de s’assurer qu’ils respectent les limites géographiques de leur autorisation de séjour.

Il importe cependant de souligner que le contrôle de la régularité du séjour ne se limite pas aux vérifications aux frontières, lesquelles ne constituent qu’une des formes possibles de ce contrôle, parallèlement aux vérifications d’identité dans le cadre de contrôles de police ou aux vérifications des déclarations des lieux d’hébergement.

Il n’est donc pas proposé ici d’instaurer des contrôles systématiques aux points de passage frontaliers et d’ériger des clôtures au niveau des frontières intérieures, mais plutôt de réintroduire des contrôles ciblés sur les ressortissants de pays tiers dans les différents points de passage de frontières intérieures (routes, aéroports, gares, ports) limitativement autorisés29. Ces contrôles devraient être adaptés aux enjeux, en fonction des flux légaux et illégaux, et ne seraient donc pas nécessairement permanents. Aux frontières terrestres, il est d’ailleurs préférable qu’ils soient mobiles, un point de contrôle permanent pouvant être contourné. Lorsque c’est possible, les ressortissants des pays tiers pourraient être dirigés vers une file dédiée, comme c’est déjà le cas aux frontières extérieures (« passeports Schengen » et « autres passeports »), sans d’ailleurs s’interdire de contrôler tout cas suspect dans la file « Schengen ».

Ajoutons que les nouvelles technologies fournissent de nouveaux moyens pour organiser ces contrôles de manière efficace, afin d’éviter les désagréments pour les citoyens européens30. Le système de télépéage sur les autoroutes est un bon exemple. Les QR codes utilisés notamment dans les transports pendant la pandémie de Covid-19 en sont un autre. Quant aux portions de frontières se situant entre les points de passage autorisés, elles peuvent faire l’objet d’une surveillance par les moyens techniques modernes évoqués plus hauts (tels les drones), proportionnée aux enjeux : s’il existe aujourd’hui des obstacles juridiques au déploiement de tels moyens en France31, il doit être envisagé de les lever en adaptant la loi et/ou le CFS.

Il est donc possible de réformer Schengen sans revenir au statu quo ante d’avant 1995, époque à laquelle les contrôles aux frontières nationales n’étaient au demeurant déjà plus du tout systématiques. Il s’agit plutôt de construire le Schengen 2.0.

En tant qu’espace sans contrôle aux frontières intérieures, qui n’est en outre pas assorti de frontières extérieures étanches, Schengen amplifie les crises migratoires : les voies légales d’accès à l’Europe sont multipliées puisque chaque État délivre des visas donnant accès à tout l’espace Schengen, les États membres se voient empêchés de contrôler efficacement les flux d’immigrés illégaux circulant de facto librement dans ce même espace, les flux primaires d’immigration génèrent des flux secondaires dont souffre notamment la France.

Ces constats sont assez bien partagés et ont donné lieu à un projet de révision du code frontières Schengen, en voie d’adoption à la date de rédaction de la présente note. Pour autant, force est de constater que cette révision n’apporte au mieux que des solutions partielles aux problèmes identifiés. Ces solutions pourraient être améliorées mais, eu égard à l’ampleur de la menace migratoire, nous pensons qu’il faut changer de philosophie et revenir à l’essence du projet Schengen : un espace de libre circulation au bénéfice des citoyens européens, tandis que les ressortissants des pays tiers doivent quant à eux être soumis à un régime de contrôle de leurs déplacements.

Nous sommes convaincus que c’est en refondant ainsi l’espace Schengen sur des bases saines et réalistes que nous pourrons préserver cette liberté pour les Européens de franchir les frontières intérieures, qui constitue une belle réalisation de la construction européenne – tant que ses avantages l’emportent sur ses inconvénients.

 A minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

  • Soumettre les ressortissants des pays tiers à un système d’enregistrement et de contrôle
  • Renforcer la portée du rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures
  • Suspendre au niveau européen la délivrance des visas Schengen aux ressortissants des pays tiers dont la coopération est insuffisante

De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

  • Revenir au Principe de Schengen en réservant le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens
  • Mettre fin aux visas Schengen de court séjour
  • Mettre en place un système de contrôle des déplacements des ressortissants de pays tiers
  • OID (note), « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures », février 2024

  1. Cf. notamment cet extrait : « ANIMÉS de la volonté de parvenir à la suppression des. contrôles aux frontières communes dans la circulation des ressortissants des États membres des Communautés européennes et d’y faciliter la circulation des marchandises et des services » ↩︎
  2.  « Dès l’entrée en vigueur du présent Accord et jusqu’à la suppression totale de tous les contrôles, les formalités aux frontières communes entre les États de l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française se dérouleront, pour les ressortissants des États membres des Communautés européennes, dans les conditions fixées ci-après. » (souligné par nos soins).
    ↩︎
  3. Initialement le règlement n° 562/2006 du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), remplacé ensuite par le règlement n° 2016/399 du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen). ↩︎
  4. Il en allait précédemment de même du Royaume-Uni, jusqu’à son retrait pur et simple de l’Union, et, pendant un temps, du Danemark.
    ↩︎
  5. Ces deux États ont rejoint l’espace Schengen au 31 mars 2024 mais sans qu’il ne trouve à s’appliquer aux frontières terrestres, ce qui réduit sensiblement la portée de l’absence de contrôles. ↩︎
  6. Consultable ici : https://france-visas.gouv.fr/documents/d/france-visas/carte_schengen ↩︎
  7. Ainsi, dans sa proposition du 14 décembre 202, de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (COM(2021) 891 final), la Commission européenne définit l’espace Schengen comme comprenant « un espace au sein duquel les citoyens de l’Union européenne et les ressortissants de pays tiers qui séjournent légalement sur le territoire, de même que les biens et les services, peuvent circuler sans être soumis à des contrôles aux frontières intérieures » (souligné par nos soins). ↩︎
  8.  Articles L. 621-3 et R. 621-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ↩︎
  9. Conclusions de l’avocat général M. Athanasios Rantos présentées le 30 mars 2023 dans l’affaire C-143/22, Association Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) et autres, point 40. ↩︎
  10. Müller-Graff, P.-Chr., dans Pechstein, M., Nowak, C., Häde, U., (éd.), FrankfurterKommentar zuEUV,GRCundAEUV,BandII, Mohr Siebeck, Tübingen, 2017, article 77 AEUV, point 1. ↩︎
  11. Commission européenne, proposition de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, 14 décembre 2021, COM(2021) 891 final, page 4. ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  13. Sur ce point, cf. notre note « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures » (février 2024), pages 9-11. ↩︎
  14. Assemblée nationale, avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2018 sur la mission immigration, asile et intégration par M. Pierre- Henri Dumont, député, octobre 2017. ↩︎
  15. Dans un récent entretien accordé à l’OID, l’ancien directeur central de la Police aux frontières relevait : « LaFranceestplutôtunpaysderebond,avecuneimmigrationclandestineen provenancemajoritairementdepayseuropéens. » (Entretien avec l’ex-directeur central de la PAF (2017-2022) Fernand Gontier : « Quels contrôles aux frontières ? », mars 2024). ↩︎
  16. Didier LESCHI, Migrations : la France singulière, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2018 (cf. partie III). ↩︎
  17. Le texte tel qu’adopté par le Parlement européen, auquel nous nous référons dans la présente note, est disponible ici : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024- 0323_FR.html
    ↩︎
  18. Le texte ayant fait préalablement l’objet d’un accord interinstitutionnel, son adoption par le Conseil, selon le procédure législative ordinaire (majorité qualifiée), paraît probable. ↩︎
  19. Cf. art. 4 §2 TUE et art. 72 TFUE. ↩︎
  20.  Nouvel article 23 bis « Procédure de transfert des personnes appréhendées dans les zones frontalières intérieures » prévu par le projet de réforme du CFS. ↩︎
  21.  Art. 5, §3, du CFS tel que complété par le projet de réforme ↩︎
  22. CEDH, arrêt du 13 février 2020, N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15 ↩︎
  23. Sur ce point, voir notre note déjà citée sur le refoulement. ↩︎
  24. Art. 5, §4. ↩︎
  25. Une soixantaine de pays tiers sont dispensés de visas (essentiellement les pays développés et la plupart des pays d’Amérique latine). Quelques pays bénéficient de procédures de visa simplifiées (notamment la Russie et la Biélorussie jusqu’à ce que les accords soient suspendus en 2022).
    ↩︎
  26. A notre connaissance, le futur système EES (Entry Exit System) qui doit voir le jour début
    2025 au plus tard ne portera que sur les entrées et sorties de l’espace Schengen, et non sur les franchissements de frontières intérieures. Il serait opportun d’étendre ce système en ce sens. ↩︎
  27. Ou, ce qui revient au même, la délivrance de visas nationaux, valables uniquement à l’échelle nationale, tels que ceux émis par les États européens non membres de l’espace Schengen.
    ↩︎
  28. Voir notre note détaillée à ce sujet : « L’immigration des Algériens », mise à jour du 6 mars
    2023  :  https://observatoire-immigration.fr/limmigration-des-algeriens/ ↩︎
  29. Aux frontières intérieures, on parle de « points de passage autorisés » (PPA).
    ↩︎
  30. Le projet de l’Union européenne est d’ailleurs de développer des « frontières intelligentes » aux frontières extérieures. Il sera possible de décliner ces techniques aux frontières intérieures.
    ↩︎
  31. 31 Le juge administratif a jugé que le déploiement de drones à la frontalière franco- espagnole portait au cas particulier une atteinte disproportionnée à la vie privée (cf. Juge des
    référés du Conseil d’État, 25 juillet 2023, Association Avocats pour la défenses des étrangers, n° 476151). ↩︎

André-Victor Robert | L’immigration comme remède potentiel à nos difficultés démographiques et économiques ?

La possibilité de réguler ou de redresser la structure par âge d’une population a été étudiée en détail par Blanchet (1988). Dès l’introduction à son article, l’auteur indique que les effets attendus seront au mieux du second ordre : « Un afflux de migrants dans les tranches d’âges actives à un instant donné peut certes résoudre temporairement un problème de déséquilibre entre population active et retraitée, mais lorsque ces migrants arrivent à l’âge de la retraite, le problème se pose à nouveau et risque de se reposer de façon aggravée. Le but de cet article est de montrer qu’il en est effectivement ainsi, que ce type de politique conduit en effet, de façon générale, à des cycles de flux migratoires de forte amplitude (…). Qui plus est, on peut montrer que pour des valeurs tout à fait plausibles des paramètres en jeu (répartition par âge des migrants), ces cycles seront explosifs, et que les résultats courants de convergence vers un état stable ne s’appliqueront plus. »

Dans une veine analogue, les Nations Unies, dans leur exercice mené en 2000 de projection de la population mondiale, se sont attachées à chiffrer les flux migratoires qui seraient nécessaires pour stabiliser le rapport entre la population d’âge actif et la population de plus de 65 ans dans les principaux développés. Pour la France, le flux migratoire annuel nécessaire pour stabiliser ce ratio serait de 1,3 million de personnes de 2010 à 2025 puis 2,4 millions de 2025 à 2050, ce qui est évidemment totalement irréaliste (Tribalat, 2010). Accessoirement, ce scénario conduirait à un triplement de la population d’ici 2050 ! Des flux migratoires encore plus importants seraient nécessaires dans les pays à fécondité faible comme l’Italie ou l’Allemagne.

Les projections des Nations Unies constituent ainsi une « preuve par l’absurde » de l’intuition exposée et développée par Blanchet (1988). Que certains responsables politiques aient retenu une lecture au premier degré des projections de l’ONU et n’en aient pas discerné l’aspect absurde, qu’ils s’appuient sur ces projections pour prôner un accroissement du flux d’immigration, est évidemment problématique. Ajoutons qu’il ne suffit pas de maintenir constant le rapport entre la population des 15-64 ans et celle des plus de 65 ans pour assurer l’équilibre des régimes de retraite : le taux d’emploi au sein des 15-64 ans est tout aussi important. Or au sein de la population immigrée d’âge actif (Robert, 2024), le taux d’emploi des femmes est très faible, et le taux d’emploi des hommes est significativement en deçà du taux d’emploi des hommes autochtones.

Chojnicki et Ragot (2012) ont simulé – à partir d’un modèle d’équilibre général calculable – l’impact sur le déficit des retraites de volumes d’immigration plus raisonnables. L’impact en est évidemment modeste, légèrement positif en l’occurrence, mais de manière transitoire, et instable à long terme, à l’horizon du départ en retraite des immigrés (ce qui est cohérent avec Blanchet, cf. supra).

D’autres travaux cherchent, en ayant recours à une approche comptable, à mesurer plus largement ce que les migrants coûtent ou rapportent chaque année aux finances publiques et aux comptes sociaux. L’exercice repose sur un nombre élevé d’hypothèses, et certaines d’entre elles influent de manière très sensible sur les résultats, de sorte que l’on peut arriver à peu près à n’importe quel résultat, fortement positif ou fortement négatif (entre -100 et +100 Md€ par an pour la France), en sélectionnant ses hypothèses de manière astucieuse :

  • Il faut tout d’abord décider si l’on mène le calcul pour une année donnée ou sur une période de temps plus longue, pouvant correspondre à la durée de la présence des immigrés. Si l’on raisonne à un instant donné, et si l’on se place à un moment où le nombre d’immigrés est en croissance et où les migrants sont majoritairement d’âge actif, on néglige dans les calculs le fait qu’il faudra plus tard leur payer des retraites. Si l’on raisonne sur une période de long terme, il faut déterminer un taux d’actualisation (taux d’intérêt auquel l’argent pourrait être placé) pour comparer les flux de recettes et de dépenses aujourd’hui et ceux à une date future, or le choix du taux d’actualisation a un impact considérable sur les résultats ;
  • Il convient ensuite de décider des types de recettes et dépenses que l’on prend en compte. L’impôt sur le revenu, les prestations sociales, les retraites et les dépenses d’éducation ne souffrent guère de discussions et sont en général prises en compte, mais on peut considérer qu’il faudrait aller au-delà de ce périmètre restreint de recettes et dépenses et prendre en compte des dépenses telles que les effectifs de police et de justice nécessaires pour juguler le surcroît de criminalité occasionné par la présence des immigrés, ou encore les subventions au logement social versées aux immigrés sous la forme de loyers inférieurs à ceux du marché privé. Certaines dépenses publiques telles que la défense nationale posent des difficultés supplémentaires, car elles ont le caractère d’un « bien public pur » au sens où leur volume dépend relativement peu du niveau de la population. Considère-t-on qu’elles ont vocation à être financées par les seuls autochtones (c’est le choix qui est retenu dans certaines études), ou bien affecte-t-on la même quote-part de ces dépenses à tout individu, qu’il soit autochtone ou immigré ?
  • Calculer les recettes et dépenses générées par l’immigration nécessite aussi de tenir compte du niveau de qualification de la main d’œuvre immigrée, niveau qui n’est pas facile à appréhender compte tenu de l’hétérogénéité et de l’inégale qualité des systèmes éducatifs de par le monde. Les immigrés qualifiés reçoivent des salaires plus élevés que les immigrés non-qualifiés et sont moins exposés au risque de chômage que ces derniers. Les immigrés qualifiés contribuent donc plus fortement aux recettes fiscales que les immigrés non qualifiés et sont moins dépendants des aides sociales que ces derniers. Mais comment comparer – par exemple – le niveau de qualification effectif d’un diplômé de fin d’études secondaires obtenu à Bamako en 2020 et un baccalauréat français obtenu à Colmar ou à Nantes en 1970 ou 1980 ?

Il est donc très simple de faire apparaître un bénéfice comptable de l’immigration : il suffit pour cela de raisonner à un instant donné plutôt que sur longue période (la majeure partie des immigrés d’aujourd’hui sont d’âge actif, et donc on a encore relativement peu de retraites à payer), de limiter le champ de l’investigation à l’impôt et aux prestations sociales, en ne pas tenir compte du fait que les niveaux de qualification affichés par les immigrés – sur la base de diplômes obtenus dans leur pays d’origine dans la majorité des cas – donnent une image faussée de leur employabilité.

Les chiffrages des effets budgétaires de l’immigration sont parfois accompagnés d’études de sensibilité des résultats aux valeurs des paramètres. Ces études de sensibilité présentent l’intérêt de montrer que :

  • Le solde recettes / dépenses pour la collectivité induit par la présence des immigrés dépend très fortement (en instantané mais aussi à long terme) de leur niveau de qualification,
  • L’immigration de main d’œuvre est a priori plus bénéfique du point de vue des finances publiques que l’immigration de regroupement familial, car dans le second cas la France doit supporter les dépenses d’éducation des enfants du foyer. En outre, si le conjoint est inactif, le famille est davantage exposée au risque de dépendre des aides sociales (versées sous conditions de ressources).

Or depuis cinquante ans l’immigration en France est bien davantage une immigration de regroupement familial qu’une immigration de main d’œuvre, et la France n’est pas très regardante sur le niveau de qualification de ses immigrés. Ce faisant, notre pays n’a à l’évidence pas retenu les options migratoires les plus à même de contribuer positivement au solde des finances publiques. En outre, comme le système de protection sociale français est relativement généreux en comparaison de celui d’autres pays européens, le risque existe que les migrants peu employables et / ou peu désireux de contribuer à l’effort productif se dirigent préférentiellement vers la France plutôt que vers d’autres pays moins généreux. L’existence d’un tel phénomène d’« anti-sélection » en matière migratoire est attestée par les travaux de Borjas (1999b) dans le cas des états-Unis.

Michèle Tribalat (2010) a établi un bilan détaillé des recherches économétriques en la matière, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’économiste américain George Borjas (1999, 2003). On peut résumer ces travaux de la manière suivante : il est à peu près acquis que l’immigration a un effet négligeable sur le niveau de richesse et son taux de croissance, aussi bien à court et moyen terme qu’à long terme. En revanche, l’immigration semble avoir pour effet à court terme de déprimer les salaires des travailleurs non qualifiés (ou d’accroître leur taux de chômage dans les pays comme la France où les salaires sont davantage rigides qu’aux états-Unis) – l’existence de cet effet négatif et son ampleur sont toutefois débattues, peut-être parce que les données disponibles ne sont pas toujours suffisamment riches et ne permettent pas toujours de trancher clairement entre l’absence d’effet et l’existence d’un effet négatif.

Si l’immigration a bien pour effet de déprimer les salaires des travailleurs non qualifiés et donc d’accroître la dispersion des revenus du travail, l’immigration est alors porteuse d’un conflit de répartition ainsi que le résume Borjas (1999a) : « Il est plus pertinent de présenter le débat sur l’immigration comme une lutte entre les perdants et les gagnants. Autrement dit, l’immigration modifie la répartition du gâteau économique, et cet indéniable constat a beaucoup à voir avec le fait que certains sont favorables à une forte immigration quand d’autres cherchent à la réduire ou à l’arrêter. »

Les mécanismes économiques par le biais desquels l’immigration pourrait agir sur les salaires des autochtones ainsi que les études économétriques réalisées à ce sujet font l’objet d’une récente revue de la littérature publiée par le CEPII (Edo et alii, 2018). D’un point de vue empirique, les auteurs de cette revue de la littérature identifient en gros trois manières d’appréhender l’impact de l’immigration sur les salaires des autochtones non qualifiés :

  • Un premier ensemble d’études vise à tirer parti de l’inégale répartition des immigrés entre villes, régions ou états. Ces études, en règle générale, échouent à mettre en évidence un effet significatif de l’immigration. Il y a à cela deux raisons, qui ont été bien analysées et mises en évidence par Borjas : d’une part, les immigrants (en provenance de l’étranger) tendent à s’installer de préférence dans les régions offrant les meilleures perspectives d’emploi et de salaires, de sorte que l’effet dépressif potentiel sur les salaires de l’arrivée d’immigrants dans ces régions risque d’être masqué ou gommé par le fait que ces régions présentent de toutes façons un dynamisme économique supérieur à la moyenne ; d’autre part, l’arrivée en masse d’immigrants d’origine étrangère dans une région peut avoir pour effet d’inciter des autochtones à en partir ou à ne pas s’y installer1, et le départ des autochtones (ou leur non-arrivée) a alors pour effet de pousser les salaires à la hausse, ce qui là aussi pourra masquer l’effet dépressif sur les salaires de l’arrivée des immigrés. Il est donc assez largement admis que si ce type d’étude ne met pas en évidence d’effet significatif de l’immigration sur les salaires, ce n’est pas forcément parce qu’un tel effet n’existe pas : c’est peut-être tout bêtement parce que cet effet est masqué par des effets concomitants en sens contraire (dynamisme plus important des régions d’arrivée, départ ou non-arrivée d’autochtones dans les régions à forte immigration étrangère). Au total, les études sur des données relatives à des régions sont en fin de compte d’une utilité plus que limitée pour mesurer les effets de l’immigration, on ne peut pas en tirer grand-chose ;
  • Un 2e ensemble d’études vise à tirer parti de l’« expérience naturelle » que peuvent constituer des arrivées massives d’immigrants induites par des évènements politiques sans lien avec les conditions de vie et perspectives d’emploi et de salaires dans le pays d’accueil, tels que l’arrivée en masse de cubains en Floride en 1980 lorsque Fidel Castro a ouvert les vannes de l’émigration, ou encore par exemple l’arrivée en France métropolitaine en 1962 des rapatriés d’Algérie. Borjas (2017) estime ainsi, sur la base des données disponibles autour de cet évènement, que l’arrivée des cubains en Floride en 1980 a déprimé les salaires des sans-diplômes de 10 à 30 %, un résultat cohérent avec le fait que les immigrés cubains arrivés à cette occasion étaient dans l’ensemble très peu qualifiés. Concernant les rapatriés d’Algérie, Jennifer Hunt (1992) chiffre à +0,3 point l’accroissement du taux de chômage des autochtones et à -1,3 % l’effet sur leurs salaires, dans les régions du sud de la France où les rapatriés se sont installés de manière préférentielle. L’effet dépressif sur le salaire moyen aurait mis quinze ans à se résorber. Il n’est pas certain toutefois que les résultats de ces « expériences naturelles », où un flux migratoire important a été initié par un évènement politique, soient extrapolables à des flux migratoires moins soudains et plus continus motivés par des considérations économiques ;
  • Le 3e groupe d’études est composé d’études dites « structurelles », qui consistent à estimer une fonction de production (i.e. la relation entre d’un côté le volume de capital et le volume de main d’œuvre – éclaté entre divers niveaux de qualification – et de l’autre, le niveau de production qui en résulte), de façon à pouvoir ensuite déduire l’impact sur les salaires et l’emploi des autochtones non qualifiés d’un afflux de main d’œuvre immigrée non qualifiée. Cette approche est en principe la plus rigoureuse, le papier de Borjas (2003) a contribué de manière déterminante à accréditer la démarche. Mais, ainsi que l’écrit Michèle Tribalat sur son site Internet2: « si George J. Borjas a lui-même introduit ce type de simulation, il déclare ne pas en être un grand fan. Ces modélisations nécessitent de nombreuses hypothèses qui ouvrent la porte aux manipulations. Deux hypothèses ont conduit à affirmer que l’immigration avait un effet négligeable sur les salaires des natifs peu qualifiés : 1)  les immigrants peu qualifiés ne sont pas substituables aux natifs peu qualifiés, mais complémentaires, leur entrée pouvant en fait rendre ces derniers plus productifs. Cette complémentarité est au mieux très faible ; 2) mais, surtout, ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires seraient substituables aux diplômés du secondaire. Dans ces études structurelles, l’effet de l’immigration est censé disparaître à long terme (souvent dix ans). Il en est ainsi, non parce que ces études le constatent mais parce que c’est une hypothèse mathématique utilisée pour construire le modèle censé simuler le fonctionnement du marché du travail. » Sous réserve d’intégrer cette mise en garde, qui conduit à écarter les évaluations des effets de long terme issus de ces études, celles-ci tendent plutôt à conclure que l’immigration induit une baisse des salaires des autochtones dont le niveau de qualification est proche de celui des immigrants et une hausse des salaires des autochtones qui sont moins concurrencés par les immigrants..

L’immigration aurait donc bien pour effet semble-t-il de faire baisser les salaires – et / ou d’accroître le taux de chômage – des autochtones les plus directement en concurrence avec les nouveaux immigrés sur le marché du travail, à savoir les non qualifiés dans le cas d’une immigration assez largement non qualifiée comme c’est le cas pour la France3. L‘effet, dont l’ampleur est débattue, est en principe maximal à « court terme », i.e. pendant le temps nécessaire pour que le stock de capital s’ajuste. Il pourrait persister à moyen et long terme, pour autant que l’offre de travail qualifié soit « inélastique », c’est-à-dire peu sensible au niveau de rémunération : car dans ce cas si la rentabilité du capital accrue par l’afflux de main d’œuvre immigrée non qualifiée entraîne une accumulation du capital qui tend à ramener le salaire moyen vers son niveau d’équilibre, la main d’œuvre qualifiée reste – du fait de l’offre inélastique – relativement rare – donc chère – faute de pouvoir s’ajuster rapidement aux nouvelles conditions économiques.

Au total, les conditions d’existence des non qualifiés autochtones sont affectées de deux manières par l’immigration de main d’œuvre non qualifiée : celle-ci tendrait à déprimer leurs salaires et à accroître leur chômage. A contrario, les classes supérieures bénéficient d’un abondant réservoir potentiel de main d’œuvre domestique faiblement payée. On comprend aisément, dans ces conditions, que l’immigration se heurte à une hostilité bien plus marquée au sein des classes populaires qu’au sein des classes moyennes ou supérieures, ces dernières disposant en outre de moyens financiers bien supérieurs à ceux des autochtones modestes qui leur permettent d’échapper au voisinage des populations immigrées.

On nous objectera que des immigrés non qualifiés viendraient occuper des emplois jugés « peu gratifiants » dont les autochtones ne voudraient pas ou plus, aux niveaux de salaires qui prévalent dans ces activités. Notons d’abord à cet égard que les immigrés ne se précipitent pas tous en masse pour occuper de tels emplois, puisque le taux d’emploi des immigrés de 15 à 64 ans (hommes comme femmes) est très sensiblement inférieur à celui des natifs (cf. Robert, 2024). D’autre part, il convient de s’interroger sur l’intérêt financier que peut présenter pour la collectivité nationale le fait de faire venir des immigrés pour occuper ces emplois à la place de natifs à qui il faut en contrepartie verser des aides sociales : ne vaudrait-il pas mieux inciter les natifs à occuper ces emplois (ce qui nécessite sans doute d’en revaloriser les salaires) ? Il est probable que la communauté nationale considérée dans son ensemble y gagnerait.

Il y a bien eu sous Nicolas Sarkozy une volonté de favoriser plutôt l’immigration qualifiée, plus particulièrement pour certaines professions identifiées comme étant « en tension » (Stefanini, 2020 aborde le dispositif en détail). Cette inflexion était de nature à combler des besoins très particuliers, pour lesquels l’offre de formations en France a peiné à répondre avec diligence (médecins du fait du numerus clausus, métiers informatiques…). Toute politique qui s’efforce de faciliter l’immigration de main d’œuvre dans les professions « en tension » présente toutefois une limite et un gros inconvénient :

  • La limite tout d’abord : en règle générale, en pratique, le lien entre la formation dont on a bénéficié et les métiers qu’on peut ensuite exercer est assez lâche : une formation donne souvent accès à plusieurs métiers, et un même métier peut souvent être exercé après avoir suivi diverses formations. Il y a bien sûr des exceptions, comme les médecins ou les avocats, mais dans l’ensemble l’absence de relation strictement binaire entre formation et métier complique la gestion d’un dispositif de canalisation de l’immigration vers les métiers en tension. Au surplus, il n’est pas sûr que les formations médicales suivies dans d’autres pays comme la Roumanie et la Syrie soient d’un niveau comparable à celles suivies en France ;
  • L’inconvénient : c’est une solution de facilité, mobilisable dans l’urgence, qui a pour effet de rendre moins impérieuses (et donc de freiner) les adaptations du système éducatif nécessaires pour répondre aux besoins de main d’œuvre des entreprises.

Blanchet Didier (1988) : « Immigration et régulation de la structure par âge d’une population », Population, n°2, pp. 293-309 ;

Borjas George J. (1999a) : « Heaven’s Door », Princeton University Press ;

Borjas George J. (1999b) : « Immigration and Welfare Magnet », Journal of Labor Economics, Vol. 17, n°4 ;

Borjas George J. (2003) : « The Labor Demand Curve is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market », Quarterly Journal of Economics, Vol. 118, pp. 1135-1374 ;

Borjas George J. (2017) : « The Wage Impact of the Marielitos: A Reappraisal », ILR Review, Vol. 70, n°5, pp. 1077-1110 ;

Chojnicki Xavier et Lionel Ragot (2012) : « Immigration, vieillissement démographique et financement de la protection sociale », Revue économique, Vol. 63, n°3, pp. 501-512 ;

Edo Anthony, Lionel Ragot, Hillel Rapoport, Sulin Sardoschau et Andreas Steinmayr (2018) : « The Effects of Immigration in Developed Countries: Insights from Recent Economic Research », CEPII – Policy Brief n° 22 ;

Hunt Jennifer (1992) : « The Impact of the 1962 Repatriates from Algeria on the French Labor Market », Industrial and Labor Relations Review, Vol. 45, N°3, pp. 556-572 ;

Robert André-Victor (2024) : « La France au bord de l’abîme – Les chiffres officiels et les comparaisons internationales », éd. L’Artilleur, 480 pages ;

Stefanini Patrick (2020) : « Immigration – Ces réalités qu’on nous cache », Robert Laffont ;

Tribalat Michèle (2010) : « Les yeux grand fermés», Denoël.

  1. Borjas (2004) indique que pour dix immigrants (étrangers) qui s’installent dans une métropole américaine, trois à six natifs choisissent de ne pas s’y installer. ↩︎
  2. https://micheletribalat.fr/435379014/452998069 ↩︎
  3. Notons que le survey de Edo et alii (2018), qui reconnaît 1- le peu d’intérêt des études sur les régions et des études en expérience naturelle, et 2- reconnaît que les études structurelles concluent que l’immigration non qualifiée modifie durablement la structure des salaires au détriment des non-qualifiés autochtones, conclut de manière un peu surprenante que les effets d’ensemble de l’immigration sur le marché du travail sont limités, ce qui semble en contradiction avec 1- et 2-. De sorte que le lecteur pressé qui s’en tiendrait à l’introduction et à la conclusion de ce survey (ce qui peut être le cas de l’homme politique qui ne dispose ni du temps ni de la compétence pour procéder à une lecture fouillée de ce papier) pourrait en retirer l’impression – erronée – que les migrations ont un effet négligeable en termes de fonctionnement du marché du travail pour les autochtones. ↩︎