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Auteur/autrice : mccalf

L’immigration dans les territoires : quinze ans de bouleversements (2006 – 2021)

L’analyse conduite ici porte sur l’évolution de la part des immigrés dans la population générale des communes en France. Afin d’assurer sa précision et d’écarter les lectures erronées qui pourraient en être faites, il convient de rappeler la définition formelle de cette notion afin de mieux la distinguer d’autres termes apparemment proches – en particulier celui d’étranger.

Immigré Un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Les personnes nées Françaises à l’étranger et vivant en France ne sont donc pas comptabilisées. Certains immigrés ont pu devenir Français, les autres restant étrangers. Les populations étrangère et immigrée ne se recoupent que partiellement : un immigré n’est pas nécessairement étranger et réciproquement, certains étrangers sont nés en France (essentiellement des mineurs). Les enfants d’immigrés, s’ils sont nés en France, ne sont pas comptabilisés comme immigrés, mais comme « descendants d’immigrés ». La qualité d’immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient Français par acquisition. C’est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l’origine géographique d’un immigré.
Étranger Un étranger est une personne qui réside en France et ne possède pas la nationalité française, soit qu’elle possède une autre nationalité (à titre exclusif), soit qu’elle n’en ait aucune (c’est le cas des personnes apatrides).  Les personnes de nationalité française possédant une autre nationalité (ou plusieurs) sont considérées en France comme françaises. Un étranger n’est pas forcément immigré, il peut être né en France (les mineurs notamment). À la différence de celle d’immigré, la qualité d’étranger ne perdure pas toujours tout au long de la vie : on peut, sous réserve que la législation en vigueur le permette, devenir français par acquisition.
Source des définitions : INSEE

L’objectif de cette note étant d’appréhender les effet des flux migratoires, entendus comme « le nombre de migrants internationaux arrivant dans un pays (immigrants), ou nombre de migrants internationaux quittant un pays (émigrants) pendant une période déterminée » – pour reprendre les termes employés par les Nations Unies, le choix a été fait de retenir le critère du statut migratoire (immigré vs non-immigré) plutôt que celui de la nationalité (étranger vs Français).

Sur l’intervalle des quinze années concernées par notre étude – cf infra pour explications méthodologiques –, la population immigrée en France a augmenté de 1,8 million de personnes : elle est passée de 5,136 millions en 2006 à 6,932 millions en 2021 – pour atteindre finalement 7,282 millions en 2023. Le nombre d’immigrés résidant en France a donc augmenté de 35% sur notre période d’étude.1

La part des immigrés dans la population générale est ainsi passée de 8,1% en 2006 à 10,2% en 2021 (atteignant 10,7% en 2023) – soit une hausse de 2,1 points et une multiplication par 1,26.2

Un constat clair peut être établi au regard des données historiques de l’INSEE, qui remontent jusqu’au début du XXème siècle et commencent au premier « décollage migratoire » de l’entre-deux-guerres : il n’y a jamais eu autant d’immigrés en France qu’aujourd’hui, que ce soit en valeur absolue ou en part relative, avec une croissance spectaculaire pouvant être observée depuis la fin des années 1990.

Source du graphique : INSEE.3

L’Afrique est le premier continent d’origine des immigrés en France, puisque 48% des immigrés en étaient issus en 2023. Dans le détail, selon l’INSEE : « six immigrés nés en Afrique sur dix sont originaires du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie), contre neuf sur dix en 1968. Le nombre d’immigrés originaires d’Afrique sahélienne, guinéenne ou centrale a doublé depuis 2006 ».4 Ces dynamiques par origine sont vouées à se retrouver dans les communes qui ont connu la plus forte hausse de leur part de population immigrée depuis lors.

La France accueille l’immigration la plus africaine d’Europe. Selon les données disponibles de l’OCDE, 61% des immigrés de 15 à 64 ans vivant en France étaient originaires du continent africain (Maghreb et hors-Maghreb) en 2020, soit une part trois fois supérieure à la moyenne de l’UE. Au Portugal, qui compte la deuxième plus forte proportion d’immigrés africains après la nôtre, cette part n’était que de 35% – soit 26 points de moins qu’en France.5

De même, 45% des immigrés arrivés en France après l’âge de 15 ans déclaraient en 2023 être venus pour accompagner ou rejoindre un membre de leur famille, selon l’INSEE.6 De son côté, l’OCDE évaluait à 41,6% la part des entrées d’immigrés permanents effectuées au titre du motif « Famille » sur le total des entrées entre 2005 et 2020, soit un taux trois fois supérieur à celui constaté en Allemagne sur la même période.7

La hausse rapide et forte de la population immigrée en France a été portée par une croissance conjointe des diverses catégories de flux migratoires reçus dans notre pays, qui peut être attestée par l’ensemble des indicateurs disponibles.

  • Titres de séjour : le nombre annuel de primo-titres de séjour accordés à des ressortissants de « pays tiers » (hors UE, Suisse et Royaume-Uni) a augmenté de moitié entre 2006 et 2021 (+41%), passant de 183 261 à 273 360. Il a quasiment triplé entre 1997 et 2023 (+175%), pour atteindre 326 954 primo-titres l’an dernier.8
  • Asile : le nombre annuel de primo-demandes d’asile reçues en France a été multiplié par 3 entre 2009 et 2019, passant de 42 000 à 138 000 demandes. Ayant connu une baisse conjoncturelle liée au Covid en 2020-2021, il a ensuite repris sa dynamique haussière pour atteindre 145 000 personnes en 2023.
  • Immigration clandestine : le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’Etat – réservée aux étrangers en situation irrégulière – a doublé entre le 1er janvier 2006 et le 1er janvier 2021 (passant de 189 284 à 382 899 usagers), attestant de la dynamique plus globale de l’immigration illégale. Ce nombre a même triplé en moins de vingt ans (2004-2023), pour atteindre 466 000 personnes en fin d’année dernière.9

Pour procéder à l’étude comparée des évolutions de la population immigrée dans les communes de France, notre analyse s’est fondée sur les données les plus précises parmi celles rendues disponibles publiquement. Elles se trouvent dans les bases du recensement par commune rendues publiques par l’INSEE :

  • Fichier IMG1A pour 2021 – « Population par sexe, âge, et situation quant à l’immigration ».10
  • Fichier IMG1 pour 2006 : « Population par sexe, âge, et situation quant à l’immigration ».11

Le choix de l’année 2021 tient au fait qu’il s’agit de la plus récente année pour laquelle ces données sont disponibles au niveau communal, ayant été mises en ligne le 27 juin 2024.

L’arbitrage en faveur de l’année 2006 répond à la nécessité de couvrir une période de temps suffisamment ample – quinze années – afin de retracer des évolutions structurelles qui ne peuvent s’appréhender que de cette façon, tout en tenant compte de la disponibilité ou de l’absence des fichiers les plus anciens sur le site de l’INSEE.

Pour l’ensemble des 35 000 communes recensées en France métropolitaine (36 500 en 2006), nous avons additionné les segments de population remplissant la variable statistique IMMI1 – correspondant à la définition statistique des immigrés telle que décrite à la plage précédente. Nous avons ensuite rapporté cette somme à l’ensemble de la population de la commune pour obtenir la part des immigrés dans celle-ci, exprimée en pourcentage.

Ayant effectué ce travail sur les données des années 2006 et 2021, nous avons ensuite calculé l’évolution de la part des immigrés dans chaque commune entre ces deux dates, suivant deux modalités d’approche méthodologique :

  1. Variation « relative » de la part des immigrés : la différence est approchée par un coefficient multiplicateur.

Exemple : la part des immigrés dans la population de Brest a été multipliée par 2 entre 2006 et 2021.

  1. Variation « absolue » de la part des immigrés : la différence est approchée en points de pourcentage.

Exemple : la part des immigrés dans la population de Metz a augmenté de 6,3 points entre 2006 et 2021.

Les données mises en ligne par l’INSEE au niveau communal se limitent à recenser deux statuts migratoires généraux : « immigré » ou « non-immigré. Plusieurs niveaux d’information ne sont donc pas accessibles par ce biais :

  • Pays de naissance des immigrés : ceux-ci sont décomptés ici dans leur ensemble pour chaque commune, sans distinction selon leur origine géographique. Les données disponibles au niveau national permettent cependant d’y voir clair sur les principales origines migratoires concernées – cf supra.
  • Statut régulier ou non : parmi les immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française, le recensement de l’INSEE ne distingue pas entre ceux qui résident légalement sur le territoire national (qu’ils disposent d’un titre de séjour valide ou en soient dispensés – comme les citoyens européens) et ceux qui y sont présents de façon irrégulière.
  • Durée de présence sur le territoire national : il n’est pas possible de quantifier, dans chaque commune, les immigrés arrivés en France durant notre période de référence (2006-2021) et ceux qui s’étaient déjà installés dans le pays antérieurement.

Il ressort de cette analyse deux principaux constats :

  1. Une augmentation rapide de la part des immigrés dans des territoires parmi les moins concernés par l’immigration jusqu’alors, avec un basculement notable dans les régions du Grand Ouest (Bretagne, Pays de la Loire, Normandie…) ;
  2. Une consolidation de la surreprésentation des immigrés dans des régions concernées largement et de plus longue date, notamment en Ile-de-France (avec une diffusion des réalités migratoires aux lisières de la région), mais aussi en PACA et dans le Grand Est.

Lecture : la part des immigrés dans la population du Mans a été multipliée par 2,03 entre 2006 et 2021 – elle a donc doublé en quinze ans.

Lecture : la part des immigrés dans la population d’Argenteuil a augmenté de 6,4 points entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de La Chapelle-sur-Erdre a été multipliée par 2,97 entre 2006 et 2021 – elle a donc quasiment triplé en quinze ans.

Lecture : la part des immigrés dans la population de Villeneuve-Saint-Georges a augmenté de 14,1 points entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de La Guerche-de-Bretagne a été multipliée par 8,25 entre 2006 et 2021.

Lecture : la part des immigrés dans la population de Villerupt a augmenté de 20,2 points entre 2006 et 2021.

NB : pour cette catégorie, un fort phénomène de « villes frontalières » est à prendre en compte – en particulier pour les communes des régions Grand Est et Auvergne-Rhône-Alpes.

Un certain nombre des villes identifiées dans les classements établis ci-dessus (en particulier dans le segment des communes comptant entre 3 000 et 20 000 habitants) ont accueilli sur leur territoire un ou plusieurs dispositifs d’hébergement mis en œuvre dans le cadre du dispositif national d’accueil des personnes demandant l’asile et des réfugiés (DNA). Ce schéma directeur comptait environ 120 000 places (119 725) à la fin de l’année 2023 – auxquelles s’ajoutaient 13 817 places pour les bénéficiaires de la protection temporaire (BPT) d’Ukraine.12

Parmi ces 120 000 places, l’on comptait notamment 50 000 places autorisées de centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et 64 000 autres places d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA). Comme le résume la Cimade : « le parc d’hébergement est principalement situé en Ile- de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Grand Est qui sont les trois principales régions métropolitaines qui enregistrent le plus grand nombre de demandes. Cependant, ce sont les régions Pays de la Loire, Bretagne, Nouvelle Aquitaine et Occitanie qui ont connu le plus grand nombre de créations, ces dix dernières années. »13

En effet, la présence notable de plusieurs communes bretonnes et ligériennes est à remarquer dans cette étude. Il en va ainsi de La Guerche-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), en tête du classement national d’augmentation relative pour les communes de 3 000 à 20 000 habitants : la part des immigrés dans la population totale de cette commune de 4 400 habitants a été multipliée par huit en quinze ans.  Sa trajectoire migratoire peut être appréhendée par l’analyse des articles du Journal de Vitré, l’hebdomadaire local. En octobre 2015, dans le cadre de la politique d’évacuation et de désengorgement de la « jungle de Calais », les autorités y ont ouvert un Centre d’accueil et d’orientation (CAO) – ayant fermé ses portes en juin 2017.14 Puis, dès novembre 2017, un CADA y a été inauguré. En février 2019, la presse locale y mentionnait l’existence de « deux pôles d’accueil » : un CADA et une résidence louée sur place par la ville de Rennes, du fait de la saturation de ses propres capacités.15 Le même genre de trajectoire associée à des centres et places d’orientation ou d’accueil peut être retracé pour de nombreuses communes en tête du classement des petites villes : Loudun (Vienne), Villedieu-les-Poêles (Manche), La Souterraine (Creuse), Varennes-sur-Allier (Allier), Hirson (Aisne)…

Outre le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés, les communes accueillant des foyers de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ont aussi pu voir la composition de leur démographie transformée par la place majeure prise par les mineurs étrangers non-accompagnés dans les hébergements de l’ASE. Le nombre annuel de personnes déclarées MNA sur le territoire français a été multiplié par trois entre 2014 et 2019, pour atteindre un niveau record l’an dernier (19 000 personnes en 2023 contre 5 000 en 2014)16 ; leur prise en charge fait aussi l’objet d’un dispositif de répartition entre les départements, dont les conseils départementaux sont en charge de l’ASE.

Citons enfin la mise en œuvre récente de « sas d’accueil temporaire » dans certaines villes de province, créés en 2023 pour désengorger l’Ile-de-France de personnes en situation irrégulière et de grande précarité – souvent issus des « camps de migrants » dans Paris et ses alentours – et les orienter rapidement vers d’autres dispositifs, relevant du DNA ou du l’hébergement d’urgence généraliste (dont 40 à 60% des places du parc de l’Etat sont aujourd’hui occupées par des étrangers irréguliers, selon les estimations de la Cour des Comptes).17

Tandis que les stratégies nationales de « répartition » de l’immigration peuvent apparaître largement subies par les communes qui en sont l’objet – en particulier les petites villes rurales –, d’autres collectivités ont assumé depuis plusieurs années le choix explicite d’une politique locale « d’ouverture » large en matière migratoire, souvent justifiée par des arguments croisant des considérations d’ordre humanitaire, économique ou plus strictement idéologique.

Il en va ainsi des villes membres d’une structure puissante, quoique peu connue du grand public : l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), fédération de collectivités s’engageant à combattre « toute politique remettant en cause l’accueil inconditionnel » des étrangers sur le sol français – comme le résume sa charte fondatrice.18 Celle-ci synthétise et définit les grands principes des politiques publiques d’immigration mises en œuvre par les élus qui y sont engagés : « Nos territoires peuvent devenir refuges pour tous ceux et toutes celles qui ont besoin d’être mis à l’abri. C’est mettre en œuvre le devoir d’hospitalité en répondant d’abord et avant tout aux urgences, celles liées à l’accès inconditionnel à l’hébergement, à l’alimentation, à l’hygiène, à la santé, à l’éducation et à la culture pour répondre aux besoins vitaux. […] Nous proposons de mettre en œuvre tout dispositif permettant aux personnes, quel que soit leur statut, de vivre dignement dans nos territoires ».

Parmi les métropoles régionales qui en font partie figurent notamment Nantes, Rennes, Tours ou Rouen – présentes dans les classements ci-dessus. Mais l’Anvita intègre aussi des villes moyennes, des départements et des régions comme l’Occitanie et le Centre-Val de Loire. Les territoires concernés se distinguent notamment par la densité du tissu associatif d’accueil et de prise en charge des immigrés, spécialement ceux relevant de l’immigration familiale, de la demande d’asile ou d’une situation irrégulière, dont les actions peuvent bénéficier de subventions et concours publics significatifs. Ces réseaux de prise en charge à la lisière de la délégation de service public, de l’activisme juridique et du militantisme politique sont autant de facteurs d’attractivité pour certains des types d’immigration évoqués.

Notons enfin que, si une ville-métropole peut prendre seule la décision de mettre en œuvre une telle stratégie d’attractivité migratoire, les effets démographiques de ses décisions peuvent se ressentir dans l’ensemble d’un bassin de population. La présence dans cette étude de nombreuses communes d’Ille-et-Vilaine et de Loire-Atlantique autres que Rennes et Nantes peut notamment en témoigner.

Outre les transformations rapides qu’a connu le Grand Ouest, l’analyse présentée ici fait apparaître une consolidation de la surreprésentation de l’immigration en Ile-de-France. Il est notable à ce titre que la commune de plus de 100 000 habitants ayant connu la plus forte augmentation de sa population immigrée en points de pourcentage soit Argenteuil (+ 6,4 points en 15 ans), alors même que sa part de population immigrée était déjà trois fois supérieure à la moyenne nationale en 2006.

Cette surreprésentation persistante en région parisienne n’a cependant pas concerné que la capitale et sa couronne la plus immédiate. On remarque une présence notable de communes situées aux lisières intérieures et extérieures de l’Ile-de-France : dans les espaces périurbains de l’Essonne, en Seine-et-Marne, dans le Loiret ou l’Yonne. Ainsi la part des immigrés dans la population de Nangis (Seine-et-Marne) a-t-elle augmenté de 10,3 points en quinze ans ; de 9,6 points à Joigny (Yonne) ; ou encore de 5,7 points à Orléans (Loiret).

Comme le résume le démographe Gérard-François Dumont, membre du conseil scientifique de l’OID : « L’immigration crée l’immigration. […] À partir du moment où des membres d’une communauté s’installent quelque part, ils jouent le rôle de guichet d’accueil pour d’autres personnes de la même origine ».19 Ce constat est à appréhender à la lumière de la nature spécifique des raisons d’installation des immigrés en France. La part des entrées d’immigrés (toutes origines confondues) effectuées sur le fondement d’un motif « Famille » est la plus élevée dans notre pays parmi toute l’Europe de l’Ouest : elle a représenté 41,2% des entrées d’immigrés permanents sur la période 2005-2020, soit un taux trois fois supérieur à celui constaté en Allemagne (contre 10,5% pour le motif « Travail »).20 Nous sommes là au cœur des phénomènes de flux migratoires par capillarité, propres aux comportements de diaspora.

La diffusion de l’immigration vers les marges du Bassin parisien peut s’expliquer de différentes façons. L’une d’entre elles est à lier avec les programmes de rénovation urbaine mis en œuvre dans certaines communes, comportant de longue date des quartiers relevant de politique de la ville, qui ont généré des phénomènes de déport des populations immigrés vers de nouveaux lieux d’installation, en particulier ceux disposant d’importants parcs de logement sociaux – le cas de Nangis apparaît assez illustratif de ces situations. Plus généralement, il apparaît que la saturation de certaines capacités d’accueil dans le cœur de l’agglomération parisienne a pu générer un déplacement de la demande vers des territoires plus excentrés, restant cependant à la portée des réseaux de diaspora et des services offerts dans la grande métropole parisienne. Cet effet de saturation francilienne a aussi pu jouer un rôle dans l’orientation de l’immigration vers les métropoles de l’Ouest et leurs agglomérations immédiates, dont les capacités d’accueil connaissaient une moindre tension dans les années 2000.

A l’échelle nationale, une étude de l’INSEE21 a publié des statistiques précises sur le taux d’emploi et de chômage des immigrés et des descendants d’immigrés extra-européens, par groupes de pays d’origine ou par pays d’origine. De celles-ci, on dénote non seulement un écart important entre les immigrés et les personnes sans ascendance migratoire – à l’exception des immigrés d’Asie du Sud-est qui enregistrent les meilleurs résultats, mais également une aggravation de ces indicateurs pour la deuxième génération.

  • Ainsi, le taux d’emploi des immigrés âgés de 15 à 64 ans était en moyenne de 62,5% en 2023, contre 59,7% pour la deuxième génération, bien inférieur à celui des personnes sans ascendance migratoire (70,7%). Plus précisément :
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires d’Afrique âgés de 15 à 64 ans était de 59,9% en 2023, contre 50,6 pour la deuxième génération (soit une baisse de près de 10 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires du Maghreb âgés de 15 à 64 ans était de 57,7% en 2023, contre 51,6% pour la deuxième génération (soit une baisse de près de 6 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés turcs âgés de 15 à 64 ans était de 54,3% en 2023, contre 47% pour la deuxième génération (soit moins de la moitié des personnes concernées, et une baisse de plus de 6 points) ;
  • Le taux d’emploi des immigrés originaires d’Asie du Sud-est âgés de 15 à 64 ans était de 75,3% en 2023, contre 69,6% pour la deuxième génération (soit de meilleurs résultats que les Français natifs pour la première génération, et des résultats quasiment identiques pour la deuxième génération).
  • De même, le taux de chômage des immigrés âgés de 15 à 64 ans était en moyenne de 11,2% en 2023, contre 10,2% pour la deuxième génération, soit près du double de celui des personnes sans ascendance migratoire (6,5%). Dans le détail :
  • Le taux de chômage des immigrés originaires d’Afrique âgés de 15 à 64 ans était de 13,6% en 2023, contre 15% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés originaires du Maghreb âgés de 15 à 64 ans était de 14,1% en 2023, contre 14,3% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés turcs âgés de 15 à 64 ans était de 13,7% en 2023, contre 14,9% pour la deuxième génération ;
  • Le taux de chômage des immigrés originaires d’Asie du Sud-est âgés de 15 à 64 ans était de 3,2% en 2023, contre 5,6% pour la deuxième génération (soit de meilleurs résultats que les Français natifs à la fois pour la première génération et la deuxième génération).

Par ailleurs, une approche complémentaire avec des données de l’OCDE22 fondées sur la nationalité – et non plus sur l’origine migratoire – permet d’aboutir à des conclusions similaires et de constater l’ampleur des écarts avec nos partenaires européens en la matière :

  • La part des étrangers extra-européens de 15 ans à 64 ans qui occupaient un emploi en 2020 était seulement de 51,6%, soit un taux inférieur de 14 points à celui des citoyens français, mais aussi de 15 points à celui des étrangers extra-européens au Royaume-Uni, 9 points de moins qu’au Danemark, 6 points de moins qu’en Allemagne.
  • Les « actifs » – ceux qui occupent ou recherchent un emploi – ne comptaient que pour 64% des étrangers extra-européens en âge de travailler en 2021, soit le 3ème taux le plus faible de toute l’UE (« suivi » seulement par la Belgique et les Pays-Bas).
  • Le taux de chômage des étrangers extra-européens de 15 ans à 64 ans était de 19,4% en 2020, contre 8% pour les citoyens français, soit plus du double.

Ces réalités nationales apparaissent vouées à poser des difficultés particulières de politiques publiques dans les territoires où elles se concentrent de la façon la plus aiguë. Il semble donc judicieux de pousser notre analyse au niveau communal dans ce champ particulier.

Pour procéder à l’étude comparée de la part des immigrés chômeurs ou inactifs (hors étudiants et retraités) dans les communes de France, notre analyse s’est fondée sur les données les plus précises parmi celles rendues disponibles publiquement. Elles se trouvent dans les bases du recensement par commune rendues publiques par l’INSEE :

  • Fichier IMG2A pour 2021 – « Population de 15 ans ou plus par sexe, âge, situation quant à l’immigration et type d’activité »23

Le choix de l’année 2021 tient au fait qu’il s’agit de la plus récente année pour laquelle ces données sont disponibles au niveau communal, ayant été mises en ligne au début de l’été 2024 (le 27 juin dernier).

Pour l’ensemble des 35 000 communes recensées en France métropolitaine, nous avons additionné les segments de population remplissant la variable statistique IMMI1 – correspondant à la définition statistique des immigrés telle que décrite en introduction de cette note – au sein de la population générale âgée de 15 ans et plus.

Puis nous avons croisé cette variable avec les types d’activité (TACTR), afin de décompter les immigrés âgés de 15 ans et plus appartenant à l’une de ces catégories :

  • TACTR 12 : Chômeurs
  • TACTR 24 : Femmes ou hommes au foyer
  • TACTR 26 : Autres inactifs (hors élèves, étudiants, retraités ou préretraités)

Sur la base de ce calcul, nous avons pu établir,pour chaque commune, la part des immigrés âgés de 15 ans et plus qui étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités ou préretraités) en 2021.

Un classement de ces résultats a ensuite été établi au niveau national, selon la taille de la population des communes, afin d’identifier les territoires dans lesquels les enjeux liés à la plus faible intégration des immigrés sur le marché du travail se posent de la manière la plus forte.

Lecture : 40,8% des immigrés de plus de 15 ans vivant à Mulhouse étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités et préretraités) en 2021.

Deux constats saillants sont à noter sur le fondement de ce tableau :

  • Une forte prévalence des villes du pourtour méditerranéen en haut de classement, caractérisées par une immigration largement présente et de plus longue date qu’ailleurs : Perpignan, Nîmes, Marseille, Toulon…
  • La présence de nombreuses communes déjà identifiées parmi celles dont la part d’immigrés a le plus augmenté en quinze ans : Le Mans (en tête de l’augmentation relative de la part d’immigrés entre 2006 et 2021 pour cette catégorie de communes) se trouve ici à la 5ème place, suivi plus loin par Amiens, Angers, Caen, Metz ou Brest. L’arrivée d’une immigration nombreuse n’y a donc pas toujours été accompagnée d’une absorption efficace de celle-ci par le marché du travail.

Lecture : 50,7% des immigrés de plus de 15 ans vivant à Calais étaient chômeurs ou inactifs (hors élèves, étudiants, retraités et préretraités) en 2021.

Les communes des Hauts-de-France (Calais, Laon, Denain, Maubeuge, Roubaix, Lens, Liévin…) et du pourtour méditerranéen (5 arrondissements de Marseille, Avignon, Béziers) y sont fortement représentées, avec des parts d’immigrés chômeurs ou inactifs pouvant atteindre la moitié du total des immigrés de 15 ans et plus.

Notons aussi la présence d’isolats dans des territoires frappées par la désindustrialisation : Epinal (Vosges), Forbach (Moselle) ou encore Montbéliard (Doubs).


  1. INSEE, « Population immigrée et étrangère en France », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381757 ↩︎
  2. INSEE, op. cit. ↩︎
  3. INSEE, op. cit. ↩︎
  4. INSEE, « En 2023, 3,5 millions d’immigrés nés en Afrique vivent en France », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8237722 ↩︎
  5. OCDE, « Les indicateurs de l’intégration des immigrés 2023 », parution du 15/06/2023
    https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2023/06/indicators-of-immigrant-integration-2023_70d202c4/d5253a21-fr.pdf ↩︎
  6. INSEE, « Raison principale de migration des immigrés arrivés en France après l’âge de 15 ans par origine géographique », parution du 29 août 2024 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6472909#tableau-figure1 ↩︎
  7. OCDE, op. cit. ↩︎
  8. Données DGEF / ministère de l’Intérieur pour les années 2007 à 2022 : https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Archives ; données du ministère de l’Intérieur via Michèle Tribalat pour la période 1997-1999 : https://www.micheletribalat.fr/435108953/443520654 ↩︎
  9. Claude EVIN et Patrick STEFANINI, avec l’appui de l’IGA / IGAS, mission « Rapport sur l’Aide médicale d’Etat » p. 9 : https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_ame-decembre-2023.pdf ↩︎
  10. Accessible à ce lien : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8202714?sommaire=8202756 ↩︎
  11. Accessible à ce lien : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2120459?sommaire=2402722 ↩︎
  12. Cour des Comptes, « Analyse de l’exécution budgétaire 2023 – Mission Immigration, asile et intégration », avril 2024, p. 6 ↩︎
  13. Cimade, « Dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : état des lieux 2024 », parution du 22/07/2024 : https://www.lacimade.org/schemas-regionaux-daccueil-des-demandeurs-dasile-quel-etat-des-lieux-2024/ ↩︎
  14. Le Journal de Vitré, 26 décembre 2017 : https://actu.fr/bretagne/la-guerche-de-bretagne_35125/a-guerche-bretagne-collectif-daccueil-migrants-reprend-service_14614679.html ↩︎
  15. Le Journal de Vitré, 24 février 2019 : https://actu.fr/bretagne/la-guerche-de-bretagne_35125/la-guerche-bretagne-parcours-complexe-familles-migrants_21629593.html#:~:text=Guerche-de-Bretagne-,La%20Guerche-de-Bretagne%20%3A%20le%20parcours%20complexe%20des%20familles,mieux%20qu’il%20le%20peut. ↩︎
  16. Vie Publique.fr (site du gouvernement), « Mineurs étrangers non accompagnés : un dispositif de prise en charge saturé ? », 08/12/2023 : https://www.vie-publique.fr/eclairage/286639-mineurs-etrangers-isole-un-dispositif-de-prise-en-charge-sature ↩︎
  17. Cour des Comptes, « La politique de lutte contre l’immigration irrégulière », janvier 2024
    https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-02/20240104_Politique-lutte-contre-immigration-irreguliere.pdf ↩︎
  18. Anvita, charte (consultée le 17/08/2024) : https://www.anvita.fr/fr/qui-sommes-nous/notre-charte/ ↩︎
  19. Citation dans Le Figaro, 18 novembre 2022. ↩︎
  20. OCDE, op. cit. ↩︎
  21. INSEE, « inactivité, chômage et emploi des immigrés et des descendants d’immigrés par origine géographique », parution du 29 août 2024
    https://www.insee.fr/fr/statistiques/4195420#figure1_radio2 ↩︎
  22. OCDE « Les indicateurs de l’intégration des immigrés 2023 », parution du 15/06/2023 https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2023/06/indicators-of-immigrant-integration-2023_70d202c4/d5253a21-fr.pdf ↩︎
  23. Accessible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/8202714?sommaire=8202756 ↩︎

Contrôle des frontières, des moyens à la hauteur des enjeux ?

Contrôle des frontières, des moyens à la hauteur des enjeux ? par Fernand GONTIER, ex-directeur central de la PAF

La réponse ne peut être binaire et cette présentation démontre qu’il convient de différencier les moyens engagés sur les différents types de frontières de la France, selon leur nature juridique ou physique.

Quand on évoque les frontières, il faut toujours rappeler la distinction fondamentale entre les frontières extérieures de l’espace Schengen et les frontières intérieures ou nationales. 

Ces deux types de frontières n’obéissent pas aux mêmes règles juridiques et ne disposent pas des mêmes moyens. J’ai évoqué dans mon livre La face cachée de l’immigration les appellations de frontières « dures » pour les unes et de frontières « molles » pour les autres, au regard précisément des modalités de contrôle, des ressources engagées et des difficultés rencontrées par les gardes-frontières. 

Les frontières extérieures, s’agissant de la France, concernent essentiellement des aéroports et des ports qui constituent des points de passage frontalier (PPF). On en recense 120 environ en France, dont 78 aériens. Un PPF peut recevoir plus de 70 millions de passagers par an comme Roissy, ou quelques milliers sur un aérodrome secondaire comme Colmar par exemple. Le statut de PPF est très recherché par les collectivités locales, qui y voient une possibilité de développement et d’aménagement du territoire.

Si l’objectif des contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen est bien fixé par un code communautaire, en revanche, les moyens engagés sont définis et financés par les États membres, le cas échéant avec des aides européennes (par exemple les fonds IGFV d’un montant de 6,4 milliards d’euros pour la période 2021-2027) ou autres, notamment britanniques pour sécuriser les ports et le littoral de la Manche et de la mer du Nord (72 millions d’euros en 2023). Les gestionnaires de PPF doivent également contribuer à mettre en place des équipements et les infrastructures nécessaires.

Ainsi, le Code frontières Schengen (CFS) fixe aux États membres dans son article 14 un objectif de moyens : « les États membres mettent en place les effectifs et les moyens appropriés et suffisants pour exercer le contrôle aux frontières extérieures conformément aux articles 6 à 13, de manière à assurer un contrôle efficace, de haut niveau et uniforme à leurs frontières extérieures. » 

L’objectif est par ailleurs régulièrement contrôlé dans chaque État membre par une commission d’évaluation dite SCHEVAL (Schengen Evaluation) qui vérifie concrètement l’efficacité des contrôles et l’adéquation des moyens mis en œuvre pour y parvenir. Cette Commission est composée de représentants qualifiés, le plus souvent des gardes-frontières ou des garde-côtes des États Schengen.

La France reste souveraine quant à ses choix d’organisation, de services engagés et de financement, mais elle doit respecter les objectifs fixés et rendre compte des mesures prises pour corriger ses lacunes.

Il en va différemment s’agissant des contrôles aux frontières intérieures entre États membres, notamment lors du rétablissement des contrôles aux frontières. Dans cette hypothèse (depuis le 13 novembre 2015 pour notre pays), la France fixe seule les objectifs et les moyens consacrés. 

Il est clair que les moyens alloués déterminent les résultats obtenus : à cet égard, le pouvoir politique détermine les moyens humains, logistiques et technologiques. Le contrôle aux frontières est une activité d’initiative qui révèle une pression migratoire. Si les moyens sont insuffisants, le « thermomètre » renverra une image déformée de la réalité des franchissements irréguliers. Ces moyens, quand bien même fussent-ils suffisants en nombre et en qualité, sont également conditionnés par les règles juridiques de leur engagement. 

Ces moyens varient sensiblement en fonction de la nature physique de la frontière, qu’elle soit routière ou ferroviaire, maritime ou aérienne.

Les territoires d’Outre-mer de leur côté relèvent de la seule compétence nationale. 

Dans mon ouvrage « La face cachée de l’immigration », je présente un aspect méconnu du contrôle des frontières au travers de l’activité de la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS), qui est une direction conjointe de la police et de la gendarmerie nationales, et qui œuvre en amont depuis les pays sources pour entraver les départs de personnes ne réunissant pas les conditions pour entrer sur notre territoire. 

Elle déploie une quarantaine d’officiers de liaison immigration, notamment dans les aéroports des pays francophones à fort risque migratoire. Chaque année, environ 20 000 à 25 000 personnes sont refusées à l’embarquement de vols vers la France, en raison de la détection d’un faux document ou d’un profil migratoire avéré. Cette mission opérationnelle réalisée sur le terrain s’accomplit avec le concours des compagnies aériennes, qui évitent ainsi des sanctions financières et des frais de rapatriement à l’arrivée des vols. 

Au-delà de l’action des officiers de liaison, les transporteurs aériens ou maritimes sont soumis à des obligations de contrôle dans les pays de départ pour s’assurer avant l’embarquement que les passagers sont admissibles dans les pays d’arrivée. Ils doivent vérifier, sous peine d’une amende administrative de 10 000 euros par passager, la validité des documents de voyage, des visas le cas échéant et détecter les fraudes documentaires manifestes. Ainsi, les opérateurs privés du transport sont responsabilisés dans leur mission afin de ne pas favoriser ou faciliter les entrées irrégulières.

Ces actions préventives sont très efficaces et doivent être développées. Il conviendrait de créer au sein de la DCIS des officiers de liaison temporaires et projetables dans les pays où sont constatés des phénomènes émergents d’émigration clandestine. Il serait également souhaitable de mutualiser ces officiers de liaison opérationnels avec d’autres États européens qui en disposent également.

En France le contrôle aux frontières est mis en œuvre par deux services dédiés, qui n’ont toutefois pas les mêmes missions ni la même organisation et le même statut.

La Police aux frontières (PAF), forte de 12 000 agents dont 3500 à 4000 gardes-frontières, est en charge des PPF à fort trafic (Roissy, Orly …) tandis que la douane (DGDDI) a en charge les PPF secondaires. Sur les « gros » PPF, les douaniers n’exercent que des missions fiscales ou douanières. Dans les PPF secondaires, seule la douane est présente et exerce concomitamment des missions de contrôle de l’immigration et de contrôle douanier. Les deux administrations ne sont donc pas interchangeables au regard de la nature des missions. La physionomie de notre organisation est historique et les relations entre les deux services sont optimales et reposent sur des protocoles de liaison et d’information.

La Police aux frontières est à la fois chargée du contrôle des frontières, de la lutte contre l’immigration clandestine, de la lutte contre les trafics de migrants et assume toutes les missions liées à l’éloignement des étrangers. Cette organisation permet « d’embrasser » avec pertinence l’ensemble des aspects migratoires. La PAF emploie des personnels titulaires relevant de la police nationale mais également des policiers adjoints qui sont des contractuels. Avec la perspective du Brexit, des futurs systèmes d’information européens aux frontières et après une décrue d’effectifs non remplacés pendant la crise du Covid, la police nationale a mis en place des recrutements d’agents administratifs et de contractuels supplémentaires afin d’armer tous les postes de travail destinés au contrôle dit de « première ligne » dans les PPF. Ces personnels complémentaires sont systématiquement placés sous le contrôle de policiers actifs et dédiés au contrôle de ressortissants communautaires ou de pays sûrs. Le Code frontières Schengen n’exige pas que les gardes-frontières soient des policiers, mais ils doivent obligatoirement avoir le statut d’agents publics. Ainsi, une externalisation vers des agents privés n’est ni souhaitable, ni possible. Ces agents, formés en 15 jours, réalisent des opérations basiques (consultations de fichiers, contrôle de validité des documents de voyage) à côté de policiers de la PAF, présents dans des aubettes « doubles ». Il faudra réaliser une évaluation de cette pratique afin d’éviter une éventuelle dégradation de la qualité des contrôles.

La reprise, notamment, du trafic aérien en 2022 ainsi que la préparation des Jeux Olympiques de 2024 ont également incité à cette diversification des personnels. Au-delà de l’aspect numérique des effectifs de première ligne, afin d’assurer la fluidité et la réduction des temps d’attente, il existe un enjeu de qualité du contrôle aux frontières qui me semble avoir été quelque peu minoré. La formation de la police nationale et désormais l’académie de police récemment créée, ont « oublié » de mettre en place une filière de formation des gardes-frontières. Cette formation est à ce jour assurée par la Police aux frontières sur site avec ses moyens propres. Cela me paraît être une lacune importante dans notre dispositif et elle a été relevée lors de la dernière évaluation Schengen.

Sur les intervalles entre les PPF et dans les espaces frontaliers, on évoque la notion de surveillance des frontières. Cette surveillance est exercée par les services généralistes de la police nationale et de la gendarmerie nationale, en particulier sur les frontières terrestres. Pour leur part, les militaires en renfort Sentinelle n’effectuent qu’une mission d’observation et de sécurisation des personnels et uniquement dans un cadre de lutte antiterroriste. S’agissant des frontières « maritimes », cette mission de surveillance implique tous les services œuvrant pour l’action de l’État en mer.

En complément des services territoriaux compétents, la mission de surveillance est renforcée de façon quasi permanente, et selon leur disponibilité, par des CRS ou des gendarmes mobiles, en particulier sur des zones à forte activité migratoire comme le littoral des Hauts-de-France ou encore les Alpes-Maritimes. On recense environ 15 forces mobiles soit environ 1000 personnels en mission de renfort permanent de la Police aux frontières. Ces différents services mettent à disposition de la Police aux frontières les personnes interpellées en situation irrégulière, aux fins de procédure administrative ou judiciaire.

Il y a par ailleurs un vrai problème de gestion prévisionnelle des effectifs de la Police aux frontières au regard de ses missions, mais également de formation dans le domaine spécifique du contrôle transfrontière, du droit des étrangers et de la lutte contre la fraude documentaire. Les arbitrages ministériels en matière d’attribution d’effectifs sont rendus souvent en réaction en fonction des « urgences » de court terme et rarement anticipés.

A mon sens, cette architecture des services (et j’aurais pu ajouter pour être complet la gendarmerie de l’air pour les bases aériennes) très empirique souffre d’une complexité qui rend plus difficile l’efficacité, la qualité et la pérennité du contrôle à nos frontières. Nous avons donc besoin d’une vraie filière chargée du contrôle aux frontières, d’un État-major opérationnel au niveau central et d’États-majors déconcentrés afin de coordonner l’action des services engagés. La réforme de la police nationale qui a départementalisé en 2024 les différentes filières (Sécurité publique, Police Judiciaire, Police aux frontières) constitue un facteur de complexité supplémentaire.

À ce stade, il faut indiquer que l’Agence Frontex va bénéficier en 2027 de 10 000 garde-côtes ou gardes-frontières. La France, comme les autres États membres, peut solliciter ces moyens humains pour le contrôle à nos frontières extérieures. Il est dommage que notre pays soit réticent à solliciter ces renforts, sans doute pour ne pas apparaître comme un pays déficient alors que nous sommes l’un des plus gros contributeurs avec 11% d’effectifs français. A mon sens, cette Police aux frontières européenne a toute sa place sur une frontière communautaire. L’Agence peut également fournir des technologies ou des moyens logistiques (avions, bateaux, véhicules terrestres, etc).

Les coordinations opérationnelles nationale et territoriale sont déficientes aujourd’hui, faute d’avoir créé un véritable chef de file du contrôle et de la surveillance des frontières avec un pouvoir de commandement effectif sur l’ensemble des forces impliquées. Il y a une tendance des services impliqués à s’autonomiser en l’absence d’une organisation structurée autour de la Police aux frontières. Au-delà de l’effet d’annonce politique autour d’une « border force à la française », il conviendrait de structurer organiquement un haut commandement des frontières avec une vocation interministérielle.

La question de la coordination est particulièrement aiguë s’agissant de la surveillance maritime. Ce point a été relevé à juste titre par la commission d’évaluation Schengen en 2021. Les moyens maritimes ne sont pas coordonnés suffisamment avec les moyens terrestres. Par ailleurs il paraît anachronique que le centre national de coordination des frontières (NCC), relais de Frontex pour la France, ait été confié au secrétariat général de la Mer alors que la Police aux frontières a été instituée comme le point national de contact de l’Agence Frontex (NFPOC).

La coordination des administrations pour le contrôle des frontières repose sur des textes d’un niveau juridique très insuffisant : circulaire du 23 août 2003, arrêtés ministériels d’organisation de la PAF…

Les services concernés agissent parfois selon des logiques propres, tant aux niveaux central que territorial. Il faudrait rehausser significativement ce niveau si l’on souhaite une véritable coordination interministérielle, par exemple sous l’autorité du Premier Ministre. Le spectre des contrôles aux frontières est très large et devrait regrouper autour d’un ministère pilote qui serait l’Intérieur, les ministères suivants : Défense, Économie et Finances, Affaires Etrangères, Justice, Transports, Santé, Mer, et le cas échéant tout autre ministère concerné par une actualité.

Ce haut commandement permanent et structuré autour d’un État major réaliserait des analyses de risque, serait le relais de Frontex (Eurosur, Corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes…), assurerait une veille permanente de la situation aux frontières, évaluerait et déterminerait les moyens affectés aux contrôles et à la surveillance des frontières, fixerait la doctrine des contrôles aux frontières et déclinerait des instructions, engagerait des opérations nationales ou régionales d’envergure, assurerait et développerait la coopération frontalière.

Cette création répondrait aux critiques récurrentes de la Commission européenne vis-à-vis de la France, qui reproche une insuffisante gestion intégrée des frontières

Plus que jamais, la coopération internationale constitue l’une des clés d’amélioration des résultats à nos frontières, tant avec les pays tiers qu’au sein même de l’espace européen. De nombreux programmes européens sont mis en œuvre dans les pays tiers afin de les aider à maîtriser leurs propres frontières et à entraver les déplacements irréguliers (ROCK en Afrique de l’Est, Partenariats opérationnels conjoints en Afrique de l’Ouest…). Il faut cependant veiller à ce que ces programmes européens soient parfaitement coordonnés avec les actions bilatérales des États membres. Il est nécessaire par exemple de clarifier le rôle respectif des officiers de liaison immigration européens et nationaux.

Au sein de l’espace Schengen entre États membres, la coopération opérationnelle est très active avec des patrouilles mixtes, des contrôles coordonnés, des brigades mixtes. Ce sont des modalités très concrètes d’actions communes afin de sécuriser les espaces frontaliers. Il faut développer encore ces coopérations avec des effectifs dédiés. La coopération entre États membres se formalise également au sein des 40 centres de coopération policière et douanière, dont 10 en France, qui sont des structures souples d’échanges de renseignements transfrontaliers.

Cela peut paraître évident mais le contrôle aux frontières revêt plusieurs aspects : un contrôle migratoire avec l’application de la réglementation transfrontière sous l’autorité directe du ministre de l’Intérieur, un contrôle de police ou de sécurité pour détecter les personnes recherchées (100 000 par an pour la PAF) ou encore révéler les infractions transnationales (trafic d’êtres humains, fraude documentaire…), la recherche du renseignement pour alimenter les services chargés de la sécurité intérieure, et enfin l’application de la réglementation sur les contrôles sanitaires. La polyvalence d’un policier constitue à cet égard un avantage pour accomplir l’ensemble de ces missions.

On peut ajouter d’autres types de contrôle de nature économique, fiscale ou douanière qui sont confiés aux services douaniers ou encore des contrôles vétérinaires, sanitaires ou phytosanitaires. En schématisant, on pourrait dire que la Police aux frontières est plutôt axée sur les personnes, tandis que les services douaniers sont plus orientés vers le contrôle des marchandises et les infractions économiques.

Les missions aux frontières se décomposent en plusieurs niveaux :

  • Le contrôle de première ligne, la surveillance, la détection et l’interpellation sur la frontière ;
  • Le contrôle de deuxième ligne, sous la forme d’un examen de situation à la suite d’une interpellation ou d’une suspicion de situation irrégulière ;
  • Une procédure administrative et/ou une procédure judiciaire le cas échéant, après confirmation d’une infraction ou d’une situation irrégulière.

Il est intéressant d’examiner de près les moyens mis en œuvre pour accomplir ces procédures. On constate sur différentes parties du territoire (par exemple le littoral Nord, les aéroports parisiens, la frontière franco-italienne) une insuffisance de policiers procéduriers au regard de l’activité enregistrée aux frontières. Cela résulte notamment d’une absence d’attractivité pour des services en tension. La complexité de la procédure administrative applicable aux frontières n’a rien à envier à celle de la procédure pénale. Les difficultés sont liées également à la disponibilité de partenaires extérieurs, tels que les interprètes.

6.1 Les infrastructures immobilières de contrôle des frontières extérieures

Les installations immobilières sont réalisées par les exploitants, avec des situations variables sur le plan financier et le plus souvent moyennant des loyers payés par l’États. La plupart du temps ces surfaces, non commerciales par définition, sont en quantité (et en qualité) insuffisante pour satisfaire les besoins des services de l’État. Il arrive également que les gestionnaires portuaires ou aéroportuaires rechignent à aménager des infrastructures conformes aux standards du Code frontières Schengen. Or, il n’existe aucune contrainte juridique de l’État dans ce domaine. Par ailleurs, la situation des zones d’attente reste peu satisfaisante, les associations de défense des étrangers le mentionnent régulièrement.

6.2 Les infrastructures immobilières de contrôle aux frontières intérieures

Cette question est essentielle pour la mise en œuvre du rétablissement du contrôle aux frontières intérieures. Le Code frontières Schengen a exigé la disparition de toutes les infrastructures physiques de contrôle aux frontières sur les routes, autoroutes ou encore dans les gares. Il en résulte pour les services français une incapacité ou une extrême difficulté à mettre en œuvre des contrôles en l’absence de barrière de péages (par exemple à la frontière franco-belge).

6.3 Les moyens mobiles

Afin de compenser la suppression des postes frontières, il est mis en place de façon progressive depuis deux ans des véhicules regroupant toutes les fonctionnalités d’un contrôle de première ligne et de deuxième ligne.

6.4 Les matériels et fichiers de contrôle aux frontières

Les documents de voyage sont « lus » numériquement afin d’interroger automatiquement différentes bases de données nationales et européennes via le portail informatique CTF (Fichier des personnes recherchées, Système d’information Schengen, Fichier des visas…) ou d’Interpol (Documents perdus ou volés).

L’interrogation de ces bases de données est régulièrement perturbée par des pannes du système central. À ma connaissance la base Interpol des notices rouges (personnes recherchées) n’est toujours pas disponible dans les aubettes de contrôle. Enfin, certains fichiers spécialisés tels que SETRADER ou PNR complètent le signalement ou la détection de personnes signalées ou recherchées.

Les lecteurs de documents permettent également d’aider le garde-frontière à détecter la fraude documentaire ; récemment, l’Agence Frontex a mis à disposition un logiciel de comparaison des documents contrôlés avec des documents authentiques (FIELDS). Il est nécessaire d’aller plus loin dans l’assistance du garde-frontière, avec un véritable outil de lutte contre la fraude documentaire et à l’identité, recourant à l’intelligence artificielle. L’œil humain reste certes utile mais faillible.

La mise en place progressive voire laborieuse des SAS PARAFE, reposant sur la reconnaissance faciale par authentification, a permis dans les PPF de faciliter et d’accélérer le contrôle aux frontières des ressortissants communautaires ou bénéficiaires de la libre circulation, ou encore plus récemment de ressortissants de certains pays sûrs. En matière de visas, les gardes-frontières n’ont pas connaissance des dossiers de demande déposés dans les consulats français. Il conviendrait que la Police aux frontières et les douanes aient un accès à un réseau dédié nommé « France Visas » afin d’éclairer les examens de situation de cas suspects.

Le champ des contrôles aux frontières est particulièrement adapté pour les nouvelles technologies où le voyageur peut préparer le contrôle afin que le garde-frontière facilite le franchissement de la frontière. La mise en place prochaine du système entrées sorties (EES) ou encore d’Etias pour les pays tiers va constituer un défi en termes d’ergonomie et de fluidité grâce à des procédures de pré-enregistrement ou de pré-contrôle.

En matière de recherches des personnes, des matériels permettent de détecter la présence humaine dans les véhicules (détecteurs thermiques, de gaz carbonique, de battements cardiaques, de silhouettes grâce à des ondes millimétriques …). Ces matériels sont quasi exclusivement utilisés sur les PPF mais (trop) peu développés sur les frontières intérieures alors que ces dernières représentent 90% de l’immigration clandestine pénétrant sur le territoire national.

Le recours à l’intelligence artificielle pour la surveillance des frontières constitue un atout pour autant que les règles juridiques autorisent sa mise en œuvre. La nomination auprès du directeur général de la police nationale d’un coordonnateur en charge des technologies aux frontières est une avancée au regard de la multiplicité des interlocuteurs publics ou privés.

Si l’on peut dire que les contrôles sont efficaces dans les points de passage frontaliers des frontières extérieures, sous les réserves déjà évoquées, il en va différemment s’agissant des intervalles entre les PPF sur les frontières maritimes et surtout sur les frontières terrestres intérieures soit 2900 kilomètres pour la France.

La loi relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure (RPSI) du 24 janvier 2022 a permis d’autoriser les services de la police et de la gendarmerie nationales à recourir à la captation d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs, drones, hélicoptères, ballons captifs. Cependant, cette loi déjà restrictive sur les conditions de mise en œuvre a vu sa portée encore limitée par le Conseil d’État en juillet 2023, qui a jugé illégale l’utilisation de drones pour surveiller les entrées de migrants à la frontière franco-espagnole. Or, les moyens de surveillance aérienne permettent de limiter l’emploi des personnels au sol et de déclencher à bon escient des interventions ciblées. Les moyens humains n’étant pas extensibles, il est essentiel de pouvoir recourir à des technologies de détection de franchissements irréguliers, de comportements anormaux en zone frontalière (regroupements sur un rivage, véhicules suspects…). L’absence de moyens adaptés limite considérablement l’efficacité du contrôle aux frontières. Enfin, on ne pourra pas éternellement faire l’économie d’une réflexion objective sur le recours à la reconnaissance faciale, qui reste un tabou dans notre pays. Cette technologie fiable d’identification ne peut et ne doit inquiéter que les personnes signalées ou recherchées.

7 – Les Outre-mer

On ne peut parler de contrôle aux frontières en France sans évoquer la situation préoccupante de l’Outre-mer et à titre principal de Mayotte et de la Guyane. L’isolement géographique de ces territoires allié à une immigration massive en provenance d’États voisins peu coopératifs constituent des handicaps majeurs nécessitant une riposte vigoureuse et coordonnée.

A Mayotte, le nombre d’éloignements annuel oscille entre 25 000 et 30 000 par an ; cette activité considérable se justifie par une situation migratoire préoccupante, qui met en péril les équilibres fragiles de la société mahoraise.

Cette activité repose principalement sur les entrées clandestines par voie maritime. En 2023, 661 kwassas-kwassas (type de canots de pêche rapides de 7 à 10 mètres de long) ont été interceptés par les 9 intercepteurs des services de lutte contre l’immigration clandestine en mer. Cela représentait 73 % des kwassas-kwassas détectés. Le nombre de moyens nautiques est longtemps resté sous-dimensionné au regard des besoins opérationnels. Ces intercepteurs sont soumis à des conditions d’emploi exigeantes et donc à une maintenance fréquente. La détection des kwassas-kwassas repose sur l’activation par l’Armée de quatre radars maritimes, installés à Mayotte entre 2006 et 2011. Ces moyens très utiles sont vieillissants et n’assurent pas une couverture totale des approches de l’île.

Par ailleurs, en février 2024, dans le cadre du programme « Frontières Intelligentes » du ministère de l’Intérieur, la préfecture de Mayotte a sollicité les industriels susceptibles de pouvoir lui fournir les technologies civilo-militaires dédiées à l’opération Shikandra 2.

S’agissant de la Guyane, la très grande porosité des frontières fluviales avec le Brésil via l’Oyapock et avec le Suriname via le Maroni est faiblement compensée par les missions de surveillance des pirogues de la Police aux frontières et de la gendarmerie nationale.

Certains événements sont prévisibles, tels les Jeux Olympiques de Paris 2024, tandis que d’autres surviennent à l’occasion d’attentats terroristes ou de crises migratoires, comme en 2015 ou encore la crise sanitaire de 2020.

Les événements programmés permettent, sur la base d’une analyse de risque, de cibler dans le temps et dans l’espace les moyens engagés sur le terrain. Un contrôle exhaustif de toutes les personnes est irréalisable en termes de moyens ; à cela il faut ajouter une faible disponibilité aux frontières des forces mobiles, qui seront plutôt concentrées sur d’autres missions telles que la prévention des troubles à l’ordre public.

Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de possibilité légale de fermeture des frontières en temps de paix. Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures n’est autorisé que si des menaces pour l’ordre public ou la sécurité ont un caractère imprévisible. Ce rétablissement est adapté en termes de moyens selon l’état de la menace c’est-à-dire que des contrôles seront ciblés sur des axes migratoires majeurs, tandis que d’autres secteurs frontaliers seront moins surveillés.

Il faut toujours ramener les moyens engagés aux résultats obtenus et à l’analyse du risque migratoire. Le dispositif doit répondre aux enjeux : la situation est plutôt satisfaisante à notre frontière extérieure avec 10 000 refus d’entrée prononcés en moyenne chaque année, bien que toujours perfectible au regard des recommandations de la commission d’évaluation Schengen de 2021 (formation, coordination, gestion des effectifs). Toutefois, la situation reste très préoccupante sur un flux atypique et très élevé vers la Grande Bretagne.

En revanche, la situation à nos frontières intérieures est très dégradée tant en termes de moyens juridiques (90 000 refus d’entrée prononcés en moyenne par an avant la mise en application de l’arrêt du conseil d’États de février 2024, qui a dénoncé la procédure de non-admission aux frontières intérieures), matériels (insuffisance de recours aux technologies de surveillance) et d’effectifs (volatilité des forces mobiles) qu’en termes de coordination des différents services (absence d’Etats-majors intégrés permanents aux niveaux central et territorial).

Les pays sources d’immigration irrégulière pour la France sont l’Italie et l’Espagne dont les frontières extérieures sont poreuses. Il faut espérer que le futur pacte migratoire, qui sera mis en œuvre en 2026, soit efficace malgré l’indispensable réécriture de la directive retour de 2008, oubliée à ce stade.

La sécurité des Français commence aux frontières selon l’expression courante, mais on pourrait compléter en disant que l’insécurité aussi ! Maîtriser nos frontières permet de détecter les risques liées aux personnes dangereuses, recherchées, indésirables, aux trafics de toute nature facilités par la mondialisation des échanges, mais c’est aussi préserver notre identité et nos acquis culturels, sociaux, économiques et démocratiques. L’immigration illégale, subie et massive, devient ingérable, dangereuse et déstabilisante pour les démocraties et nos modes de vie.

Les frontières permettent ainsi de protéger l’intérêt général face à des intérêts individuels étrangers. Les contrôles aux frontières doivent s’adapter en prévenant les flux dès les pays de provenance, en développant la coopération, en agissant tant en Europe qu’en France sur les flux et sur l’immigration de fixation.

Nous devons enfin réinventer un nouveau modèle d’organisation « à la française », plus effica

  • Créer, au sein de la Direction de la coopération internationale de sécurité, des officiers de liaison temporaires et projetables dans les pays où sont constatés des phénomènes émergents d’émigration clandestine, et mutualiser ceux-ci avec d’autres États européens qui en disposent également.
  • Evaluer la pratique consistant à embaucher et à former en 15 jours des agents administratifs et des contractuels pour leur faire réaliser des opérations basiques de contrôle dans les points de passage frontaliers
  • Mettre en place une filière de formation des gardes-frontières.
  • Solliciter des renforts de Frontex sur nos frontières extérieures.
  • Structurer organiquement un haut commandement des frontières, avec une vocation interministérielle, en regroupant autour d’un ministère pilote qui serait l’Intérieur, les ministères suivants : Défense, Économie et Finances, Affaires Etrangères, Justice, Transports, Santé, Mer, et le cas échéant tout autre ministère concerné par une actualité.
  • Veiller à ce que les programmes européens soient parfaitement coordonnés avec les actions bilatérales des États membres (exemple : clarifier le rôle respectif des officiers de liaison immigration européens et nationaux).
  • Développer la coopération opérationnelle en lien avec les États membres de l’espace Schengen, avec des effectifs dédiés.
  • Mettre en place pour les gardes-frontières un véritable outil de lutte contre la fraude documentaire et à l’identité, recourant à l’intelligence artificielle.
  • Donner à la Police aux frontières et aux douanes un accès à un réseau dédié nommé « France Visas » afin d’éclairer les examens de situation de cas suspects.
  • Recourir à l’intelligence artificielle, à la reconnaissance faciale, à des technologies de détection de franchissements irréguliers, de comportements anormaux en zone frontalière (regroupements sur un rivage, véhicules suspects…) pour contrôler plus efficacement les frontières.

L’OFII et les dispositifs d’aide au retour

L’aide au retour volontaire a été créée en 1977 à l’initiative de Lionel Stoléru, alors Secrétaire d’Etat chargé de la condition des travailleurs manuels et immigrés. Dans un contexte de crise économique importante (le cap du million de chômeurs venait d’être franchi et le pays ressentait alors fortement les effets de la crise de 1973), le Gouvernement veut favoriser le retour de travailleurs immigrés en complément de politiques plus restrictives après l’arrêt de l’immigration de travail mis en place à partir de 1974.

L’aide au retour volontaire est ainsi instituée au bénéfice des chômeurs étrangers ayant occupé un emploi pendant au moins 5 ans qui peuvent alors se voir verser une somme de 10 000 francs (ce qui va devenir le fameux « million Stoléru » du fait de la mémoire des anciens francs) et une prime de déménagement dès lors qu’ils décident de retourner dans leur pays d’origine. 

Cette première version de l’aide au retour, s’adressant à des personnes en situation régulière, sera supprimée en décembre 1981 par la nouvelle majorité de gauche. Elle aura auparavant bénéficié à 94 000 personnes.

Un nouveau dispositif d’aide au retour sera mis en place en 1984 sous la forme d’une aide à la réinsertion dans le pays d’origine sous la terminologie d’Aide Publique à la Réinsertion (APR) dans le contexte des restructurations industrielles qui touchaient les secteurs de l’automobile, de la sidérurgie et de la métallurgie.  Cette APR s’adressait aux travailleurs licenciés pour motif économique et ayant un projet de réinsertion économique dans leur pays d’origine. Elle était constituée d’une aide publique d’Etat qui comportait une allocation de financement du projet de réinsertion qui pouvait aller jusqu’à 20 000 francs, d’une prise en charge des frais de transport et de déménagement, d’une capitalisation d’une fraction des allocations chômage et d’une aide versée par l’employeur de 15 000 francs minimum.

En 1987, cette APR a été étendue à l’ensemble des demandeurs d’emploi indemnisés par le régime d’assurance chômage. Entre 1984 et 1988, 30 034 travailleurs (68 866 personnes en comptant les accompagnants) ont quitté la France par l’intermédiaire de ce dispositif. Cette politique publique a été progressivement abandonnée. Entre 1989 et 1999 elle n’a touché qu’à peine 2 925 bénéficiaires et 1 927 accompagnants. Formellement le dispositif d’APR a été abrogé en 2006.

En 1990, dans le cadre d’une opération de régularisation d’étrangers déboutés de leur demande d’asile a été mise en place une aide au retour pour ceux qui ne remplissaient pas les critères de régularisation.  Ce sont les premiers dispositifs d’aide au retour volontaire pour les étrangers en situation irrégulière mis en place, pour faciliter le retour de ceux ayant fait l’objet d’une invitation à quitter le territoire français. 

Constitutives d’une mesure d’aide sociale, alternative à la reconduite forcée, les aides au retour  prévoyaient la prise en charge par l’OFII de l’organisation et du financement du voyage retour ainsi que le versement d’une aide financière.  

Ce dispositif n’a ensuite que peu évolué jusqu’en 2005, année qui a vu la mise en place d’un nouveau dispositif d’aide au retour visant à renforcer son attractivité par une réévaluation significative du montant des aides financières accordées aux candidats au retour et un assouplissement des critères d’éligibilités. 

Ainsi, le montant de l’aide financière,  jusqu’alors limité à 150€ par adulte, a été porté à  2 000€ par adulte en situation irrégulière, versés en trois fractionnements et maintenu à 150€ pour les autres catégories d’étrangers, surtout les ressortissants communautaires et autres étrangers n’ayant pas fait l’objet d’une mesure d’éloignement. 

Enfin, en 2015, le dispositif a été fortement rénové afin de renforcer l’attractivité des aides et d’augmenter le nombre de demandeurs d’asile déboutés susceptibles d’en être bénéficiaires, en réévaluant le montant des aides au retour. Par ailleurs, un nouveau barème pour les pécules a été mis en place reposant sur la distinction entre les ressortissants communautaires (50€), les ressortissants de pays tiers soumis à visa (650€) et les ressortissants de pays tiers dispensés de visas (300€).

Enfin, actuellement, le dispositif de l’ARV est fixé par l’arrêté du 9 octobre 2023 qui a mis en place une dégressivité des aides (dont les montants ont été revus) en fonction de la date de notification de l’OQTF.

L’OFII est en charge de la mise en œuvre de l’ARV sur le territoire national qui comprend, outre la remise d’une aide financière (pécule), les aides matérielles suivantes : 

  • l’organisation du retour et la prise en charge des frais de voyage depuis la ville de départ en France jusqu’au lieu d’arrivée dans le pays de destination pour le bénéficiaire, son conjoint et ses enfants mineurs de moins de 18 ans ;
  • le cas échéant la réservation et la prise en charge des frais d’hôtel et de restauration avant le départ pour le bénéficiaire, son conjoint et ses enfants mineurs de moins de 18 ans ; la prise en charge des bagages ;
  • une aide administrative et matérielle à l’obtention des documents de voyage (passeport ou Laissez Passer Consulaire).

En 2023, ont été réalisés 11 722 éloignements forcés (chiffres provisoires) et 6 749 aides au retour volontaire (ARV). Ces dernières ont donc représenté plus d’un tiers (36%) de l’ensemble des éloignements.

Depuis 2019, la part des ARV est relativement stable puisqu’elle oscille entre 30% et 36% selon les années.

Quelques éléments à retenir (année 2023) :

  • 6 749 bénéficiaires dont 5 185 adultes et 1 564 enfants mineurs
  • Profil type : le bénéficiaire est un homme (63%), âgé de 32 ans (âge moyen), isolé (76%) et ayant déposé sa demande en Ile de France (28%).
  • Le top 5 des pays de retour est le suivant : Géorgie ; Albanie ; Algérie ; Chine et Colombie.
  • 60% des adultes sont des demandeurs d’asile déboutés (ou qui se sont désistés de leur demande).

Je pense plutôt qu’elle est complémentaire et ce d’autant que même avec le versement d’un pécule, le retour volontaire pèse moins sur les finances publiques que le retour contraint selon les calculs de la cour des comptes et des missions parlementaires qui régulièrement s’interroge sur l’avantage du retour volontaire.  Concrètement, il est beaucoup plus couteux de reconduire sous escorte une personne en situation irrégulière que de lui faire accepter son retour moyennant un pécule. Enfin, nous avons intérêt qu’une personne qui est reparti se stabilise socialement et n’ait pas la tentation de risquer sa vie pour revenir en Europe quand c’est le cas. 

Des dispositifs d’ARV existent dans la majorité des pays membres de l’UE ou de l’EEE (notamment Allemagne, Autriche, Suisse, Chypre, Belgique, etc.).

Le retour volontaire est une des priorités de la Commission Européenne qui a créé en 2022 un poste de coordinateur des retours. A ce titre, les pays membres de l’UE qui ne disposent pas d’un programme d’aide au retour sont incités à en définir un et pour ce faire, peuvent être accompagnés par l’agence Frontex dont le mandat couvre également l’aide au retour et à la réinsertion.

La différence majeure entre les programmes d’ARV UE et celui de l’OFII tient au montant de l’allocation financière versée au bénéficiaire au moment du départ.

En 2023, 6 749 personnes soit 5 185 adultes et  1 564 enfants ont bénéficié de l’aide au retour volontaire mise en œuvre par l’OFII.

Le budget consacré à cette mission s’est élevé en 2023 à 5,42 M€, dont 1,6 M€ au titre de la prise en charge du coût du transport (billets d’avion) et 3,82 M€ au titre de l’allocation forfaitaire (pécules).

En 2019, les Députés Jean-Noël Barrot et Alexandre Holroyd avaient procédé à l’analyse de la politique d’éloignement dans le cadre de l’examen des crédits de la mission Immigration, asile et intégration.

Ils avaient ainsi estimé que le coût d’un éloignement forcé (environ 14 000€) était plus de 4 fois supérieur au coût d’un retour aidé (environ 3 000€). 

Aucune donnée ne permet de valider (ou d’invalider) ce risque de retour en France après avoir bénéficié de l’ARV.

Pour autant, l’OFII a mis en place dès 2009 un dispositif de biométrie (empreintes et photos) qui permet de s’assurer qu’aucune personne ayant bénéficié d’une ARV puisse en bénéficier une nouvelle fois. Par ailleurs, depuis l’arrêté du 9 octobre 2023, tout bénéficiaire de l’ARV doit avoir fait l’objet d’une notification d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) assortie pour les ressortissants d’un pays dispensé de visa d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) qui rend plus compliquée toute tentative de retour en France.

Ce fut le cas dans les années 80 (voir ci-dessus). Cela relève de la décision  politique. Nous avons des demandes de ce type pour certains pays. Mais d’une certaine manière il suffirait à une personne de renoncer à son titre de séjour pour pouvoir bénéficier de cette aide au retour.

Mais, aujourd’hui, le public visé par les dispositifs d’aide au retour est l’étranger en situation irrégulière (ESI). C’est une priorité nationale (renforcer les mesures d’éloignement des publics déboutés de l’asile) et également européenne puisque la directive retour de 2008 prévoit que les bénéficiaires d’une ARV doivent faire l’objet d’une mesure d’éloignement. 

En complément de l’aide au retour volontaire, et dans la mesure où le pays est couvert par un programme de réinsertion (21 pays couverts en 2021), une aide à la réinsertion peut être proposée aux étrangers afin de faciliter et favoriser leur réinstallation durable dans leur pays.

Le dispositif de réinsertion s’articule autour de trois niveaux d’aides :

  • une aide à la réinsertion sociale (niveau 1) pour prendre en charge les premiers frais d’installation du bénéficiaire et le cas échéant de sa famille (dans les six premiers mois du retour) liés au logement, à la santé ou à la scolarisation des enfants mineurs et dans la limite de 400 € par adulte et 300 € par enfant mineur ;
  • une aide à la réinsertion par l’emploi (niveau 2) par le biais d’une aide à la recherche d’emploi réalisée par un prestataire local spécialisé et d’une aide financière pour prendre en charge une partie du salaire (60 % maximum) sur une durée maximale d’un an et dans la limite de 4 000 €, ou par le financement d’une formation améliorant l’employabilité du candidat et dans la limite de 2 000 € ;
  • une aide à la réinsertion par la création d’entreprise (niveau 3) qui comprend la réalisation d’une étude de faisabilité du projet, la prise en charge d’une partie des frais de démarrage de l’entreprise en complément de l’apport personnel mobilisé par le bénéficiaire et le suivi de l’activité pendant un an. Le montant maximal de l’aide dépend des pays (pays prioritaires 6 300 €, pays sans accord 5 200 €, pays dispensés de visa 3 000 €) ;
  • En matière d’aide à la réinsertion, l’OFII met en place un dispositif dit « national » (dans les pays couverts par une des 7 représentations de l’OFII à l’étranger1) et un dispositif européen via Frontex2 dans 5 pays (choix opérés par l’OFII et le Ministère de l’Intérieur).
  1. Arménie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, République du Congo, République démocratique du Congo, Gabon, Géorgie, République de Guinée, Mali, Maroc, Sénégal, Togo et Tunisie (+ Maurice couvert par la Direction Territoriale Océan Indien) ↩︎
  2.  Dispositif dénommé EURP (EU Reintegration Program) : Bangladesh, Éthiopie, Irak, Nigéria et Pakistan. ↩︎

Affaire SOS Méditerranée : quand les institutions encouragent l’immigration clandestine.

Dans un arrêt du 13 mai 2024, le Conseil d’Etat a décidé de conforter la décision de la ville de Paris qui avait attribué à l’association SOS Méditerranée France une subvention de 100 000 euros en 2019 pour un programme de sauvetage en mer. Selon lui, bien que cette association s’immisce dans un débat politique, une distinction doit être opérée entre les activités de sauvetage, que les collectivités locales peuvent soutenir, et les activités de nature politique, qui ne peuvent faire l’objet d’un quelconque soutien.

Or, une telle distinction opérée par le juge administratif est contestable, au sens où ces associations ne se contentent pas de « secourir » des personnes en mer, mais de les faire débarquer ensuite en Europe, en totale contradiction avec le droit français et le droit européen, participant à la progression de l’immigration clandestine dans les pays de l’UE.

Néanmoins, c’est le législateur qui a, en quelques décennies, permis aux collectivités locales de conduire une action extérieure (en matière d’action de coopération, d’aide au développement et d’action humanitaire) avec des conditions toujours plus assouplies, et donc de marcher sur les plates-bandes de l’Etat en la matière.

Plus largement, l’immigration est de plus en plus un enjeu idéologique majeur pour les collectivités locales, de la défense du droit de vote des étrangers dans certaines municipalités de banlieue au soutien à l’immigration libre dans les métropoles, quand celles-ci ne défient pas ouvertement l’autorité de l’Etat.

Il conviendrait donc de restreindre les capacités d’action extérieure des collectivités locales, pour n’autoriser celles-ci que dans le strict cadre de leurs compétences. Par ailleurs, il serait utile de se pencher sur l’ensemble des subventions accordées aux associations de défense de l’immigration qui sont financées par l’Etat, soit 736 millions d’euros pour 2023, qui leur permettent notamment en retour de former de multiples recours contre les décisions d’éloignement des étrangers.

1.1 Le juge administratif définissait strictement les critères permettant à une collectivité locale de soutenir toute personne morale de droit privé.

L’article 61 de la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale, désormais repris à l’article L. 2121-29 du code général des collectivités territoriales (CGCT) autorise le conseil municipal à mettre en œuvre une compétence générale pour tout ce qui concerne les affaires de la commune : « Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune. ». Cette disposition a pour effet d’habiliter les communes à prendre, même en l’absence d’un texte spécifique, toute décision présentant un intérêt local.

À ce titre, il appartient au conseil municipal de définir cet intérêt, sous le contrôle du juge. Ce dernier considère que l’existence d’un intérêt local suppose trois conditions :

  1. l’intérêt recherché est public et non pas privé (voir par exemple CE, 21 juin 1993, n° 118491, Commune de Chauriat) ;
  2. l’intervention a des retombées suffisamment directes pour la collectivité, notamment en termes de satisfaction des besoins de la population communale (CE, 25 juillet 1986, n° 56334, Commune de Mercœur) ;
  3. l’intervention ne constitue pas une immixtion dans un conflit collectif du travail (une grève par exemple), ni dans un conflit politique national ou international.

C’est ainsi que le juge administratif avait pu annuler certaines délibérations votées par des conseils municipaux de gauche, souvent communistes, portant une aide   matérielle   aux   populations   du   Nicaragua   (23   octobre 1989, Commune de Pierrefitte-sur-Seine et autres, n° 93331, 93847 et 93885), sur un soutien à des grévistes (CE, 11 octobre 1989, Commune de Gardanne et autres, n° 89325, 89327, 89621, 89622, 89660) ou encore sur un soutien à une section locale de la LICRA se proposant de combattre le Front National (CE, 28 octobre 2002, Commune de Draguignan, n°216706). Dans ce dernier arrêt, le Conseil d’Etat, a jugé que : « la cour administrative d’appel de Marseille a fait état (…) d’une part de ce que, selon un compte-rendu paru le 14 mars 1992 dans la presse locale, lors de la création de la section locale de Draguignan, celle-ci se proposait de combattre une formation politique dont l’existence est légalement reconnue, et, d’autre part, de ce que cette association, appelée en la cause, n’a pas contesté par la production d’un mémoire les termes de cet article, non plus que les allégations de M. X… selon lesquelles son action au cours des mois qui ont précédé l’adoption de la délibération contestée, aurait été de nature politique et partisane ; que la cour administrative d’appel a pu légalement déduire de ces constatations que les conditions auxquelles est subordonnée, en application des dispositions précitées de l’article L. 121-26 du code des communes, la légalité de l’attribution d’une subvention à une association n’étaient pas remplies ».

1.2 Le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour reconnaître et faciliter l’action extérieure des collectivités locales (AECT).

La loi n°82-213 du 2 mars 1982 a, dans son article 65, posé les premiers ja- lons de la reconnaissance de l’action extérieure des collectivités locales en permet- tant aux conseils régionaux de nouer des relations avec des collectivités décentrali- sées étrangères frontalières.

C’est la loi d’orientation du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République qui crée le socle général du droit de l’AECT en énonçant, à son article 131, ultérieurement codifié à l’article L. 1115-1 du CGCT, que « [les] collectivités territoriales et leurs groupements peuvent conclure des conventions avec des collectivités territoriales étrangères et leurs groupements, dans les limites de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France ».

La loi du 2 février 2007, portée par Michel Thiollière, sénateur-maire de Saint- Etienne, a supprimé les dispositions imposant que, dans la conduite d’actions de coopération ou d’aide au développement, les collectivités territoriales soient tenues par la limite de leurs compétences. L’exposé des motifs de cette loi1 précise que « la loi n° 2005-95 du 9 février 2005 relative à la coopération internationale des collectivités territoriales et des agences de l’eau dans le domaine de l’alimentation en eau et de l’assainissement a déjà mis en place un dispositif spécifique permettant la coopération décentralisée en matière d’aide d’urgence dans le domaine de l’eau. Mais il n’existe aucun dispositif analogue ouvrant la possibilité d’une aide d’urgence en cas de catastrophe humanitaire. La présente proposition de loi a pour but de combler cette lacune. »

En contrepartie de cet assouplissement, la loi Thiollière réaffirmait l’obligation, d’une part, de respecter les engagements internationaux de la France, et d’autre part, de conclure une convention avec une autorité locale étrangère, cette dernière exigence n’étant levée qu’en cas d’urgence, « pour mettre en œuvre ou financer des actions à caractère humanitaire ».

Enfin, la loi du 7 juillet 2014 a poursuivi ce mouvement de libéralisation, en énonçant que « [dans] le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire ». Elle abandonne donc la condition d’urgence pour le financement d’actions à caractère humanitaire.

En quelques décennies, le législateur a ainsi ouvert la boite de Pandore en permettant aux collectivités locales de conduire une action extérieure, d’abord en excédant le cadre de leurs compétences, puis en autorisant le financement d’actions humanitaires en cas d’urgence et enfin en supprimant cette condition d’urgence. Il a conféré aux collectivités locales des compétences d’attribution en matière d’action de coopération, d’aide au développement et d’action humanitaire, leur donnant la possibilité marcher sur les plates-bandes de l’Etat, en matière de conduite des relations extérieures.

Les soubresauts de la crise migratoire que l’Europe connaît depuis une dizaine d’années ont permis aux collectivités locales de s’engouffrer dans la brèche créée par le législateur, pour subventionner une association dont l’action contribue in fine à la progression de l’immigration clandestine dans les pays de l’UE.

2.1 Le Conseil d’Etat considère que les collectivités peuvent légalement financer le seul volet humanitaire des actions de SOS Méditerranée.

Rappelons, à titre liminaire, que le Conseil constitutionnel, a jugé qu’ « aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle »2.

À l’instar d’autres collectivités, telles la Région Nouvelle-Aquitaine, la ville de Paris avait adopté une délibération, en date du 11 juillet 2019, attribuant à l’association SOS Méditerranée France une subvention de 100 000 euros pour un programme de sauvetage en mer et de soins aux migrants dans le cadre de l’aide d’urgence.

Un recours contre cette décision, rejeté dans un premier temps par le tribunal administratif, avait été accueilli par la Cour administrative d’appel de Paris. La cour avait notamment accueilli le moyen tiré de la méconnaissance du principe de neutralité du service public dès lors que les responsables de SOS Méditerranée ont indiqué vouloir contrecarrer par leur action les politiques d’immigration et d’asile de l’Union européenne et de ses Etats membres, que les actions de l’association avaient contribué à attiser les tensions entre Etats, et que le conseil de Paris s’était approprié les critiques de SOS Méditerranée, s’immisçant ainsi dans un conflit politique3. C’est le premier des arguments de la CAA qui nous semble le plus fort : celle-ci ne conteste pas la dimension humanitaire des actions de SOS Méditerranée, mais considère que celles-ci revêtent par ailleurs un volet politique. La Cour pouvait donc valablement, pour ce seul motif, accueillir la demande d’annulation de la délibération en litige, faisant ainsi application de la jurisprudence « Commune de Draguignan », précitée.

Si le Conseil d’Etat rappelle que « ces collectivités et groupements ne sauraient légalement apporter leur soutien à une organisation dont les actions de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire doivent être regardées en réalité, eu égard à son objet social, ses activités et ses prises de position, comme des actions à caractère politique », il censure l’arrêt de la Cour en estimant que celle-ci a commis une erreur de droit. Il juge notamment que « cette activité de sauvetage en mer ne saurait enfin être regardée, au seul motif que des débats existent entre Etats membres de l’Union européenne sur ces sujets et que l’association a pris parti dans ces débats, comme constituant, en réalité, une action à caractère politique ». Le Conseil en déduit que, « les prises de position de l’association SOS Méditerranée France (…) ne faisaient pas obstacle par principe à ce que la Ville de Paris accorde légalement à cette association une subvention destinée à ses activités relevant de l’action humanitaire internationale, sous réserve de s’assurer que cette aide serait exclusivement destinée au financement de ces activités. A cet égard, d’une part, il ressort de l’exposé des motifs et de l’objet de la délibération en litige que la subvention accordée par le conseil de Paris est exclusivement destinée à financer l’affrètement d’un nouveau navire en vue de permettre à l’association de reprendre ses activités de secours en mer et, d’autre part, la convention conclue entre la Ville de Paris et l’association en application de cette délibération stipule que l’utilisation de la subvention à d’autres fins entraîne la restitution de tout ou partie des sommes déjà versées et que la Ville de Paris peut effectuer des contrôles, y compris sur pièces et sur place, pour s’assurer du respect de ces obligations. »

À l’inverse, dans l’arrêt du même jour, qui porte sur la subvention accordée par la commune de Montpellier à SOS Méditerranée4, le Conseil annule la délibération attaquée dès lors que celle-ci ne précise pas quelles activités la commune entend soutenir et qu’aucun élément ne permettait à la ville de Montpellier de s’assurer que son aide serait exclusivement destinée au financement de l’action internationale à caractère humanitaire de l’association qu’elle soutenait.

En somme, SOS Méditerranée prend certes parti dans des débats politiques, mais il y a lieu de considérer que son activité de sauvetage est distincte de ses activités politiques de sorte que les collectivités peuvent légalement soutenir le volet « sauvetage », et lui seul, de son action.

Ces décisions affinent,  a  minima,  voire  infléchissent  la  jurisprudence « Commune de Draguignan ». Le Conseil avait alors, implicitement mais nécessairement, considéré que le positionnement anti-Front National de la section locale de la LICRA était à lui seul, et nonobstant ses autres actions de caractère apolitique, de nature à caractériser globalement une action à caractère partisan, non susceptible de bénéficier d’un soutien financier d’une collectivité locale. Dans ses arrêts du 13 mai 2024, il distingue de manière peut-être un peu artificielle, deux types d’activités d’une même association qui seraient exclusifs l’un de l’autre. Si l’article L. 1611-4 du CGCT permet à la collectivité de contrôler l’usage que l’association fait des fonds publics qui lui ont été versés, via notamment une copie certifiée du budget et des comptes sur l’exercice écoulé, il ne constitue pas une protection suffisante du bon emploi des deniers publics dans d’éventuelles situations d’aveuglement volontaire de la collectivité quant à l’emploi réel des fonds par l’association concernée. En outre, dans un contexte de vives tensions internationales marqué par une contestation croissante de certains aspects de la politique extérieure de la France par une partie de la population, notamment en Afrique ou au Proche-Orient, il existe un risque réel que certaines collectivités qui, pour diverses raisons, s’opposent à cette politique, subventionnent des associations essentiellement politiques prétendant, pour les besoins de la cause, conduire également des actions de type humanitaire. Outre le détournement de pouvoir dont elles seraient entachées, de telles subventions, mues en réalité par des affinités idéologiques, religieuses, et/ou une solidarité « communautaire », pourraient influer sur les relations diplomatiques de la France, voire être génératrices de risques pour la sécurité nationale, en particulier pour celles de nos compatriotes résidant à l’étranger.

2.2 Les actions de SOS Méditerranée et ONG comparables respectent-elles les engagements internationaux de la France ?

Dans ses deux arrêts du 13 mai 2024, le Conseil d’Etat a indiqué que les requérants n’avaient pas soulevé de moyens tirés par la méconnaissance par SOS Méditerranée des engagements internationaux de la France.

Cette surprenante omission nous paraît avoir changé l’issue du litige, tant il existe d’éléments qui permettent de douter de la réalité du respect par SOS Méditerranée desdits engagements l’association5que celle-ci revendique le fait de « secourir les personnes en détresse grâce à des activités de recherche et de sauvetage en mer » et de « protéger les personnes secourues jusqu’à leur débarquement dans un lieu sûr». Dès lors, on ne saurait valablement considérer que l’action de « sauvetage » de personnes secourues (qui relève de l’assistance immédiate) serait détachable de l’action de « protection », qui intervient ensuite et ne prend fin, selon les termes mêmes de SOS Méditerranée, qu’au débarquement des intéressés.

Il convient d’apprécier le respect des engagements internationaux de la France par cette action, prise dans son ensemble.

Ces engagements ne se limitent pas aux seules conventions internationales relatives aux obligations de secours en mer. En effet, parmi ces engagements, figurent également le droit primaire et dérivé de l’Union européenne, ainsi que les accords bilatéraux relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers conclus entre la France et certains pays, en premier lieu l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968.

L’article 77 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne stipule que « L’Union développe une politique visant (…) b) à assurer le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures » et l’article 79 du même traité précise quant à lui que : « L’Union développe une politique commune de l’immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires, (…) ainsi qu’une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains et une lutte renforcée contre celles-ci. »

Or, comment considérer que les actions de sauvetage conduites par SOS Méditerranée qui ont notamment, sinon pour objet mais incontestablement pour effet de permettre aux personnes secourues, souvent dépourvues de tout document d’identité et de voyage, de rejoindre ensuite la France6 ou un autre Etat membre de l’UE respectent ces stipulations ? En effet, dans une enquête réalisée antérieurement au vote des délibérations en litige7, , Frontex a relevé que « depuis juin 2016, un nombre significatif de bateaux ont été interceptés ou secourus par Navires des ONG sans signal de détresse préalable. La présence d’ONG à proximité et parfois à l’intérieur des eaux territoriales libyennes a presque doublé par rapport à l’année précédente, aboutissant à une quinzaine de sauvetages. En parallèle, le nombre total de naufrages a très sensiblement augmenté. ». Et Frontex d’en déduire qu’« apparemment, l’ensemble des parties impliquées dans les sauvetages en Méditerranée aident involontairement les criminels (c’est-à-dire ceux qui pratiquent la traite des êtres humains) à atteindre leurs objectifs à moindre coût, renforcent leur business model en améliorant les chances de réussite des traversées de la mer. Migrants et demandeurs d’asile, encouragés par les récits de ceux qui ont mené à bien leur traversée de la mer, tentent eux-mêmes leur chance dès lorsqu’ils savent pouvoir compter sur les ONG pour leur porter secours et ensuite atteindre le territoire de l’Union européenne ». Une enquête menée par un juge italien8 met en cause trois ONG (SOS Méditerranée n’est pas concerné) et confirme l’analyse de Frontex : « Les organisations de sauvetage auraient développé des relations de proximité avec les trafiquants afin d’être avertis à l’avance des départs de bateaux transportant des migrants et d’être ainsi les premiers sur place. Les trois ONG auraient «agi de concert» et « contourné le système de secours mis en place par les autorités italiennes ».

En ce qui concerne précisément le débarquement à Toulon, en novembre 2022, de 234 personnes secourues en mer par SOS Méditerranée, l’Etat avait créé, sur le fondement des dispositions de l’article L. 341-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, une « zone d’attente temporaire ». Las ! La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a décidé de libérer la quasi-totalité des intéressés9, le président de cette juridiction ayant déclaré à cette occasion avoir « refusé leur placement en geôles car ce ne sont pas des délinquants ». Les autorités françaises, qui ont délivré des visas de régularisation d’une durée de huit jours aux intéressés ont ensuite perdu toute trace de la plupart d’entre eux. Quant aux 44 mineurs non accompagnés placés auprès des services de l’aide sociale à l’enfance, 26 d’entre eux avaient déjà fugué moins d’une semaine après leur arrivée en France.

Voici un cas d’école qui démontre que l’action de SOS Méditerranée, conjuguée à l’incurie judiciaire, a contribué directement à nourrir l’immigration clandestine en France.

Soutenir SOS Méditerranée et autres associations comparables, qui organisent ensuite les débarquements de personnes secourues au sein des Etats membres de l’Union européenne, aboutit à l’effet inverse de celui recherché par le droit primaire de l’UE.

Que dire enfin du respect de l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 qui conditionne l’entrée en France des ressortissants algériens à la possession d’un visa ? Il ressort des rapports d’activités établis par SOS Méditerranée en 202010 et 202111 que des ressortissants d’Afrique du Nord font parfois partie des personnes secourues. Si le navire affrété par cette association permet à des personnes de nationalité algérienne de rejoindre directement ou indirectement la France, cela a pour conséquence directe la violation de l’article 9 de l’accord franco-algérien précité.

Ces informations, accessibles à tous, laissent planer un doute sérieux sur le respect des engagements internationaux de la France par les ONG qui portent assistance aux migrants en Méditerranée. Elles constituaient probablement le cœur des contentieux engagés devant le juge administratif, ce qui n’a pas été perçu par les requérants et leurs conseils.

3.1 Du droit de vote des étrangers au soutien à l’immigration libre.

À partir des années 1980, ont émergé en France des mouvements favorables au droit de vote des étrangers aux élections locales, promesse du candidat Mitterrand pendant la campagne présidentielle de 1981. Le maire socialiste de Mons-en-Baroeul est le premier à organiser l’élection de « conseillers associés », de nationalité étrangère, qui assistent aux réunions du conseil municipal.12

Par la suite, des municipalités communistes de Seine-Saint-Denis (Saint- Denis, Aubervilliers, Stains, Le Blanc-Mesnil) décident d’organiser des référendums, ouverts aux étrangers, sur ce sujet ; consultations jugées bien entendu illégales après déféré du préfet de ce département (TA Cergy-Pontoise, 13 janvier 2006, n° 0511416).

Ce mouvement, portant sur les droits civiques des résidents étrangers en France, est demeuré principalement limité aux villes de banlieues et a été peu relayé par les municipalités des métropoles.

Celles-ci se sont en revanche progressivement engagées en faveur d’une immigration libre, à compter des années 1980 aux Etats-Unis, un peu plus tardivement en Europe.

Dans la cadre de la nouvelle fracture mondiale, analysée par le britannique David Goodhart13, les grandes villes occidentales sont devenues les bastions des «anywhere», favorables à la mondialisation dans toutes ses composantes, acquises à la « société ouverte » et hostiles à la régulation de l’immigration. La fracture idéologique principale qui touche la quasi-totalité des pays occidentaux se matérialise partout par une fracture territoriale, sorte de réactualisation du clivage identifié par Stein Rokkan, centre / périphérie.

À la dernière élection présidentielle, les votes Mélenchon et Jadot sont corrélés à la taille de l’unité urbaine à laquelle appartiennent les électeurs14, quand la part du vote Le Pen est elle inversement proportionnelle à celle-ci.

Aux Etats-Unis, Joe Biden est le candidat qui a, dans le même temps, recueilli le plus de suffrages au niveau national et remporté le plus faible nombre de comtés (477, contre 2 497 gagnés par Donald Trump) dans l’histoire électorale américaine15. Les Républicains ne dirigent plus que 26 des 100 plus grandes villes du pays16.

Cette polarisation spatio-politique a pour conséquence une immixtion de plus en plus fréquente et de plus en plus vive des autorités des grandes villes occidentales dans les politiques migratoires, relevant pourtant de la seule compétence des Etats.

C’est ainsi que des villes italiennes de gauche se sont opposées au décret Salvini du 24 septembre 201817 sur la sécurité et l’immigration, certaines d’entre elles refusant d’appliquer la partie du texte qui les concerne. Le maire de Palerme a même été soutenu dans sa démarche par Bill de Blasio, son homologue démocrate de New York18.

En France, 32 conseils départementaux de gauche, ainsi que la Ville de Paris, avaient annoncé leur intention de ne pas appliquer la loi Darmanin en tant qu’elle durcissait les conditions de versement aux étrangers de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA)19. La plateforme des collectivités solidaires avec SOS Méditerranée compte désormais plus de 110 membres20.

Le tropisme idéologique des grandes collectivités est en décalage avec les attentes exprimées par la population française dans son ensemble. 68% des Français sont ainsi favorables à l’arrêt des subventions publiques destinées aux associations de soutien aux migrants entrés illégalement en France.21

« Diplomatie des villes », lobbying des ONG, prises de positions de diverses autorités administratives indépendantes telles que le défenseur des droits ou la commission nationale consultative des droits de l’homme, campagnes des grandes entreprises et de leurs représentants en faveur de l’immigration : les « anywhere » immigrationnistes sont en position de monopole au sein des institutions publiques et privées et mènent une guerre culturelle et politique de chaque instant.

3.2 Comment faire face à l’offensive immigrationniste des collectivités locales ?

En l’état actuel du droit, lorsque des subventions sont proposées à des associations comparables à SOS Méditerranée, il est envisageable de demander au juge administratif d’annuler les délibérations correspondantes dès lors que, comme nous l’avons dit, le Conseil d’Etat n’a pas été mis à même de se positionner sur l’ensemble des illégalités potentielles entachant ces actes.

Le Conseil d’Etat a indiqué, dans sa décision n°474652 portant sur la subvention accordée par la ville de Montpellier, qu’un requérant établissant sa qualité de contribuable communal a un intérêt pour agir contre une délibération qui a pour objet d’accorder une subvention. Cet élément semble assouplir considérablement les conditions posées par la jurisprudence « Commune de Rivedoux-Plage ».22

Depuis 2022, seules les délibérations des communes de Paris, Montpellier, Saint-Nazaire, du conseil départemental de Haute-Garonne et du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine ont fait l’objet de contentieux, ce qui révèle une faible mobilisation des élus d’opposition.

Par ailleurs, au regard du contexte politique que nous avons mentionné, il semblerait opportun de modifier la loi et de restreindre les capacités d’action extérieure des collectivités locales, en revenant au cadre qui régissait celle-ci avant la loi Thiollière : dans un souci de cohérence et de respect des prérogatives de l’Etat, les collectivités ne devraient être autorisées à mener cette action que dans le strict cadre de leurs compétences.

Enfin, il faudra se pencher, plus largement, sur l’ensemble des subventions accordées aux associations de défense de l’immigration qui sont financées par l’Etat pour saper sa propre politique et former de multiples recours contre les décisions d’éloignement des étrangers. Dans le projet de loi de finances pour 2023, l’Etat prévoyait de verser 736 millions d’euros aux 1 500 associations qui assurent des missions d’accueil, d’accompagnement et d’assistance juridiques.2324Le poids croissant du contentieux des étrangers qui représente en 2023, 43% des dossiers traités par les tribunaux administratifs et 57% de ceux traités par les cours administratives d’appel, cet ensemble étant composé pour une bonne part de requêtes dépourvues de moyens sérieux, conduit selon le rapport de François-Noël Buffet25 à placer les « juridictions administratives au bord de l’embolie ».

  1. Site internet de l’association SOS Méditerranée https://sosmediterranee.fr/mission- sauvetage-en-mer/#historique
  2. Communiqué de presse du Conseil d’Etat relatif à son arrêt du 13 mai 2024 https://www.conseil-etat.fr/actualites/sos-mediterranee-les-collectivites-   territoriales-peuvent-accorder-sous-conditions-une-subvention-a-une-action-  humanitaire-internationale
  3. Loi n°2007-147 du 2 février 2007 relative à l’action extérieure des collectivités territo- riales et de leurs groupements https://www.senat.fr/leg/ppl04-224.html
  4. Décision du Conseil constitutionnel n°2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2018/2018717_718QPC.htm
  5. Arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris, 4ème Chambre Chambre, en date du 3 mars 2023, 22PA04811 https://justice.pappers.fr/decision/34891dc46a531f72094faf67df2bdcddcbe9c86c?q=2 2PA04811&tri=date
  6. Arrêt du Conseil d’Etat n°474652, en date du 13 mars 2024 https://www.conseil- etat.fr/Media/actualites/documents/2024/mai-2024/474652.pdf
  7. Site internet de l’association SOS Méditerranée, présentation des missions et valeurs https://sosmediterranee.fr/mission-sauvetage-en-mer/#valeurs
  8. « L’Ocean Viking a quitté Toulon, le débarquement des migrants étant terminé » Le Figaro, 12/11/2022 https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-ocean-viking-a-quitte- toulon-le-debarquement-des-migrants-etant-termine-20221112
  9. Rapport de Frontex « Risk and analysis for 2017 » https://www.frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/Annual_Risk_An    alysis_2017.pdf
  10. « Trois ONG de sauvetage en mer accusées de complicité avec les passeurs crimi- nels » Le Temps, 11/03/2021 https://www.letemps.ch/monde/trois-ong-sauvetage- mer-accusees-complicite-passeurs-criminels
  11. « Ocean Viking : que sont devenus les migrants secourus et débarqués en France ? » L’Express, 19/11/2022 https://www.lexpress.fr/societe/ocean-viking-que-sont- devenus-les-migrants-secourus-et-debarques-en-france_2183802.html
  12. Rapport d’activité 2020 de SOS Méditerranée France https://sosmediterranee.fr/wp- content/uploads/2021/04/rapportactivite2020.pdf
  13. Rapport d’activité 2021 de SOS Méditerranée France https://sosmediterranee.fr/wp- content/uploads/2022/06/SOS_MEDITERRANEE_RA_2021_DEF_WEB.pdf
  14. « Le droit de vote des résidents étrangers : un combat toujours d’actualité » Moha- med Ben Saïd, Bernard Delemotte, Vincent Rebérioux (revue Plein droit 2023/1 n° 136, pages 45 à 48) https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2023-1-page-45.htm
  15. David Goodhart, Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale, Paris, Les arènes, 2019
  16. « Premier tour de l’élection présidentielle 2022 : vote des villes, vote des cam- pagnes » Le Monde, 11/04/2022 https://www.lemonde.fr/les- decodeurs/article/2022/04/11/premier-tour-2022-vote-des-villes-vote-des- campagnes_6121688_4355770.html
  17. Election présidentielle américaine 2020, carte par carte et répartition des voix https://brilliantmaps.com/2020-county-election-map/
  18. Liste des maires actuels dans les 100 premières villes des Etats-Unis https://ballotpedia.org/List_of_current_mayors_of_the_top_100_cities_in_the_Unit    ed_States
  19. « Le nouveau rôle des villes et pourquoi il faut l’encourager » Terra Nova, 13 mars 2020 https://tnova.fr/economie-social/territoires-metropoles/le-nouveau-role- international-des-villes-et-pourquoi-il-faut-lencourager/
  20. « Le Maire de Palerme veut que sa ville soit connue pour les droits des migrants » Info Migrants, 13/02/2019 https://www.infomigrants.net/en/post/15154/palermo- mayor-says-city-wants-to-be-known-for-migrant-rights
  21. « Allocation d’autonomie : les 32 départements de gauche n’appliqueront pas la loi immigration » L’Express, 20/12/2023 https://www.lexpress.fr/politique/loi- immigration-le-lot-la-gironde-et-la-seine-saint-denis-nappliqueront-pas-le-texte- DLD6FDQADVFBXM63RP5QAIU324/
  22. Site internet de la ville de Bordeaux, présentation du partenariat avec SOS Méditer- ranée https://www.bordeaux.fr/p146760/partenariat-avec-sos-mediterranee
  23. « Sondage : 68% des Français favorables à l’arrêt des subventions aux associations d’aide aux migrants entrés illégalement sur le territoire » CNEWS, 16/05/2024 https://www.cnews.fr/france/2024-05-16/sondage-68-des-francais-favorables-larret-    des-subventions-aux-associations-daide
  24. Arrêt du Conseil d’Etat n°391570, 7ème – 2ème chambre réunies, 01/06/2016 https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032625299
  25. « Comment les associations sous-traitent-elles pour l’Etat, l’accueil des migrants ? » Europe 1, 18/11/2022 https://www.europe1.fr/politique/comment-les-associations- sous-traitent-elles-pour-letat-laccueil-des-migrants-4148425
  26. Projet de loi de finances pour 2023 https://www.assembleenationale.fr/dyn/content/download/494514/file/PAP2023_B    G_Immigration_asile_integration.pdf
  27. Rapport d’information de M. François-Noël Buffet n°626 (2021-2022) déposé le 10/05/2022 « Services de l’Etat et immigration : retrouver sens et efficacité » https://www.senat.fr/rap/r21-626/r21-626.html

  1. https://www.senat.fr/leg/ppl04-224.html ↩︎
  2. https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2018/2018717_718QPC.htm ↩︎
  3. https://justice.pappers.fr/decision/34891dc46a531f72094faf67df2bdcddcbe9c86c?q=22PA04811&tri=d ate ↩︎
  4. https://www.conseil-etat.fr/Media/actualites/documents/2024/mai-2024/474652.pdf ↩︎
  5. https://sosmediterranee.fr/mission-sauvetage-en-mer/#valeurs ↩︎
  6. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-ocean-viking-a-quitte-toulon-le-debarquement-des- migrants-etant-termine-20221112 ↩︎
  7. https://www.frontex.europa.eu/assets/Publications/Risk_Analysis/Annual_Risk_Analysis_2017.pdf ↩︎
  8. https://www.letemps.ch/monde/trois-ong-sauvetage-mer-accusees-complicite-passeurs- criminels ↩︎
  9. https://www.lexpress.fr/societe/ocean-viking-que-sont-devenus-les-migrants-secourus-et- debarques-en-france_2183802.html ↩︎
  10.  https://sosmediterranee.fr/wp-content/uploads/2021/04/rapportactivite2020.pdf ↩︎
  11. https://sosmediterranee.fr/wp-
    content/uploads/2022/06/SOS_MEDITERRANEE_RA_2021_DEF_WEB.pdf
    ↩︎
  12. https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2023-1-page-45.htm ↩︎
  13. David Goodhart, Les deux clans : lanouvelle fracture mondiale, Paris, Les arènes, 2019
    ↩︎
  14. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/04/11/premier-tour-2022-vote-des-villes- vote-des-campagnes_6121688_4355770.html ↩︎
  15.  https://brilliantmaps.com/2020-county-election-map/ ↩︎
  16.  https://ballotpedia.org/List_of_current_mayors_of_the_top_100_cities_in_the_United_States ↩︎
  17. https://tnova.fr/economie-social/territoires-metropoles/le-nouveau-role-international-des-villes- et-pourquoi-il-faut-lencourager/ ↩︎
  18. https://www.infomigrants.net/en/post/15154/palermo-mayor-says-city-wants-to-be-known-for- migrant-rights ↩︎
  19. https://www.lexpress.fr/politique/loi-immigration-le-lot-la-gironde-et-la-seine-saint-denis- nappliqueront-pas-le-texte-DLD6FDQADVFBXM63RP5QAIU324/ ↩︎
  20. https://www.bordeaux.fr/p146760/partenariat-avec-sos-mediterranee ↩︎
  21. https://www.cnews.fr/france/2024-05-16/sondage-68-des-francais-favorables-larret-des-
    subventions-aux-associations-daide ↩︎
  22. https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032625299 ↩︎
  23. 25https://www.europe1.fr/politique/comment-les-associations-sous-traitent-elles-pour-letat-
    laccueil-des-migrants-4148425 ↩︎
  24. https://www.assemblee-
    nationale.fr/dyn/content/download/494514/file/PAP2023_BG_Immigration_asile_integration.pdf ↩︎
  25. https://www.senat.fr/rap/r21-626/r21-626.html ↩︎

Sauver Schengen : face à l’urgence, la nécessaire réforme.

  • L’espace Schengen, dans lequel les personnes circulent librement sans contrôles aux frontières intérieures, est considéré comme l’une des réussites de l’Union européenne (UE) et la garantie d’une liberté précieuse pour les citoyens européens. Cependant, outre que l’espace Schengen et l’UE ne se superposent pas, cette zone de libre circulation devait s’inscrire plus largement dans « l’espace de sécurité et de justice » prévu par le traité de Maastricht et s’accompagner d’une protection efficace de nos frontières extérieures, de manière à ne pas exposer les Européens à des risques accrus.
  • Or, à l’usage et comme l’a dramatiquement illustré la crise migratoire engagée depuis 2015, l’espace Schengen s’est montré dysfonctionnel. La libre- circulation, étendue aux ressortissants des pays tiers et associée à l’absence de vérifications aux frontières, a rendu l’Europe plus vulnérable à la pression de l’immigration irrégulière. Elle se trouve aussi à l’origine d’importants « flux migratoires secondaires » entre pays européens – tout particulièrement au détriment de la France.
  • Un relatif consensus s’étant dégagé sur ces dysfonctionnements, les institutions européennes ont engagé une révision du code des frontières Schengen (CFS) qui devrait prochainement aboutir. Cependant, au-delà des progrès indéniables qu’elle pourrait apporter, cette révision ne semble pas à même d’armer les États membres pour répondre aux défis migratoires contemporains.
  • Ces défis plaident pour la mise en œuvre d’autres mesures, aminimaen exploitant les possibilités actuellement prévues par le droit – telles que l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler aux autorités leurs déplacements au sein de l’espace Schengen. Nous proposons toutefois une réforme plus ambitieuse du système Schengen : en réservant la libre circulation aux citoyens de l’UE, en mettant fin aux visas Schengen de court-séjour autorisant à circuler dans l’ensemble des pays membres et en soumettant les ressortissants des pays tiers à des contrôles. C’est ainsi que l’idéal de libre circulation pourra être préservé pour les citoyens européens.

1.1 Une convention internationale qui a été intégrée dans le droit de l’Union, assortie d’exemptions : espace Schengen et Union européenne ne se superposent pas

Schengen est un village luxembourgeois qui a donné son nom à des accords interétatiques conclus entre des pays européens pour organiser la libre circulation des personnes. Il s’agit d’abord de l’accord Schengen, signé le 14 juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne (République fédérale d’Allemagne, France et les trois pays du Benelux), laquelle comptait alors dix membres. Il fallut ensuite adopter en 1990 une convention d’application de l’accord Schengen, pour que « l’espace Schengen » voie effectivement le jour le 26 mars 1995 entre sept pays européens – l’Espagne et le Portugal ayant entre-temps rejoint les cinq premiers pays cités.

L’intitulé de l’accord de 1985, « relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la France», est parlant : il s’agit, à court terme, d’alléger les vérifications aux frontières pour les personnes et les marchandises et, à long terme, de supprimer ces vérifications pour les reporter aux frontières extérieures, le tout en en organisant la coopération administrative, notamment douanière et policière, et en rapprochant les politiques de visas et d’admission au séjour.

Il est important de souligner que cet accord visait uniquement les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, comme cela résulte expressément de son préambule1 et de son article 1e2. Formellement, lesétrangers extra-communautaires n’étaient donc pas couverts par cette suppression graduelle des frontières communes, même s’ils pouvaient de fait en bénéficier – d’où d’ailleurs la préoccupation exprimée dans l’accord de protéger le territoire contre l’immigration illégale.

Cette genèse de l’espace Schengen illustre lien entre celui-ci et l’intégration européenne mais aussi la déconnexion institutionnelle et juridique initiale entre l’accord Schengen – de nature purement interétatique – et la Communauté européenne, qui n’avait pas elle-même organisé la suppression de l’ensemble des vérifications aux frontières du marché intérieur.

Ce n’est qu’avec le traité d’Amsterdam, entrée en vigueur le 1er mai 1999, que

« l’acquis Schengen » a été intégré au droit de l’Union. Le traité instituant la Communauté européenne, devenu entre-temps traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), offre ainsi, comme nous allons le voir, une base légale au « code frontières Schengen » (CFS), qui prend la forme d’un règlement du Parlement européen et du Conseil.3

Toutefois, l’espace Schengen et le territoire de l’Union diffèrent à plusieurs titres. D’une part, certains États membres ont choisi et obtenu de ne pas rejoindre cet espace (Irlande)4 ou ne remplissent pas encore les conditions nécessaires (Chypre et, en partie, la Roumanie et la Bulgarie5). D’autre part, des pays tiers ont adhéré à l’espace Schengen et appliquent ainsi la réglementation européenne (l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et Gibraltar).

Cela illustre le fait qu’il est possible de concilier Union européenne et contrôles aux frontières. La libre circulation dont bénéficient les citoyens européens n’implique ainsi pas nécessairement l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Source:ministèredel’EuropeetdesAffairesétrangères.6

1.2 Les textes en vigueur organisent l’absence de contrôle aux frontières intérieures.

Le droit primaire de l’Union ne se contente pas de garantir, au titre du « marché intérieur », le principe de libre circulation des personnes (article 26 TFUE), c’est-à-dire des travailleurs (article 45 du TFUE), par des dispositions dont il n’est pas contesté qu’elles ne bénéficient qu’aux citoyens européens, à l’exclusion des ressortissants des pays tiers. Il prévoit aussi l’absence de tout contrôle aux frontières intérieures.

Plus exactement, l’article 77 du TFUE, qui s’inscrit dans les dispositions du traité sur les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration, fonde la compétence de l’Union pour « développe[r] une politique visant: / a) à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures » (art. 77, §1, a). Le législateur européen est ainsi compétent pour « adopte[r] les mesures portant sur: […] c) les conditions dans lesquelles les ressortissants des pays tiers peuvent circuler librement dans l’Union pendant une courte durée; […] e) l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. » (art. 77, §2).

L’absence de contrôles aux frontières intérieures constitue ainsi un objectif que le législateur européen est invité à atteindre. Les termes de l’article 77 sont néanmoins assez ambigus quant à la portée de cette absence de contrôle : d’un côté, celle-ci doit s’appliquer sans distinction de nationalité, ce qui semble s’étendre aux ressortissants de pays tiers, tandis que, d’un autre côté, la circulation de tels ressortissants peut être soumise à des conditions.

De même, l’article 79 du TFUE fonde la compétence de l’Union pour « [définir] des droits des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans un État membre, y compris les conditions régissant la liberté de circulation et de séjour dans les autres États membres;»(art. 79, §2, b), ce qui confirme que la libre circulation dans l’Union n’est pas absolue pour les ressortissants des pays tiers et fait clairement apparaître que les étrangers en situation irrégulière sont exclus de ce droit. La Commission ne dit pas autre chose sur ce point7. Or, dès lors que les étrangers en situation irrégulière ne bénéficient pas du droit de circuler librement sans faire l’objet de contrôles aux frontières et que des étrangers séjournent effectivement illégalement sur le territoire, on peut en conclure que de tels contrôles devraient pouvoir être menés…

Ce sont ces articles 77 et 79 du TFUE qui constituent la base légale du règlement constituant le code frontières Schengen, déjà mentionné.

C’est plus précisément le titre III du CFS qui est consacré aux frontières intérieures. Il consacre le droit des personnes, « quelle que soit leur nationalité », de franchir les frontières intérieures « en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées » (article 22). Les vérifications à l’intérieur du territoire, y compris dans les zones frontalières, ne sont admises qu’à la condition de ne pas avoir « un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières » (article 23).

Cependant les États membres ont la possibilité de prévoir l’obligation pour les ressortissants de pays tiers de signaler leur présence sur leur territoire, soit à l’entrée, soit dans un délai de trois jours ouvrables à partir de l’entrée (article 23, sous d, en combinaison avec l’article 20 de la convention d’application de Schengen). Cette possibilité semble être devenue assez théorique mais cette obligation de signaler sa présence auprès des autorités de police existe bien dans notre droit national8.

La réintroduction du contrôle aux frontières intérieures est néanmoins permise « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre », en dernier recours et sans excéder ce qui est strictement nécessaire (article 25), pour une durée qui ne peut atteindre deux ans que dans ces circonstances exceptionnelles. Si ces dispositions ont été assez largement utilisées par les États membres dans le contexte sécuritaire, migratoire et sanitaire des dernières années, sans toujours respecter la durée limite de deux ans, il n’en reste pas moins que le principe est l’absence de contrôle aux frontières intérieures, les contrôles aux frontières extérieures étant censés être suffisants pour protéger le territoire européen.

1.3 Les États membres de l’espace Schengen sont restreints dans leur capacité à contrôler les flux migratoires internes.

Les institutions européennes, plus particulièrement la Commission européenne avec le concours de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), veillent à ce que l’ensemble des dispositions relatives à l’espace Schengen soient respectées et le cas échéant interprétées dans leur sens le plus extensif. Ainsi, la portée de la prohibition des contrôles frontaliers a été accentuée par la jurisprudence sourcilleuse de la CJUE qui a défini des conditions strictes encadrant la possibilité pour les États membres de mener des opérations de police sur leur territoire sans que celles-ci ne puissent être assimilées à des opérations de contrôle frontalier.

Ainsi que l’a jugé la grande chambre de la Cour de justice dans l’arrêt Melki et Abdeli du 22 juin 2010 (C-188/10 et C-189/10), le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale, française en l’espèce, « conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la convention d’application de l’accord de Schengen […] l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public, en vue de vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres et des documents prévues par la loi, sans prévoir l’encadrement nécessaire de cette compétence garantissant que l’exercice pratique de la dite compétence ne puisse pas revêtir un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières». Autrement dit, pour le juge européen, contrôler l’identité des personnes n’est pas problématique pour autant que ce ne soit pas spécifiquement dans la zone frontalière. Or le droit national français ne prévoit pas que l’identité des personnes puisse être contrôlée en tout temps et en tout lieu sans raison particulière. Aussi, alors qu’il serait souhaitable de pouvoir mener des contrôles d’identité plus aisément en zone frontalière que sur le reste du territoire, le droit de l’Union s’y oppose.

L’état du droit décrit ci-dessus peut être considéré comme problématique dans le contexte migratoire actuel, dans la mesure où il facilite l’immigration légale et illégale vers les États composant l’espace Schengen.

2.1 L’application de Schengen aux ressortissants des pays tiers : une version extensive de la libre circulation, qui ne découle pas automatiquement du principe de libre circulation garanti par les traités européens

Le fait que la libre circulation des personnes bénéficie non seulement aux citoyens européens mais aussi aux ressortissants des pays tiers est problématique en principe et en pratique.

Sur le principe, il s’agit d’une illustration de la propension de l’Union européenne à accorder aux pays tiers des avantages sans aucune contrepartie de leur part – de même par exemple que le droit de l’Union protège la libre circulation des capitaux au niveau mondial au lieu de la limiter au territoire européen.

Sur le plan opérationnel, cette extension de la libre circulation prive l’Union de moyens de contrôle de l’immigration extra-européenne.

Certes, d’aucuns estiment que la libre circulation des personnes doit nécessairement s’étendre aux ressortissants des pays tiers pour des raisons pratiques, tenant au fait que soit il y a des contrôles aux frontières, soit il n’y en a pas. Telle est l’opinion de l’avocat général Athanasios Rantos9, s’appuyant sur l’opinion de certains universitaires10 : « Les personnes, quelle que soit leur nationalité, ne doivent pas être contrôlées lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures. Le franchissement des frontières sans contrôle n’est possible de facto que s’il concerne tout le monde. La suppression des contrôles aux frontières intérieures s’étend donc nécessairement aux ressortissants de pays tiers, en raison de la nature même de l’absence de contrôle. »

Cette affirmation, à première vue intellectuellement séduisante, est discutable. Premièrement, elle confond à tort le droit à la libre circulation et l’absence de contrôles aux frontières. De même que le principe de libre circulation des capitaux n’implique pas l’absence de contrôle des flux de capitaux ou que les automobilistes sont susceptibles d’être contrôlés pour vérifier qu’ils détiennent un permis de conduire, il est parfaitement légitime de s’assurer que des personnes exerçant leur droit à la libre circulation dans l’Union sont autorisés à le faire. Telle est d’ailleurs l’opinion de la Commission européenne elle-même, qui distingue bien le droit à la libre circulation de l’absence de vérifications aux frontières intérieures : « Même si, en soi, les vérifications aux frontières intérieures ne portent pas atteinte au droit à la libre circulation, l’absence de telles vérifications facilite en pratique les déplacements des personnes.»11. De fait, la Communauté européenne a longtemps existé avec des contrôles aux frontières, la convention d’application de l’accord Schengen n’étant entrée en vigueur qu’en 1995 pour les premiers États l’ayant conclue. Et une partie de l’Union européenne reste en dehors de l’espace Schengen.

Deuxièmement, si la libre circulation des personnes est bien une liberté fondamentale des citoyens de l’Union – que nous n’entendons pas, pour notre part, remettre en cause – l’absence de tout contrôle aux frontières n’est pas un principe général et absolu qui serait inscrit dans les traités européens. Comme nous l’avons vu plus haut, l’article 77 du TFUE fixe au législateur européen un objectif d’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures, ce qui signifie précisément qu’il revient audit législateur de fixer les conditions et limites de cette absence de contrôle.

Troisièmement, s’il est donc permis au Parlement européen et au Conseil d’apporter certaines restrictions, c’est tout particulièrement le cas s’agissant des ressortissants des pays tiers, comme y invite même l’article 79 du TFUE. Rappelons ici que ces ressortissants ne sont susceptibles de bénéficier de la libre circulation que s’ils séjournent légalement dans un État membre. Pourtant, la suppression pure et simple des contrôles aux frontières intérieures génère une absence de contrôle pour les étrangers en situation irrégulière, ce qui constitue un effet pervers du système actuel et non un effet recherché par le CFS.

Quatrièmement, faire bénéficier les étrangers non-européens de la libre circulation des personnes conduit à brader une liberté conçue comme étant le corollaire de la citoyenneté européenne. Autoriser y compris, de fait, des immigrés clandestins, qui ont violé la frontière extérieure européenne, à circuler librement dans l’Union vient démultiplier l’effet de cette violation et, bien loin d’être nécessaire pour assurer la libre circulation des Européens, lèse les droits de ces derniers.

2.2 L’absence de tout contrôle aux frontières intérieures alimente les flux migratoires vers l’Europe

La suppression des vérifications aux frontières pour les ressortissants des pays tiers contribue à la non-maîtrise de l’immigration, illégale mais aussi légale.

C’est évident pour l’immigration clandestine : en l’absence de contrôles aux frontières intérieures, l’Europe n’est plus protégée contre les flux migratoires illégaux que par sa seule frontière extérieure. Une fois sur le territoire européen, les immigrants peuvent se déplacer dans tout l’espace Schengen sans entrave, sous réserve des contrôles de police dont ils peuvent par ailleurs faire l’objet, comme tout un chacun, pour un motif légitime. N’oublions pas que l’espace Schengen, qui s’étend sur près de 4,3 millions m², permet d’aller de la Sicile à la mer arctique et des îles Canaries à la Pologne.

Et quand bien même des vérifications seraient réintroduites aux frontières intérieures dans le cadre prévu par l’article 25 CFS, il résulte de la jurisprudence de la CJUE12 que les immigrants illégaux interceptés à une frontière intérieure ne peuvent être remis à l’État membre dont ils ont franchi la frontière qu’en respectant toutes les prescriptions de la directive « retour »13.

Ces facilités de circulation alimentent les flux migratoires secondaires, qui concernent notamment des migrants déboutés du droit d’asile dans un État membre qui rejoignent un autre État membre pour y déposer une nouvelle demande d’asile. Dans un avis sur le projet de loi de finances pour 201814, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale avait constaté la prégnance de ce phénomène, devenu massif à la suite de la vague migratoire de 2015-2016, et mis en cause les « dysfonctionnements de l’espace Schengen » : selon le ministère de l’intérieur, près de la moitié des demandeurs d’asile qui se présentaient en France étaient alors déjà connus ailleurs en Europe et près de 500 000 déboutés du droit d’asile circulaient de pays en pays dans l’espace Schengen. Selon ce document parlementaire, qui reste d’actualité15, « L’ampleur des mouvements migratoires secondaires en Europe illustre les lacunes graves de l’espace Schengen. L’Union européenne a mis en place un espace frontalier commun sans harmoniser les règles en son sein, ce qui se traduit par un « cabotage » des systèmes d’asile, une partie des migrants rebondissant de pays en pays pour trouver un point de chute, une fois déboutés de leurs droits dans un État. »

Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, est parvenu à la même conclusion d’inadéquation entre l’espace Schengen et le système européen de l’asile : « Il apparaît même de plus en plus que si le ’’règlement Dublin’’ n’est pas réformé, c’est à terme l’espace de libre circulation[…] qui sera menacé. »16

Un titre de séjour ou visa Schengen autorise à circuler librement dans tout l’espace Schengen. Cela signifie qu’un visa délivré par l’Italie ouvre droit à se rendre en Islande, pour peu que les conditions du visa (la durée essentiellement : 90 jours maximum pour un visa de court séjour) soient respectées.

Là non plus, il ne va pas de soi que, par exemple, un ressortissant d’un pays d’Afrique arrivant en Belgique avec un visa Schengen pour motif touristique soit autorisé à se déplacer dans tout l’espace Schengen : cela démultiplie les voies d’arrivée légale en Europe, lesquelles sont bien souvent un vecteur d’immigration illégale. En effet, sans même parler du cas de visas obtenus par fraude ou corruption, lorsque le touriste détenteur d’un visa omet de quitter le territoire européen dans le délai imparti, il se retrouve en situation irrégulière, sans que l’on sache s’il est resté dans l’État qui a délivré le visa ou s’il a rejoint un autre pays de l’espace Schengen. Le même touriste ou encore le membre d’une délégation sportive peut aussi demander l’asile une fois sur place – en principe dans l’État d’arrivée mais potentiellement aussi dans un autre pays de son choix (en cas de non application du règlement Dublin, d’une nouvelle demande d’asile après rejet de la première par l’État compétent ou encore d’une première demande sous une autre identité que celle initialement déclarée).

À cet égard, la distinction entre immigration légale et immigration illégale n’est pas si nette. La facilitation de l’ensemble de ces migrations par l’espace Schengen est donc problématique.

Le CFS est en cours de révision pour répondre à certaines des difficultés apparues dans le fonctionnement de l’espace Schengen – pas nécessairement ou pas seulement celles identifiées ci-dessus. Le Parlement européen a adopté en première lecture le 24 avril 2024 un règlement modifiant le CFS17, dont le Conseil de l’Union est désormais saisi18. Passons en revue les principales dispositions de ce projet de révision.

3.1 Un encadrement plus strict de la réintroduction temporaire de contrôles aux frontières intérieures.

C’est la mesure qui a suscité le plus de réticences à la droite de l’hémicycle. Un des objectifs des promoteurs du texte, notamment la rapporteure Sylvie Guillaume (groupe Renew), était d’encadrer davantage les rétablissements des contrôles aux frontières intérieures par les États membres. Le texte part du principe que la réintroduction temporaire d’un contrôle aux frontières intérieures devrait être exceptionnelle et n’être utilisée qu’en dernier recours, le cas échéant sous réserve d’une consultation et d’une coopération entre les États membres concernés et la Commission, en tant que gardienne des traités.

Dans la mesure où ce sont les États membres et non la Commission européenne qui sont responsables du maintien de l’ordre public19, il paraît peu opportun de confier à la Commission européenne, même à titre consultatif, la compétence de dire si les conditions du rétablissement des frontières intérieures sont réunies ou non et si les mesures prises sont adaptées et proportionnées. De même, l’instauration d’une durée limite pour la réintroduction des contrôles aux frontières (3 ans, sous certaines conditions) ne tient pas compte des menaces qui pourraient être de nature à justifier le maintien de ces contrôles sur une plus longue durée : la menace migratoire, terroriste ou sanitaire s’embarrasse assez peu de délais réglementaires…

3.2 Une possibilité de renvoi simplifié aux frontières intérieures.

Mieux inspirée est une mesure qui apporte un début de réponse à la problématique des mouvements migratoires secondaires, en introduisant la possibilité pour un État membre qui intercepte des migrants en situation irrégulière dans une zone frontalière de les transférer vers l’État membre par lequel ils sont entrés20. Il s’agit aussi d’une réponse à la jurisprudence de la CJUE (arrêt ADDE, mentionné plus haut), selon laquelle ces renvois doivent aujourd’hui être exécutés dans les conditions définies par la directive retour.

Ainsi, par dérogation à la directive retour, l’État membre pourra procéder au transfert vers le pays voisin de manière immédiate, dans les 24 heures au plus. L’étranger faisant l’objet d’une décision de transfert pourra certes former un recours mais celui-ci sera dépourvu d’effet suspensif. La mise en œuvre de cette procédure sera néanmoins subordonnée à l’existence d’une coopération bilatérale, puisque ne seraient concernés que les étrangers appréhendés « lors de contrôles impliquant les autorités compétentes des deux États membres dans le cadre d’une coopération bilatérale» et sous réserve que ces deux États se soient accordés sur la mise en œuvre de cette procédure de transfert. De surcroît, le Parlement européen a introduit des exceptions (demandeurs d’asile et bénéficiaires de la protection internationale) qui risque de réduire la portée et l’efficacité du dispositif.

3.3 Une nouvelle possibilité de restriction des entrées aux frontières extérieures en cas d’arrivées en masse et en force.

La réforme introduit aussi un nouveau critère lié aux afflux soudains de ressortissants des pays tiers, qui permettent de restreindre temporairement les entrées aux frontières extérieures. Cela vise notamment mais pas seulement les phénomènes d’instrumentalisation des migrants par des pays tiers ou des acteurs non étatiques cherchant à déstabiliser l’Union ou un de ses États membres (on pense notamment aux tentatives d’intrusion depuis la Biélorussie en 2021-2022).

Il est d’abord affirmé que « lorsqu’un grand nombre de migrants tentent de franchir leurs frontières extérieures de manière non autorisée, en masse et en faisant usage de la force, les États membres peuvent prendre les mesures nécessaires pour préserver la sécurité et l’ordre public »21. Ce type de situations est celle envisagée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)22, qui admet dans ce cas de figure une exception au principe d’interdiction des expulsions collectives23.

La précision apportée par la révision du CFS est bienvenue mais ne va pas jusqu’à déroger au principe de non refoulement. Dans un nouveau paragraphe dédié aux situations d’instrumentalisation de migrants, il est même explicité que les restrictions que l’État membre concerné peut envisager dans cette hypothèse (limitation du trafic frontalier au minimum et fermeture temporaire de certains points de passage frontaliers) devraient être appliquées « de manière à garantir que les obligations liées à l’accès à une protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement, sont respectées», un « accès réel et effectif aux procédures de protection internationale » devant notamment être garanti24.

Or, pour notre part, nous ne voyons pas comment il pourrait être raisonnablement envisagé de fermer des points de passage frontaliers pour faire obstacle à une forme d’invasion de migrants instrumentalisés à des fins déstabilisatrices et, en même temps, de garantir à ces mêmes migrants la possibilité de déposer une demande d’asile. En pareille situation, il paraît vain de distinguer l’instrumentalisateur de l’instrumentalisé et de chercher à appliquer le principe de non refoulement, au risque précisément que la tentative de déstabilisation soit couronnée de succès pour le pays tiers ou l’acteur non- étatique hostile.

3.4 Des fondamentaux globalement inchangés.

Certaines autres dispositions ne sont pas sans intérêt, comme celles qui visent à faciliter le recours à des moyens techniques modernes (drones, capteurs de mouvement…) pour prévenir les franchissements non autorisés de la frontière, ou encore à expliciter que les contrôles de police à l’intérieur du territoire peuvent recourir à l’utilisation de technologies de contrôle et de surveillance (sur autoroutes par exemple) pour autant que celles-ci soient généralement utilisées sur tout le territoire ou que leur emploi soit fondé sur une évaluation des risques aux fins de la protection de la sécurité intérieure.

Cependant, il apparaît en définitive que la révision du CFS en cours d’adoption n’apportera qu’un remède incomplet aux insuffisances et défauts de l’espace Schengen. L’idée directrice est d’ailleurs bien de consolider celui-ci dans ses fondamentaux, y compris dans le fait de faire bénéficier également les ressortissants des pays tiers de la libre circulation et de l’absence de vérifications aux frontières.

Concilier le principe de libre circulation des personnes et la maîtrise des frontières des pays européens n’est pas mission impossible. Nous formulons ci- après des propositions, certaines assez ciblées, d’autres plus structurantes.

4.1 À minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

Il est possible, à droit constant, de soumettre les ressortissants des pays tiers, ou certains d’entre eux (ressortissants des pays soumis à un régime de visa par exemple25), à un système d’enregistrement lorsqu’ils se déplacent, comme ils en ont aujourd’hui le droit, dans l’espace Schengen. Comme nous l’avons vu (cf. I supra), c’est ce qu’autorise l’article 23, sous d, du CFS.

Apparemment tombée en désuétude ou imparfaitement appliquée, cette disposition pourrait être réactivée. La révision en cours du CFS prévoit d’ailleurs que les États membres puissent aussi soumettre les chefs d’établissements d’hébergement à une obligation « de veiller à ce que les ressortissants de pays tiers remplissent et signent les fiches de déclaration ». Cette obligation déclarative devrait être modernisée, en étant obligatoirement effectuée en ligne, de manière à alimenter un système d’information national voire européen26, de manière à permettre aux États d’être mieux informés sur les flux migratoires internes, de procéder à des contrôles, notamment dans les lieux d’hébergement pour s’assurer du respect de l’obligation d’enregistrement, et de tirer les conséquences d’une méconnaissance de l’obligation (amende, ordre de quitter le territoire…).

À noter que plusieurs États membres de l’Union ont déployé un système de passenger locator form pendant la pandémie de Covid-19, dont la Belgique, afin de contrôler à des fins sanitaires les déplacements internationaux. Un tel système est donc tout à fait possible et réaliste ; il n’implique pas des contrôles aux frontières.

Comme évoqué ci-dessus, la révision en cours du CFS permettra, sous certaines conditions, de faciliter la reconduite aux frontières intérieures des étrangers en situation irrégulière interceptés dans les zones frontalières. Cette mesure rendra plus efficaces les contrôles de police dans les zones frontalières, ainsi que les contrôles aux frontières intérieures dans le cas où ils auront été réintroduits temporairement en vertu de la clause de suspension de l’espace Schengen (article 25 CFS).

Certes, pour que ces interceptions soient pleinement efficaces pour lutter contre l’immigration irrégulière au niveau européen, il conviendrait que l’État membre auquel sont remis les étrangers interceptés les renvoie ensuite dans leur pays d’origine.

Mais le seul fait de faire obstacle au franchissement de frontières intérieures serait de nature à rendre l’entrée dans l’espace Schengen moins attractif, le risque d’être intercepté à chaque franchissement de frontière pouvant au moins dissuader les immigrants de passer d’un pays à un autre – et les dissuader d’émigrer tout court si leur objectif est de rejoindre non pas l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais un autre pays plus au Nord. De fait, les immigrants débarquant à Lampedusa ou aux Canaries n’aspirent pas à y rester… Les frontières nationales peuvent en somme jouer le rôle d’écluses ou de filets de sécurité supplémentaires lorsque la frontière extérieure a été franchie, contribuant à la protection du territoire européen.

Parallèlement, il serait souhaitable de ne pas limiter dans la durée la possibilité de rétablir les contrôles aux frontières intérieures, la protection de l’ordre public devant prévaloir si besoin. Une nouvelle révision du CFS – allant dans le sens inverse de la révision en cours – serait nécessaire.

Compte tenu du risque que les bénéficiaires de visas Schengen ne quittent pas le territoire européen au terme de la durée de séjour prévue, le cas échéant en mettant à profit leur droit à la libre circulation pour se volatiliser dans l’espace Schengen, ces visas ne devraient être délivrés qu’à des ressortissants de pays qui coopèrent effectivement à la réadmission de leurs émigrés en situation irrégulière en Europe. Le droit européen des visas le permet mais seule la Gambie a jusqu’ici fait l’objet de mesures restrictives concernant le traitement des visas et les droits de visa… Les États européens préfèrent jouer de la carotte en accordant des traitements plus avantageux aux pays qui coopèrent davantage.

Tant que des visas Schengen continueront à être délivrés – mais il est possible d’envisager des mesures plus fondamentales (cf. 4.2.2 infra) – il conviendrait de les conditionner strictement, au niveau européen, à une coopération efficace des pays concernés à la réadmission de leurs ressortissants.

4.2 De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

Pour aller plus loin dans la maîtrise des flux migratoires en Europe sans pour autant remettre en cause la liberté pour les Européens de circuler sans contrôle aux frontières intérieures, il conviendrait d’exclure clairement les ressortissants de pays tiers du bénéfice d’un principe de libre circulation qui, comme nous l’avons vu, n’a pas du tout été prévu pour eux.

On peut naturellement envisager des variantes moins ambitieuses. Ainsi pourrait-on différencier les étrangers titulaires d’un titre de séjour, actuellement autorisés à circuler dans l’espace Schengen sans visa, et les étrangers titulaires d’un visa Schengen de court séjour. Pour les titulaires d’un titre de séjour, on pourrait également distinguer en fonction de la nature du titre : il n’est pas évident que les bénéficiaires de l’asile ou d’un titre de séjour « étranger malade » aient vocation à circuler dans tout l’espace Schengen, alors que cela s’entend davantage pour un étranger disposant d’une carte de résident de 10 ans en France. Concentrons-nous sur le cas des titulaires de visas.

Les détenteurs de visas Schengen de court séjour (visas « C », pour 90 jours maximum de séjour continu), quel que soit le motif (touristique, professionnel, familial, formation, activité rémunérée) ne devraient pas être autorisés à circuler dans l’ensemble de l’espace Schengen. Celui-ci, qui s’étend de l’Islande à la Bulgarie, est désormais bien vaste, de sorte qu’il est disproportionné d’accorder à des étrangers venant séjourner très temporairement en Europe et pour un motif précis, l’autorisation par défaut de pouvoir voyager dans l’ensemble de cet espace. En conséquence, le titulaire d’un visa espagnol par exemple ne serait pas autorisé à se rendre en France et se placerait en situation irrégulière s’il y venait toutefois.

À noter qu’il est d’ores et déjà possible de limiter à titre exceptionnel la validité d’un visa Schengen C à un seul ou à certains pays de l’espace Schengen uniquement. Il n’est donc pas correct d’objecter que cette mesure serait irréalisable. Nous préconisons en revanche d’inverser le principe et l’exception : le principe devrait être la limitation de la validité géographique du visa C27, l’exception la validité dans l’ensemble de l’espace Schengen – il faudrait alors pour le demandeur justifier du besoin de disposer d’un visa permettant de se rendre dans chacun des 29 États membres de la zone.

Il s’agirait donc de généraliser ce qui d’ailleurs existe déjà, c’est-à-dire la délivrance de VTL (visas territorialement limités).

Prenons un exemple concret : aujourd’hui un Algérien qui, par hypothèse, se voit refuser la délivrance d’un visa Schengen par l’un des consulats français en Algérie, peut obtenir de l’Espagne et de l’Italie non pas un visa espagnol ou italien, mais un visa Schengen – donc valable pour la France qui est sa destination privilégiée. Muni dudit visa Schengen, il sera mécaniquementet juridiquementen situation régulière en France et pourra faire jouer les dispositions favorables de l’Accord du 27 décembre 196828 afin d’obtenir un titre de séjour.

S’il était décidé de réserver le bénéfice de la libre-circulation aux seuls ressortissants européens et de mettre fin aux visas Schengen de court-séjour : le même Algérien qui, par hypothèse, se verrait refuser la délivrance d’un visa par l’un des consulats français en Algérie, pourrait continuer à demander un visa aux consulats espagnols ou italiens (généralement plus souples) mais n’obtiendrait de l’un ou l’autre de ces consulats qu’un visa limité à l’Espagne ou à l’Italie.

Ledit ressortissant algérien, s’il venait en France, se trouverait alors mécaniquement et juridiquement en situation irrégulière. Il ne pourrait donc pas rester sur le territoire français et – surtout – ne pourrait faire jouer en sa faveur les dispositions favorables de l’Accord franco-algérien de 1968 en vue d’une installation sur le territoire français.

Réserver la libre circulation aux citoyens des États membres de l’espace Schengen soulève la question des contrôles aux frontières et de leurs modalités, à la fois aux frontières terrestres et dans les gares, ports et aéroports. En effet, dès lors que des ressortissants de pays tiers ne seraient pas autorisés à circuler dans tout l’espace Schengen, il conviendrait de s’assurer qu’ils respectent les limites géographiques de leur autorisation de séjour.

Il importe cependant de souligner que le contrôle de la régularité du séjour ne se limite pas aux vérifications aux frontières, lesquelles ne constituent qu’une des formes possibles de ce contrôle, parallèlement aux vérifications d’identité dans le cadre de contrôles de police ou aux vérifications des déclarations des lieux d’hébergement.

Il n’est donc pas proposé ici d’instaurer des contrôles systématiques aux points de passage frontaliers et d’ériger des clôtures au niveau des frontières intérieures, mais plutôt de réintroduire des contrôles ciblés sur les ressortissants de pays tiers dans les différents points de passage de frontières intérieures (routes, aéroports, gares, ports) limitativement autorisés29. Ces contrôles devraient être adaptés aux enjeux, en fonction des flux légaux et illégaux, et ne seraient donc pas nécessairement permanents. Aux frontières terrestres, il est d’ailleurs préférable qu’ils soient mobiles, un point de contrôle permanent pouvant être contourné. Lorsque c’est possible, les ressortissants des pays tiers pourraient être dirigés vers une file dédiée, comme c’est déjà le cas aux frontières extérieures (« passeports Schengen » et « autres passeports »), sans d’ailleurs s’interdire de contrôler tout cas suspect dans la file « Schengen ».

Ajoutons que les nouvelles technologies fournissent de nouveaux moyens pour organiser ces contrôles de manière efficace, afin d’éviter les désagréments pour les citoyens européens30. Le système de télépéage sur les autoroutes est un bon exemple. Les QR codes utilisés notamment dans les transports pendant la pandémie de Covid-19 en sont un autre. Quant aux portions de frontières se situant entre les points de passage autorisés, elles peuvent faire l’objet d’une surveillance par les moyens techniques modernes évoqués plus hauts (tels les drones), proportionnée aux enjeux : s’il existe aujourd’hui des obstacles juridiques au déploiement de tels moyens en France31, il doit être envisagé de les lever en adaptant la loi et/ou le CFS.

Il est donc possible de réformer Schengen sans revenir au statu quo ante d’avant 1995, époque à laquelle les contrôles aux frontières nationales n’étaient au demeurant déjà plus du tout systématiques. Il s’agit plutôt de construire le Schengen 2.0.

En tant qu’espace sans contrôle aux frontières intérieures, qui n’est en outre pas assorti de frontières extérieures étanches, Schengen amplifie les crises migratoires : les voies légales d’accès à l’Europe sont multipliées puisque chaque État délivre des visas donnant accès à tout l’espace Schengen, les États membres se voient empêchés de contrôler efficacement les flux d’immigrés illégaux circulant de facto librement dans ce même espace, les flux primaires d’immigration génèrent des flux secondaires dont souffre notamment la France.

Ces constats sont assez bien partagés et ont donné lieu à un projet de révision du code frontières Schengen, en voie d’adoption à la date de rédaction de la présente note. Pour autant, force est de constater que cette révision n’apporte au mieux que des solutions partielles aux problèmes identifiés. Ces solutions pourraient être améliorées mais, eu égard à l’ampleur de la menace migratoire, nous pensons qu’il faut changer de philosophie et revenir à l’essence du projet Schengen : un espace de libre circulation au bénéfice des citoyens européens, tandis que les ressortissants des pays tiers doivent quant à eux être soumis à un régime de contrôle de leurs déplacements.

Nous sommes convaincus que c’est en refondant ainsi l’espace Schengen sur des bases saines et réalistes que nous pourrons préserver cette liberté pour les Européens de franchir les frontières intérieures, qui constitue une belle réalisation de la construction européenne – tant que ses avantages l’emportent sur ses inconvénients.

 A minima : exploiter les possibilités et limites de Schengen pour mieux maîtriser les frontières

  • Soumettre les ressortissants des pays tiers à un système d’enregistrement et de contrôle
  • Renforcer la portée du rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures
  • Suspendre au niveau européen la délivrance des visas Schengen aux ressortissants des pays tiers dont la coopération est insuffisante

De manière plus structurante : réserver le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens

  • Revenir au Principe de Schengen en réservant le bénéfice de la libre circulation aux citoyens européens
  • Mettre fin aux visas Schengen de court séjour
  • Mettre en place un système de contrôle des déplacements des ressortissants de pays tiers
  • OID (note), « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures », février 2024

  1. Cf. notamment cet extrait : « ANIMÉS de la volonté de parvenir à la suppression des. contrôles aux frontières communes dans la circulation des ressortissants des États membres des Communautés européennes et d’y faciliter la circulation des marchandises et des services » ↩︎
  2.  « Dès l’entrée en vigueur du présent Accord et jusqu’à la suppression totale de tous les contrôles, les formalités aux frontières communes entre les États de l’Union économique Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la République française se dérouleront, pour les ressortissants des États membres des Communautés européennes, dans les conditions fixées ci-après. » (souligné par nos soins).
    ↩︎
  3. Initialement le règlement n° 562/2006 du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), remplacé ensuite par le règlement n° 2016/399 du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen). ↩︎
  4. Il en allait précédemment de même du Royaume-Uni, jusqu’à son retrait pur et simple de l’Union, et, pendant un temps, du Danemark.
    ↩︎
  5. Ces deux États ont rejoint l’espace Schengen au 31 mars 2024 mais sans qu’il ne trouve à s’appliquer aux frontières terrestres, ce qui réduit sensiblement la portée de l’absence de contrôles. ↩︎
  6. Consultable ici : https://france-visas.gouv.fr/documents/d/france-visas/carte_schengen ↩︎
  7. Ainsi, dans sa proposition du 14 décembre 202, de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (COM(2021) 891 final), la Commission européenne définit l’espace Schengen comme comprenant « un espace au sein duquel les citoyens de l’Union européenne et les ressortissants de pays tiers qui séjournent légalement sur le territoire, de même que les biens et les services, peuvent circuler sans être soumis à des contrôles aux frontières intérieures » (souligné par nos soins). ↩︎
  8.  Articles L. 621-3 et R. 621-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ↩︎
  9. Conclusions de l’avocat général M. Athanasios Rantos présentées le 30 mars 2023 dans l’affaire C-143/22, Association Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) et autres, point 40. ↩︎
  10. Müller-Graff, P.-Chr., dans Pechstein, M., Nowak, C., Häde, U., (éd.), FrankfurterKommentar zuEUV,GRCundAEUV,BandII, Mohr Siebeck, Tübingen, 2017, article 77 AEUV, point 1. ↩︎
  11. Commission européenne, proposition de modification du règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, 14 décembre 2021, COM(2021) 891 final, page 4. ↩︎
  12. CJUE, arrêt du 21 septembre 2023, Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE) e.a, C-143/22. ↩︎
  13. Sur ce point, cf. notre note « Possibilités et limites du refoulement aux frontières intérieures et extérieures » (février 2024), pages 9-11. ↩︎
  14. Assemblée nationale, avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2018 sur la mission immigration, asile et intégration par M. Pierre- Henri Dumont, député, octobre 2017. ↩︎
  15. Dans un récent entretien accordé à l’OID, l’ancien directeur central de la Police aux frontières relevait : « LaFranceestplutôtunpaysderebond,avecuneimmigrationclandestineen provenancemajoritairementdepayseuropéens. » (Entretien avec l’ex-directeur central de la PAF (2017-2022) Fernand Gontier : « Quels contrôles aux frontières ? », mars 2024). ↩︎
  16. Didier LESCHI, Migrations : la France singulière, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2018 (cf. partie III). ↩︎
  17. Le texte tel qu’adopté par le Parlement européen, auquel nous nous référons dans la présente note, est disponible ici : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024- 0323_FR.html
    ↩︎
  18. Le texte ayant fait préalablement l’objet d’un accord interinstitutionnel, son adoption par le Conseil, selon le procédure législative ordinaire (majorité qualifiée), paraît probable. ↩︎
  19. Cf. art. 4 §2 TUE et art. 72 TFUE. ↩︎
  20.  Nouvel article 23 bis « Procédure de transfert des personnes appréhendées dans les zones frontalières intérieures » prévu par le projet de réforme du CFS. ↩︎
  21.  Art. 5, §3, du CFS tel que complété par le projet de réforme ↩︎
  22. CEDH, arrêt du 13 février 2020, N.D. et N.T. c/ Espagne, n° 8675/15 et 8697/15 ↩︎
  23. Sur ce point, voir notre note déjà citée sur le refoulement. ↩︎
  24. Art. 5, §4. ↩︎
  25. Une soixantaine de pays tiers sont dispensés de visas (essentiellement les pays développés et la plupart des pays d’Amérique latine). Quelques pays bénéficient de procédures de visa simplifiées (notamment la Russie et la Biélorussie jusqu’à ce que les accords soient suspendus en 2022).
    ↩︎
  26. A notre connaissance, le futur système EES (Entry Exit System) qui doit voir le jour début
    2025 au plus tard ne portera que sur les entrées et sorties de l’espace Schengen, et non sur les franchissements de frontières intérieures. Il serait opportun d’étendre ce système en ce sens. ↩︎
  27. Ou, ce qui revient au même, la délivrance de visas nationaux, valables uniquement à l’échelle nationale, tels que ceux émis par les États européens non membres de l’espace Schengen.
    ↩︎
  28. Voir notre note détaillée à ce sujet : « L’immigration des Algériens », mise à jour du 6 mars
    2023  :  https://observatoire-immigration.fr/limmigration-des-algeriens/ ↩︎
  29. Aux frontières intérieures, on parle de « points de passage autorisés » (PPA).
    ↩︎
  30. Le projet de l’Union européenne est d’ailleurs de développer des « frontières intelligentes » aux frontières extérieures. Il sera possible de décliner ces techniques aux frontières intérieures.
    ↩︎
  31. 31 Le juge administratif a jugé que le déploiement de drones à la frontalière franco- espagnole portait au cas particulier une atteinte disproportionnée à la vie privée (cf. Juge des
    référés du Conseil d’État, 25 juillet 2023, Association Avocats pour la défenses des étrangers, n° 476151). ↩︎

André-Victor Robert | L’immigration comme remède potentiel à nos difficultés démographiques et économiques ?

La possibilité de réguler ou de redresser la structure par âge d’une population a été étudiée en détail par Blanchet (1988). Dès l’introduction à son article, l’auteur indique que les effets attendus seront au mieux du second ordre : « Un afflux de migrants dans les tranches d’âges actives à un instant donné peut certes résoudre temporairement un problème de déséquilibre entre population active et retraitée, mais lorsque ces migrants arrivent à l’âge de la retraite, le problème se pose à nouveau et risque de se reposer de façon aggravée. Le but de cet article est de montrer qu’il en est effectivement ainsi, que ce type de politique conduit en effet, de façon générale, à des cycles de flux migratoires de forte amplitude (…). Qui plus est, on peut montrer que pour des valeurs tout à fait plausibles des paramètres en jeu (répartition par âge des migrants), ces cycles seront explosifs, et que les résultats courants de convergence vers un état stable ne s’appliqueront plus. »

Dans une veine analogue, les Nations Unies, dans leur exercice mené en 2000 de projection de la population mondiale, se sont attachées à chiffrer les flux migratoires qui seraient nécessaires pour stabiliser le rapport entre la population d’âge actif et la population de plus de 65 ans dans les principaux développés. Pour la France, le flux migratoire annuel nécessaire pour stabiliser ce ratio serait de 1,3 million de personnes de 2010 à 2025 puis 2,4 millions de 2025 à 2050, ce qui est évidemment totalement irréaliste (Tribalat, 2010). Accessoirement, ce scénario conduirait à un triplement de la population d’ici 2050 ! Des flux migratoires encore plus importants seraient nécessaires dans les pays à fécondité faible comme l’Italie ou l’Allemagne.

Les projections des Nations Unies constituent ainsi une « preuve par l’absurde » de l’intuition exposée et développée par Blanchet (1988). Que certains responsables politiques aient retenu une lecture au premier degré des projections de l’ONU et n’en aient pas discerné l’aspect absurde, qu’ils s’appuient sur ces projections pour prôner un accroissement du flux d’immigration, est évidemment problématique. Ajoutons qu’il ne suffit pas de maintenir constant le rapport entre la population des 15-64 ans et celle des plus de 65 ans pour assurer l’équilibre des régimes de retraite : le taux d’emploi au sein des 15-64 ans est tout aussi important. Or au sein de la population immigrée d’âge actif (Robert, 2024), le taux d’emploi des femmes est très faible, et le taux d’emploi des hommes est significativement en deçà du taux d’emploi des hommes autochtones.

Chojnicki et Ragot (2012) ont simulé – à partir d’un modèle d’équilibre général calculable – l’impact sur le déficit des retraites de volumes d’immigration plus raisonnables. L’impact en est évidemment modeste, légèrement positif en l’occurrence, mais de manière transitoire, et instable à long terme, à l’horizon du départ en retraite des immigrés (ce qui est cohérent avec Blanchet, cf. supra).

D’autres travaux cherchent, en ayant recours à une approche comptable, à mesurer plus largement ce que les migrants coûtent ou rapportent chaque année aux finances publiques et aux comptes sociaux. L’exercice repose sur un nombre élevé d’hypothèses, et certaines d’entre elles influent de manière très sensible sur les résultats, de sorte que l’on peut arriver à peu près à n’importe quel résultat, fortement positif ou fortement négatif (entre -100 et +100 Md€ par an pour la France), en sélectionnant ses hypothèses de manière astucieuse :

  • Il faut tout d’abord décider si l’on mène le calcul pour une année donnée ou sur une période de temps plus longue, pouvant correspondre à la durée de la présence des immigrés. Si l’on raisonne à un instant donné, et si l’on se place à un moment où le nombre d’immigrés est en croissance et où les migrants sont majoritairement d’âge actif, on néglige dans les calculs le fait qu’il faudra plus tard leur payer des retraites. Si l’on raisonne sur une période de long terme, il faut déterminer un taux d’actualisation (taux d’intérêt auquel l’argent pourrait être placé) pour comparer les flux de recettes et de dépenses aujourd’hui et ceux à une date future, or le choix du taux d’actualisation a un impact considérable sur les résultats ;
  • Il convient ensuite de décider des types de recettes et dépenses que l’on prend en compte. L’impôt sur le revenu, les prestations sociales, les retraites et les dépenses d’éducation ne souffrent guère de discussions et sont en général prises en compte, mais on peut considérer qu’il faudrait aller au-delà de ce périmètre restreint de recettes et dépenses et prendre en compte des dépenses telles que les effectifs de police et de justice nécessaires pour juguler le surcroît de criminalité occasionné par la présence des immigrés, ou encore les subventions au logement social versées aux immigrés sous la forme de loyers inférieurs à ceux du marché privé. Certaines dépenses publiques telles que la défense nationale posent des difficultés supplémentaires, car elles ont le caractère d’un « bien public pur » au sens où leur volume dépend relativement peu du niveau de la population. Considère-t-on qu’elles ont vocation à être financées par les seuls autochtones (c’est le choix qui est retenu dans certaines études), ou bien affecte-t-on la même quote-part de ces dépenses à tout individu, qu’il soit autochtone ou immigré ?
  • Calculer les recettes et dépenses générées par l’immigration nécessite aussi de tenir compte du niveau de qualification de la main d’œuvre immigrée, niveau qui n’est pas facile à appréhender compte tenu de l’hétérogénéité et de l’inégale qualité des systèmes éducatifs de par le monde. Les immigrés qualifiés reçoivent des salaires plus élevés que les immigrés non-qualifiés et sont moins exposés au risque de chômage que ces derniers. Les immigrés qualifiés contribuent donc plus fortement aux recettes fiscales que les immigrés non qualifiés et sont moins dépendants des aides sociales que ces derniers. Mais comment comparer – par exemple – le niveau de qualification effectif d’un diplômé de fin d’études secondaires obtenu à Bamako en 2020 et un baccalauréat français obtenu à Colmar ou à Nantes en 1970 ou 1980 ?

Il est donc très simple de faire apparaître un bénéfice comptable de l’immigration : il suffit pour cela de raisonner à un instant donné plutôt que sur longue période (la majeure partie des immigrés d’aujourd’hui sont d’âge actif, et donc on a encore relativement peu de retraites à payer), de limiter le champ de l’investigation à l’impôt et aux prestations sociales, en ne pas tenir compte du fait que les niveaux de qualification affichés par les immigrés – sur la base de diplômes obtenus dans leur pays d’origine dans la majorité des cas – donnent une image faussée de leur employabilité.

Les chiffrages des effets budgétaires de l’immigration sont parfois accompagnés d’études de sensibilité des résultats aux valeurs des paramètres. Ces études de sensibilité présentent l’intérêt de montrer que :

  • Le solde recettes / dépenses pour la collectivité induit par la présence des immigrés dépend très fortement (en instantané mais aussi à long terme) de leur niveau de qualification,
  • L’immigration de main d’œuvre est a priori plus bénéfique du point de vue des finances publiques que l’immigration de regroupement familial, car dans le second cas la France doit supporter les dépenses d’éducation des enfants du foyer. En outre, si le conjoint est inactif, le famille est davantage exposée au risque de dépendre des aides sociales (versées sous conditions de ressources).

Or depuis cinquante ans l’immigration en France est bien davantage une immigration de regroupement familial qu’une immigration de main d’œuvre, et la France n’est pas très regardante sur le niveau de qualification de ses immigrés. Ce faisant, notre pays n’a à l’évidence pas retenu les options migratoires les plus à même de contribuer positivement au solde des finances publiques. En outre, comme le système de protection sociale français est relativement généreux en comparaison de celui d’autres pays européens, le risque existe que les migrants peu employables et / ou peu désireux de contribuer à l’effort productif se dirigent préférentiellement vers la France plutôt que vers d’autres pays moins généreux. L’existence d’un tel phénomène d’« anti-sélection » en matière migratoire est attestée par les travaux de Borjas (1999b) dans le cas des états-Unis.

Michèle Tribalat (2010) a établi un bilan détaillé des recherches économétriques en la matière, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’économiste américain George Borjas (1999, 2003). On peut résumer ces travaux de la manière suivante : il est à peu près acquis que l’immigration a un effet négligeable sur le niveau de richesse et son taux de croissance, aussi bien à court et moyen terme qu’à long terme. En revanche, l’immigration semble avoir pour effet à court terme de déprimer les salaires des travailleurs non qualifiés (ou d’accroître leur taux de chômage dans les pays comme la France où les salaires sont davantage rigides qu’aux états-Unis) – l’existence de cet effet négatif et son ampleur sont toutefois débattues, peut-être parce que les données disponibles ne sont pas toujours suffisamment riches et ne permettent pas toujours de trancher clairement entre l’absence d’effet et l’existence d’un effet négatif.

Si l’immigration a bien pour effet de déprimer les salaires des travailleurs non qualifiés et donc d’accroître la dispersion des revenus du travail, l’immigration est alors porteuse d’un conflit de répartition ainsi que le résume Borjas (1999a) : « Il est plus pertinent de présenter le débat sur l’immigration comme une lutte entre les perdants et les gagnants. Autrement dit, l’immigration modifie la répartition du gâteau économique, et cet indéniable constat a beaucoup à voir avec le fait que certains sont favorables à une forte immigration quand d’autres cherchent à la réduire ou à l’arrêter. »

Les mécanismes économiques par le biais desquels l’immigration pourrait agir sur les salaires des autochtones ainsi que les études économétriques réalisées à ce sujet font l’objet d’une récente revue de la littérature publiée par le CEPII (Edo et alii, 2018). D’un point de vue empirique, les auteurs de cette revue de la littérature identifient en gros trois manières d’appréhender l’impact de l’immigration sur les salaires des autochtones non qualifiés :

  • Un premier ensemble d’études vise à tirer parti de l’inégale répartition des immigrés entre villes, régions ou états. Ces études, en règle générale, échouent à mettre en évidence un effet significatif de l’immigration. Il y a à cela deux raisons, qui ont été bien analysées et mises en évidence par Borjas : d’une part, les immigrants (en provenance de l’étranger) tendent à s’installer de préférence dans les régions offrant les meilleures perspectives d’emploi et de salaires, de sorte que l’effet dépressif potentiel sur les salaires de l’arrivée d’immigrants dans ces régions risque d’être masqué ou gommé par le fait que ces régions présentent de toutes façons un dynamisme économique supérieur à la moyenne ; d’autre part, l’arrivée en masse d’immigrants d’origine étrangère dans une région peut avoir pour effet d’inciter des autochtones à en partir ou à ne pas s’y installer1, et le départ des autochtones (ou leur non-arrivée) a alors pour effet de pousser les salaires à la hausse, ce qui là aussi pourra masquer l’effet dépressif sur les salaires de l’arrivée des immigrés. Il est donc assez largement admis que si ce type d’étude ne met pas en évidence d’effet significatif de l’immigration sur les salaires, ce n’est pas forcément parce qu’un tel effet n’existe pas : c’est peut-être tout bêtement parce que cet effet est masqué par des effets concomitants en sens contraire (dynamisme plus important des régions d’arrivée, départ ou non-arrivée d’autochtones dans les régions à forte immigration étrangère). Au total, les études sur des données relatives à des régions sont en fin de compte d’une utilité plus que limitée pour mesurer les effets de l’immigration, on ne peut pas en tirer grand-chose ;
  • Un 2e ensemble d’études vise à tirer parti de l’« expérience naturelle » que peuvent constituer des arrivées massives d’immigrants induites par des évènements politiques sans lien avec les conditions de vie et perspectives d’emploi et de salaires dans le pays d’accueil, tels que l’arrivée en masse de cubains en Floride en 1980 lorsque Fidel Castro a ouvert les vannes de l’émigration, ou encore par exemple l’arrivée en France métropolitaine en 1962 des rapatriés d’Algérie. Borjas (2017) estime ainsi, sur la base des données disponibles autour de cet évènement, que l’arrivée des cubains en Floride en 1980 a déprimé les salaires des sans-diplômes de 10 à 30 %, un résultat cohérent avec le fait que les immigrés cubains arrivés à cette occasion étaient dans l’ensemble très peu qualifiés. Concernant les rapatriés d’Algérie, Jennifer Hunt (1992) chiffre à +0,3 point l’accroissement du taux de chômage des autochtones et à -1,3 % l’effet sur leurs salaires, dans les régions du sud de la France où les rapatriés se sont installés de manière préférentielle. L’effet dépressif sur le salaire moyen aurait mis quinze ans à se résorber. Il n’est pas certain toutefois que les résultats de ces « expériences naturelles », où un flux migratoire important a été initié par un évènement politique, soient extrapolables à des flux migratoires moins soudains et plus continus motivés par des considérations économiques ;
  • Le 3e groupe d’études est composé d’études dites « structurelles », qui consistent à estimer une fonction de production (i.e. la relation entre d’un côté le volume de capital et le volume de main d’œuvre – éclaté entre divers niveaux de qualification – et de l’autre, le niveau de production qui en résulte), de façon à pouvoir ensuite déduire l’impact sur les salaires et l’emploi des autochtones non qualifiés d’un afflux de main d’œuvre immigrée non qualifiée. Cette approche est en principe la plus rigoureuse, le papier de Borjas (2003) a contribué de manière déterminante à accréditer la démarche. Mais, ainsi que l’écrit Michèle Tribalat sur son site Internet2: « si George J. Borjas a lui-même introduit ce type de simulation, il déclare ne pas en être un grand fan. Ces modélisations nécessitent de nombreuses hypothèses qui ouvrent la porte aux manipulations. Deux hypothèses ont conduit à affirmer que l’immigration avait un effet négligeable sur les salaires des natifs peu qualifiés : 1)  les immigrants peu qualifiés ne sont pas substituables aux natifs peu qualifiés, mais complémentaires, leur entrée pouvant en fait rendre ces derniers plus productifs. Cette complémentarité est au mieux très faible ; 2) mais, surtout, ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires seraient substituables aux diplômés du secondaire. Dans ces études structurelles, l’effet de l’immigration est censé disparaître à long terme (souvent dix ans). Il en est ainsi, non parce que ces études le constatent mais parce que c’est une hypothèse mathématique utilisée pour construire le modèle censé simuler le fonctionnement du marché du travail. » Sous réserve d’intégrer cette mise en garde, qui conduit à écarter les évaluations des effets de long terme issus de ces études, celles-ci tendent plutôt à conclure que l’immigration induit une baisse des salaires des autochtones dont le niveau de qualification est proche de celui des immigrants et une hausse des salaires des autochtones qui sont moins concurrencés par les immigrants..

L’immigration aurait donc bien pour effet semble-t-il de faire baisser les salaires – et / ou d’accroître le taux de chômage – des autochtones les plus directement en concurrence avec les nouveaux immigrés sur le marché du travail, à savoir les non qualifiés dans le cas d’une immigration assez largement non qualifiée comme c’est le cas pour la France3. L‘effet, dont l’ampleur est débattue, est en principe maximal à « court terme », i.e. pendant le temps nécessaire pour que le stock de capital s’ajuste. Il pourrait persister à moyen et long terme, pour autant que l’offre de travail qualifié soit « inélastique », c’est-à-dire peu sensible au niveau de rémunération : car dans ce cas si la rentabilité du capital accrue par l’afflux de main d’œuvre immigrée non qualifiée entraîne une accumulation du capital qui tend à ramener le salaire moyen vers son niveau d’équilibre, la main d’œuvre qualifiée reste – du fait de l’offre inélastique – relativement rare – donc chère – faute de pouvoir s’ajuster rapidement aux nouvelles conditions économiques.

Au total, les conditions d’existence des non qualifiés autochtones sont affectées de deux manières par l’immigration de main d’œuvre non qualifiée : celle-ci tendrait à déprimer leurs salaires et à accroître leur chômage. A contrario, les classes supérieures bénéficient d’un abondant réservoir potentiel de main d’œuvre domestique faiblement payée. On comprend aisément, dans ces conditions, que l’immigration se heurte à une hostilité bien plus marquée au sein des classes populaires qu’au sein des classes moyennes ou supérieures, ces dernières disposant en outre de moyens financiers bien supérieurs à ceux des autochtones modestes qui leur permettent d’échapper au voisinage des populations immigrées.

On nous objectera que des immigrés non qualifiés viendraient occuper des emplois jugés « peu gratifiants » dont les autochtones ne voudraient pas ou plus, aux niveaux de salaires qui prévalent dans ces activités. Notons d’abord à cet égard que les immigrés ne se précipitent pas tous en masse pour occuper de tels emplois, puisque le taux d’emploi des immigrés de 15 à 64 ans (hommes comme femmes) est très sensiblement inférieur à celui des natifs (cf. Robert, 2024). D’autre part, il convient de s’interroger sur l’intérêt financier que peut présenter pour la collectivité nationale le fait de faire venir des immigrés pour occuper ces emplois à la place de natifs à qui il faut en contrepartie verser des aides sociales : ne vaudrait-il pas mieux inciter les natifs à occuper ces emplois (ce qui nécessite sans doute d’en revaloriser les salaires) ? Il est probable que la communauté nationale considérée dans son ensemble y gagnerait.

Il y a bien eu sous Nicolas Sarkozy une volonté de favoriser plutôt l’immigration qualifiée, plus particulièrement pour certaines professions identifiées comme étant « en tension » (Stefanini, 2020 aborde le dispositif en détail). Cette inflexion était de nature à combler des besoins très particuliers, pour lesquels l’offre de formations en France a peiné à répondre avec diligence (médecins du fait du numerus clausus, métiers informatiques…). Toute politique qui s’efforce de faciliter l’immigration de main d’œuvre dans les professions « en tension » présente toutefois une limite et un gros inconvénient :

  • La limite tout d’abord : en règle générale, en pratique, le lien entre la formation dont on a bénéficié et les métiers qu’on peut ensuite exercer est assez lâche : une formation donne souvent accès à plusieurs métiers, et un même métier peut souvent être exercé après avoir suivi diverses formations. Il y a bien sûr des exceptions, comme les médecins ou les avocats, mais dans l’ensemble l’absence de relation strictement binaire entre formation et métier complique la gestion d’un dispositif de canalisation de l’immigration vers les métiers en tension. Au surplus, il n’est pas sûr que les formations médicales suivies dans d’autres pays comme la Roumanie et la Syrie soient d’un niveau comparable à celles suivies en France ;
  • L’inconvénient : c’est une solution de facilité, mobilisable dans l’urgence, qui a pour effet de rendre moins impérieuses (et donc de freiner) les adaptations du système éducatif nécessaires pour répondre aux besoins de main d’œuvre des entreprises.

Blanchet Didier (1988) : « Immigration et régulation de la structure par âge d’une population », Population, n°2, pp. 293-309 ;

Borjas George J. (1999a) : « Heaven’s Door », Princeton University Press ;

Borjas George J. (1999b) : « Immigration and Welfare Magnet », Journal of Labor Economics, Vol. 17, n°4 ;

Borjas George J. (2003) : « The Labor Demand Curve is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market », Quarterly Journal of Economics, Vol. 118, pp. 1135-1374 ;

Borjas George J. (2017) : « The Wage Impact of the Marielitos: A Reappraisal », ILR Review, Vol. 70, n°5, pp. 1077-1110 ;

Chojnicki Xavier et Lionel Ragot (2012) : « Immigration, vieillissement démographique et financement de la protection sociale », Revue économique, Vol. 63, n°3, pp. 501-512 ;

Edo Anthony, Lionel Ragot, Hillel Rapoport, Sulin Sardoschau et Andreas Steinmayr (2018) : « The Effects of Immigration in Developed Countries: Insights from Recent Economic Research », CEPII – Policy Brief n° 22 ;

Hunt Jennifer (1992) : « The Impact of the 1962 Repatriates from Algeria on the French Labor Market », Industrial and Labor Relations Review, Vol. 45, N°3, pp. 556-572 ;

Robert André-Victor (2024) : « La France au bord de l’abîme – Les chiffres officiels et les comparaisons internationales », éd. L’Artilleur, 480 pages ;

Stefanini Patrick (2020) : « Immigration – Ces réalités qu’on nous cache », Robert Laffont ;

Tribalat Michèle (2010) : « Les yeux grand fermés», Denoël.

  1. Borjas (2004) indique que pour dix immigrants (étrangers) qui s’installent dans une métropole américaine, trois à six natifs choisissent de ne pas s’y installer. ↩︎
  2. https://micheletribalat.fr/435379014/452998069 ↩︎
  3. Notons que le survey de Edo et alii (2018), qui reconnaît 1- le peu d’intérêt des études sur les régions et des études en expérience naturelle, et 2- reconnaît que les études structurelles concluent que l’immigration non qualifiée modifie durablement la structure des salaires au détriment des non-qualifiés autochtones, conclut de manière un peu surprenante que les effets d’ensemble de l’immigration sur le marché du travail sont limités, ce qui semble en contradiction avec 1- et 2-. De sorte que le lecteur pressé qui s’en tiendrait à l’introduction et à la conclusion de ce survey (ce qui peut être le cas de l’homme politique qui ne dispose ni du temps ni de la compétence pour procéder à une lecture fouillée de ce papier) pourrait en retirer l’impression – erronée – que les migrations ont un effet négligeable en termes de fonctionnement du marché du travail pour les autochtones. ↩︎

Les étrangers extra-européens et le logement social en France

La France a développé, dans l’espace européen, un modèle de logement social sans équivalent, qui concentre des populations aux revenus modestes dans des ensembles d’immeubles collectifs, séparés du reste du tissu urbain et dépourvus d’une partie des services offerts à la population des centres-villes. Ce modèle, forgé par une conception « socialisante » du logement et conforté par des considérations économiques, génère depuis le début des années 1980 une série de désordres dont l’ampleur ne fait que croître au fil des décennies, sans qu’il ne soit remis en cause1. Malgré les inconvénients manifestes de ce type d’habitat, plusieurs lois sont intervenues au cours des dernières années pour en imposer l’extension, au prétexte d’une juste répartition de la charge entre toutes les communes. 2 Le logement de type « HLM » représente désormais un quart du parc des logements en milieu urbain.

Surtout, le logement social public, au lieu de résoudre la question de l’intégration des nouveaux venus, dans une perspective, au demeurant discutable, de « mixité sociale », a accentué la spécialisation des territoires. Les immigrés3 y occupent une position singulière : 35 % d’entre eux y vivent4, contre seulement 11 % des Français non immigrés5. Et leur surreprésentation s’accentue avec la concentration de l’habitat. Ainsi, dans le sous-ensemble des 1 513 quartiers de la politique de la ville (QPV), représentant 5,4 millions de locataires, résident 23 % des immigrés, soit 1,61 millions de personnes6. Cette surreprésentation des familles immigrées conforte l’idée que se font les Français d’un habitat destiné en priorité aux « étrangers », mais cette idée est trop générale pour être vraie. Surtout, elle ignore que les modes d’habitat diffèrent de manière significative selon l’origine des populations concernées.

Le secteur HLM occupe aujourd’hui une place que l’on pourrait qualifier d’exorbitante. La France détient le quart des 21 millions de logements sociaux recensés dans l’ensemble des pays de l’Union européenne. L’extension et la gestion du parc, qui relèvent d’organismes de statut public, mobilisent d’importants financements publics. Surtout, le parc des logements sociaux de type HLM a beaucoup perdu de sa fluidité. Les taux de rotation y sont désormais très faibles. Les mécanismes d’implantation des mêmes familles dans les mêmes quartiers pendant parfois plusieurs générations ont contribué à ancrer le phénomène de la « culture » de quartier, qui a fait du locataire, à terme, un « quasi-propriétaire », le propriétaire réel étant perçu comme lointain et anonyme. Cette « culture » se décline, pour les plus jeunes, en une forme d’appropriation de « leur » territoire (le « ter-ter ») qu’ils défendent contre tous les autres, dans des rixes parfois mortelles.7

La singularité française du logement social appelle plusieurs questions. Quel rapport entretiennent les populations étrangères et d’origine étrangère avec le logement HLM ? Quels mécanismes juridiques favorisent ou défavorisent-ils leur accès à ce type de logement ? Quels sont les freins à la mobilité et au parcours résidentiel qui entravent la mobilité dans l’habitat ? Comment s’effectue la prise en charge des populations en difficultés d’intégration par les organismes HLM ?

Telles sont les interrogations que cette note tente d’éclaircir, dans les limites des données disponibles.

1.1 Une histoire marquée du sceau de l’État

Le logement social, « dont la construction bénéficie de soutien public et destiné à loger des personnes à faibles revenus »8,présente, en France, un caractère à la fois redistributif et étatique. La part des investissements privés (patronat, fondations, institutions religieuses, associations caritatives…) y est devenue résiduelle. La plupart des communes qui disposaient d’un parc de logements sociaux en sont aujourd’hui dépossédées, sauf Paris.

Depuis 1979, l’objet juridique « logement social » est conditionné par la signature d’une convention entre un bailleur et l’État 9. Se trouvent ainsi exclus les logements non conventionnés, y compris ceux qui accueillent les plus pauvres, relevant d’un habitat dit « social de fait », que l’État ignore et pour lesquels nous ne disposons d’aucune statistique publique. Par ailleurs, nombre de parcs de logements à vocation sociale – les logements collectifs pour le personnel militaire par exemple – ne sont pas considérés comme des logements sociaux stricto sensu.

Le logement social est d’abord une émanation de l’État. Les règles de construction, de gestion, d’attribution des appartements et le montant des loyers sont strictement encadrés par des normes produites par le ministère en charge du logement et contenues dans le Code de la construction et de l’habitation. Comme toutes les règles générées par l’administration centrale, elles se sont beaucoup complexifiées au cours des dernières années.

En France, le logement social privilégie la forme d’appartements en immeubles collectifs (86 % du parc) plutôt que la maison individuelle, comme on en trouvait jadis dans les corons du bassin minier et comme cela demeure le cas en Grande-Bretagne (60 % des logements sociaux). Ses modalités de construction sont déterminées, depuis l’origine, par le coût du foncier, sauf en milieu rural. Dans le même temps, et de manière paradoxale, les immeubles sont le plus souvent « posés » dans des espaces non bâtis (pelouses, parkings, dalles…) qui leur donnent une apparence déstructurée qui détonne dans le tissu urbain « ordinaire ». Il est probable, même si ce n’est pas l’objet de ce travail, que ce mode d’habitat obéisse à des modèles implicites qui persistent depuis les années soixante sans avoir été contestés.

L’histoire du logement social « à la française » remonte aux années d’après-guerre, en rupture avec la période précédente, dominée par l’initiative privée (maisons ouvrières, cités-jardins…) et la volonté d’allier habitations à loyer modéré et confort de vie, dans une perspective hygiéniste. Cette rupture doit beaucoup à l’appel de l’Abbé Pierre de 1954, attirant l’attention des pouvoirs publics sur les situations de mal-logement, en particulier dans les villes affectées dix ans plus tôt par des bombardements.

Le premier acte de cette « révolution » fut le décret du 31 décembre 1958 instituant les zones à urbaniser en priorité (ZUP) 10, pris en application d’une loi-cadre votée deux ans plus tôt11, qui prévoyait la construction de 300 000 logements par an. Le décret prescrivait l’édification d’ensembles homogènes d’au moins 500 logements et créait un droit à préempter les terrains nécessaires à leur réalisation. Les opérations furent confiées à des sociétés d’économie mixte à la main des préfets de département. Les terrains furent choisis en fonction de leur moindre valeur, le plus souvent dans des secteurs excentrés, souvent contre l’avis des maires des communes concernées. De nombreuses communes semi-urbaines passèrent ainsi, en quelques années, du statut de village à celui de ville12.Les ingénieurs adaptèrent les modes de construction pour en réduire les coûts. La technique du chemin de grue permit d’édifier des immeubles dans des délais restreints, sous forme de barres ou de tours.

En dix ans, 197 ZUP furent réalisées, qui allaient accueillir 2,2 millions de logements, pour l’essentiel en HLM. Ces logements offraient un confort « moderne » pour des familles vivant dans des conditions souvent précaires. Mais le choix des terrains et les techniques de construction ne les destinaient par à durer. Le HLM s’inscrivait dans un paysage dominé par l’habitat individuel, sous forme de « pavillons ». Ce mode de logement était donc conçu comme une étape à durée limitée dans un parcours résidentiel qui devait aboutir à une accession à la propriété. Ce processus a parfaitement fonctionné jusqu’au milieu des années 1970, en partie porté par l’effet de levier de l’inflation. Il est aujourd’hui remis en cause, sans solution de remplacement, pour avoir favorisé l’étalement urbain au détriment des espaces agricoles.

1.2 Un logement « pour les immigrés » ?

Le logement social, destiné à être occupé par des familles de travailleurs modestes, souvent issus des migrations intérieures, n’avait pas vocation à accueillir des populations immigrées, sauf dans les bassins miniers et sidérurgiques où elles étaient majoritaires. Les salariés maghrébins étaient logés en foyer, en tant que célibataires. Par exception, en 1962, le logement social fut mobilisé pour abriter, de manière provisoire, le million de rapatriés d’Algérie.13

En 1970, le logement social, construit à moindre coût, avait beaucoup vieilli et d’une certaine façon, il avait rempli son rôle. Une grande partie des taudis de centre-ville et autres « garnis » était en passe d’être résorbée. Ses premiers locataires l’ayant quitté, il était donc destiné à être démoli. Le Livre blanc de l’Union des HLM (UNFOHLM) édité en 1975, sous la direction de son délégué, Robert Lion, évoque l’idée de détruire un million de logements : « Désertés par les ménages les moins défavorisés, ces grands ensembles deviendraient de grands ghettos. Nos banlieues urbaines sont- elles appelées à devenir une constellation de petits Harlem ? Aura-t-on recréé demain sur un mode vertical les bidonvilles que l’on a liquidés avec ardeur et bonne conscience ? » 14

Il restait la question des bidonvilles, occupés à titre principal par des familles algériennes et portugaises. La loi Vivien du 10 juillet 1970 prescrivit leur résorption. Celui de Nanterre fut fermé l’année suivante. Assez naturellement, après un passage dans des cités de transit, les familles déplacées furent dirigées vers des logements HLM, rendus disponibles par le départ de leurs locataires initiaux. La question de la cohabitation entre les résidents français et les nouveaux résidents, d’origine maghrébine, se posa d’emblée, générant des travaux théoriques sur l’existence d’un « seuil de tolérance ».15

La crise économique allait encore compliquer l’équation, car elle déboucha, en dépit de l’orientation affichée par le gouvernement, sur une arrivée massive de familles en provenance du Maghreb. En 1976, le regroupement familial ouvrit la porte à l’installation des conjoints et des enfants de travailleurs maghrébins qui vivaient jusque-là dans des foyers gérés par la Sonacotra. Les industries automobiles de la région parisienne, qui utilisaient une main-d’œuvre marocaine, facilitèrent l’implantation de leurs familles dans la banlieue ouest (Trappes, Poissy), au titre de leur contribution au logement social (le 1 % patronal 16). Les Algériens se concentrèrent en Seine-Saint-Denis.

La dégradation de l’image du HLM ayant incité les locataires d’origine française à s’en éloigner, le logement social se spécialisa, sans y avoir été contraint, dans l’accueil des familles immigrées, en Île-de-France et dans les grandes agglomérations. Ces familles avaient des enfants nombreux, souvent nés en Algérie ou au Maroc, qui prirent possession de l’espace public. Les premiers désordres apparurent dès la fin des années 1970. Au début des années 1980, ces désordres prirent une allure suffisamment inquiétante pour obliger l’État à répondre par la mise en place d’une politique d’animation17 et les premières opérations de destructions d’immeubles. 18La structuration d’une politique centrée sur les quartiers les plus « remuants » forma une politique de la ville, qui allait distinguer, au sein du grand ensemble des quartiers d’habitat social, ceux qui auraient été désignés comme « sensibles ». Cette politique, qui ne disait rien de son objet, allait, d’une certaine façon, paralyser la réflexion durant plusieurs décennies.

Dans le même temps, l’intervention budgétaire de l’État, jusque-là centrée sur les aides à la construction (aides « à la pierre »), se doubla d’une politique d’aide au paiement des loyers (dites aides « à la personne »). Une allocation de logement (ALF) avait été instaurée dès 1948 pour accompagner la libération des loyers. En 1977, ce fut l’APL (aide personnalisée au logement) qui allait réduire de manière significative l’effort consenti par le locataire pour payer son loyer, le versement de l’APL étant conditionné à la signature d’une convention, qui allait elle-même déterminer le périmètre juridique du logement social. La boucle était bouclée, mais l’intention restait confuse.

Conçu comme une solution provisoire pour des familles mal-logées, le secteur HLM allait à terme loger un sixième de la population vivant en France (17,6 % des résidences principales) et alimenter l’essentiel de l’économie de la construction.

1.3 Le logement social aujourd’hui, l’impasse d’un modèle.

En 2022, 5,4 millions de ménages, sur les 30 millions que compte la France, habitent un logement social. L’État consacre 38,2 milliards d’euros à la politique du logement, soit 1,5 % de son PIB19. C’est deux fois plus que dans le reste de l’Europe. Le logement social occupe en France une place considérable ; pourtant l’offre, jamais, ne rattrape la demande.

Deux millions de demandes de logements sont enregistrées en moyenne chaque année, pour seulement 450 000 attributions 20.Le taux de rotation annuel des occupants est inférieur à 7 %, le taux de vacance inférieur à 1 %. L’âge moyen des occupants dépasse les 50 ans. Le système est totalement bloqué. Surtout, il peine à accueillir ceux qui en auraient le plus besoin, c’est-à-dire les plus modestes. Les gouvernements successifs appellent à augmenter le nombre des logements sociaux, en vain. En tout état de cause, ce nombre ne pourrait répondre à une demande de logements alimentée par une immigration de masse, où le volume des nouveaux arrivés est deux ou trois fois plus important que la capacité à construire de nouveaux logements21.

Longtemps à la main des maires, l’accès au logement social est désormais directement piloté par la « machine » administrative, qui encadre les conditions d’attribution, les listes d’attente et la répartition des demandeurs. À terme, un algorithme centralisé devrait assurer la répartition des attributions en fonction d’une liste de critères prédéfinis. L’intention non formulée du ministère du Logement est d’éviter que les maires ne fassent du logement une monnaie d’échange dans un processus électoral. La compétence « logement » ayant été transférée à des structures intercommunales, les maires ont perdu le pouvoir d’accorder les logements aux habitants de leur propre commune. Cette mise à l’écart progressive des élus locaux a probablement généré une plus grande distance entre la commune, en tant qu’institution, et ses quartiers d’habitat social.

Par ailleurs, l’État n’a eu de cesse, pour des raisons invoquées de meilleure gestion, de concentrer la gestion du secteur HLM entre les mains d’un petit nombre d’organismes, dont certains sont devenus des « mastodontes ». Ce mouvement de concentration est destiné à se poursuivre. La France compte aujourd’hui 720 organismes HLM, dont 583 OLS (OPH, SAHLM, COOP, SEM)22. Les principaux bailleurs sociaux sont de grandes entreprises, présidées par des élus ou des hauts-fonctionnaires. Le plus important, le groupe CDC Habitat, une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, gère 348 700 logements. Le groupe 3F, lié à Action logement, gère 292 000 logements. Paris-Habitat compte 126 000 logements dans Paris et en banlieue. Batigère, dont l’histoire est liée à la sidérurgie lorraine, gère environ 150 000 logements. Le capital bâti des OLS est d’environ 200 milliards d’euros.

La plupart de ces groupes revendiquent l’héritage d’une histoire ancienne, remontant à une époque où le patronat, par philanthropie, cherchait à loger son personnel dans des conditions dignes, mais cette mythologie des origines est de plus en plus en décalage avec les réalités du moment. Le patronat français n’intervient plus qu’à travers Action logement, qui collecte les fonds de la contribution des entreprises au logement de leurs salariés.23

Chacun de ces organismes de logement social administre plusieurs milliers de logements (la médiane est de 8 000). La loi ELAN24 leur a fixé un objectif de 12 000. Le produit total des loyers perçus était de 22 milliards d’euros en 2020. Celui des charges atteignait 5 milliards d’euros. Le loyer médian est d’environ 4 000 euros par an.

1.4 Un habitat coûteux, qui exclut les plus pauvres et les précaires.

Les conditions de vie en HLM se sont beaucoup améliorées, surtout dans les quartiers qui ont bénéficié des crédits de la rénovation urbaine.25 Les normes de construction des logements neufs obéissent à des considérations de qualité. Les espaces verts sont soignés. D’une certaine façon, le logement social est devenu attractif et rare, en région parisienne en particulier où il faut attendre près de dix ans pour en obtenir un. Au cœur de Paris, à cause des surfaces qu’il propose, il est même devenu un objet de luxe.26

Son coût de production est élevé en proportion. Le prix de revient d’un logement social s’établissait en moyenne en septembre 2021 à 156 000 euros27, soit 2 300 euros le mètre carré. Le corpus des normes le rend parfois plus cher qu’un logement de même taille dans une résidence neuve. Dans certains centres-villes, eu égard au prix du foncier, ce coût est même totalement déraisonnable. Il est financé pour l’essentiel par la puissance publique, à travers des prêts aidés, des subventions, un taux réduit de TVA et une exonération de la taxe foncière (pendant quinze ans). En 2021, l’enveloppe des prêts s’établissait à 4,3 milliards d’euros (dont 1,7 milliard de la CDC). Il est aussi financé, indirectement, par l’APL, alimentée elle-même par un prélèvement sur les salaires. Le coût du foncier est enfin souvent pris en charge par la collectivité locale (au titre de la surcharge foncière).

Les locataires du secteur HLM bénéficient ainsi d’un fort effet de redistribution. Financé par les contribuables, mais aussi par les salariés et les épargnants de la Caisse d’épargne, cet effort serait parfaitement justifié s’il ne s’adressait qu’à des familles aux revenus modestes. Mais tel n’est pas le cas, et si la loi a prévu un « supplément de loyer de solidarité » pour les locataires dont les revenus dépasseraient les plafonds de revenus, ce « surloyer » est loin de compenser le différentiel entre le coût réel et le coût règlementé du logement.

De manière paradoxale, le logement social n’est plus conçu pour loger les plus démunis, car si son accès est, dans la loi, encadré par un plafond de revenus, il l’est aussi, en pratique, par un seuil minimum de revenus, déterminé par le « reste à vivre ». Ce « reste à vivre » est destiné à permettre au locataire de payer son loyer (et à protéger le bailleur social du risque d’impayé). Déterminé par l’article R 441-3-1 du Code de la construction et de l’habitat et un arrêté du 10 mars 2011, le taux d’effort résulte du rapport des dépenses (loyer + charges – APL) sur les ressources, elles-mêmes divisées par le nombre d’unités de consommation. Les ressources sont appréciées sur la base des salaires de l’année précédente. Le taux d’effort est en général fixé à 30 %. La valeur de référence du reste à vivre est de 10 à 12 euros par jour.

Ce mode de calcul écarte les demandeurs aux revenus incertains (les commerçants par exemple, y compris ceux dont les commerces contribuent à l’animation du quartier). La mention de l’APL au numérateur privilégie les familles avec enfants. Le calcul des ressources avantage ainsi les ménages dont l’épouse ne travaille pas et les familles monoparentales.

Les ménages pauvres qui n’accèdent pas au logement social public se logent dans le secteur privé, dans l’habitat insalubre (copropriétés dégradées, location de « chambres de bonnes », pavillons de banlieue découpés en appartements avec sanitaires communs, voire squats ou terrains de camping). Beaucoup sous-louent des pièces dans le secteur HLM à des familles locataires. L’accès au logement social étant par ailleurs conditionné par la possession d’une carte de séjour en règle, les familles en situation irrégulière se logent souvent dans des immeubles possédés par des ressortissants du même pays.28

Le logement en France, principales données

  • Nombre d’habitants : 67,8 millions
  • Nombre des immigrés : 7 millions
  • Nombre des logements : 37,8 millions
  • Nombre des résidences principales : 31 millions
  • Nombre des résidences principales sous forme de maison : 17 millions
  • Nombre des ménages propriétaires-résidents : 17,7 millions
  • Nombre des ménages locataires dans le parc privé : 7 millions
  • Nombre des logements sociaux : 5,4 millions (17,6% des ménages)

Insee Focus, 309, paru le 10/10/2023

2.1 Une relation au logement social variable selon le pays d’origine.

L’immigration ne forme pas un tout homogène. Les nationalités d’origine, les langues parlées, les religions dessinent des ensembles dont les modalités d’intégration peuvent être profondément différentes, même si les statistiques manquent pour en décrire la diversité.

L’Insee distingue les immigrés extra-européens selon sept groupes d’origine : Algérie, Maroc/Tunisie, Afrique sahélienne, Afrique guinéenne ou centrale, Asie du Sud-est, Turquie/Moyen-Orient et Chine. Cette répartition à grands traits met en évidence de profondes disparités de comportement, en particulier dans l’accès au logement, que l’étude Trajectoires et Origines(Ined et Insee), publiée en 201729, avait tentée de qualifier et que son actualisation, publiée en 2023, confirme30

Le logement se répartit selon trois statuts : la propriété, la location dans le secteur privé et la location dans le secteur public. La propriété est apriori, le signe d’une intégration définitive dans le pays d’accueil. La location dans le secteur public (HLM) illustre a priori des situations transitoires ou de précarité. La location dans le secteur privé n’est qu’une variable des deux autres, ce mode de logement pouvant résulter, selon le cas, d’un choix délibéré ou d’un choix par défaut.

Rapporté à son volume, le groupe le plus représenté dans le logement social est celui formé par les immigrés et descendants d’immigrés en provenance de l’Afrique sahélienne (Sénégal, Mauritanie, Mali, Niger…). 57 % d’entre eux sont locataires d’un logement HLM, et les descendants de la génération précédente le sont encore à 63 %31. Dans ce groupe, par ailleurs, plus de la moitié des majeurs habitent encore chez leurs parents. À l’intérieur de cet ensemble, ce sont les immigrés maliens et sénégalais qui sont les plus représentés. Le sous-groupe des Maliens, non compris les Français d’origine malienne, détient 98 000 cartes de séjour32. Il s’est constitué à partir d’une migration de jeunes adultes, d’abord logés en foyers de travailleurs migrants, pour l’essentiel en Île-de-France. Dans ce sous-groupe, les familles nombreuses sont la règle et la polygamie demeure à l’état résiduel. Le deuxième sous-groupe est celui des Sénégalais (96 000 cartes de séjour en circulation).

Le deuxième groupe représenté dans le logement social, en proportion de son volume, est celui des immigrés de l’Afrique guinéenne ou centrale (Guinée, Côte d’Ivoire, Cameroun, République démocratique du Congo, Gabon…). 52 % d’entre eux en sont locataires. Les descendants de la génération précédente s’y trouvent encore à 47 %. Plus de la moitié des majeurs habitent chez leurs parents. Dans ce groupe, les Ivoiriens disposent de 91 000 cartes de séjour, les ressortissants de la République démocratique du Congo de 78 000 et les Camerounais de 66 000.

Les populations de l’Afrique non-maghrébine privilégient ainsi la location en HLM (57% des locataires en HLM sont issus de l’Afrique sahélienne et 52 % sont issus de l’Afrique guinéenne et centrale). Cette appétence s’explique à la fois par l’adaptation relative du logement social aux familles nombreuses et par l’image positive que ces populations ont du logement collectif, associé, dans les pays d’origine, à la modernité, au confort, voire au luxe.

Le troisième groupe en proportion, mais de loin le plus important en volume, est celui des immigrés algériens. La moitié d’entre eux habitent en HLM et 44 % des descendants des immigrés de la génération précédente y vivent encore. Le quart des majeurs vivent toujours chez leurs parents lorsque ceux-ci sont descendants d’immigrés. Ce groupe doit être considéré de manière particulière car les Algériens représentent, depuis l’indépendance de leur pays, le premier volume de l’immigration en France. En 2020, ce groupe cumulait 611 000 titres de séjour. La diaspora algérienne en France compte entre 2,5 et 3 millions de ressortissants, disposant pour la plupart de la double nationalité.

Le quatrième groupe en proportion est celui constitué par les immigrés marocains et tunisiens. 44 % de ces immigrés vivent en HLM ; 38 % des enfants de la génération précédente y sont encore. 34% des majeurs vivent chez leurs parents lorsque ceux-ci sont descendants d’immigrés. Les Marocains représentent le deuxième volume d’immigration, après les Algériens. Il est impossible de distinguer dans ce groupe les Marocains des Tunisiens, mais ces derniers étant plus souvent commerçants, il est probable qu’ils sont moins souvent locataires en HLM33.

Ces proportions, s’agissant d’une population de plusieurs millions de personnes, issues pour une part d’une immigration ancienne, semblent témoigner d’une forte réticence à quitter le logement social. Plusieurs raisons pourraient expliquer ce phénomène : le refus de s’ancrer, par un achat, dans le pays d’accueil, l’opportunité économique offerte par le faible montant des loyers résiduels pour investir dans le pays d’origine ou le désir de demeurer regroupés en communautés dans de mêmes espaces de vie. Nous y reviendrons.

Les groupes suivants présentent des comportements très différents. Seuls 39 % des ménages venus de Turquie ou du Moyen Orient vivent en HLM, quand ceux issus de la génération précédente ne le sont qu’à 27 %. Dans ce groupe, les ressortissants turcs sont de loin les plus nombreux (215 000 cartes de séjour). Seules 14 % des familles originaires d’Asie du Sud-Est sont locataires en HLM et 13 % des descendants d’immigrés de la génération précédente. Quant aux populations venues de Chine, elles ne sont que 8 % à vivre dans un logement social, quand les descendants de la génération précédente y sont presque absents. Les ressortissants chinois disposent pourtant de 114 000 cartes de séjour et forment la cinquième nationalité représentée en France.

Ces comparaisons semblent indiquer que la part prise par chacune des communautés étrangères au sein du secteur HLM ne résulte pas toujours d’un choix dicté par des considérations économiques. Interviennent aussi dans ce choix des calculs d’opportunité et/ou des modes de valorisation sociale.

2.2 La relation à la propriété, considérée comme un marqueur de l’intégration.

L’accès à la propriété est, plus encore que l’appétence pour le logement social, un marqueur de l’origine migratoire. En France, près de 60 % des ménages sont propriétaires de leur logement. En Espagne ou au Portugal, ce taux atteint 75 %. Malgré les contraintes qui pèsent sur les propriétaires occupants, leur nombre n’a jamais cessé de croître depuis vingt ans et il ne semble pas devoir s’infléchir. La propriété individuelle peut être considérée comme un marqueur d’intégration, si l’on veut bien considérer que l’achat d’un bien, c’est-à-dire l’achat d’une parcelle de la France, est une preuve concrète de l’attachement que l’on porte à ce pays. Au-delà, la possession d’un bien immobilier et d’une adresse modifie les relations de voisinage et facilite la participation des familles à l’entretien de leur environnement.

Le groupe le plus éloigné de la propriété de son logement est celui des immigrés de l’Afrique sahélienne, qui ne sont propriétaires qu’à hauteur de 13 %, quand les descendants de la génération précédente ne le sont devenus qu’à hauteur de 17 %. Le constat n’est pas étonnant, s’agissant d’immigrés de « fraîche date » et de familles aux revenus très modestes (comprenant beaucoup de femmes seules avec enfants). De la même façon, 17 % des immigrés d’Afrique guinéenne et centrale sont propriétaires de leur logement et 24 % des descendants de la génération précédente.

Beaucoup plus étonnant est de constater que seulement 22 % des immigrés venus d’Algérie sont propriétaires de leur logement. Et si ce pourcentage augmente, concernant les descendants de la génération précédente, il demeure toutefois relativement modeste (33 %). Ces résultats, les concernant, sont corrélés avec les données portant sur le mode de logement en HLM. Ce groupe privilégie ainsi ce type d’habitat, y compris sur la longue durée. Ce comportement est moins accentué en ce qui concerne les immigrés venus du Maroc et de la Tunisie, propriétaires à hauteur de 29 %.

En comparaison, 34 % des immigrés turcs sont propriétaires, contre 41 % des descendants de la génération précédente. En Alsace, par exemple, où ils sont nombreux, les immigrés turcs, très présents dans le secteur du bâtiment, préfèrent acheter et rénover des maisons anciennes. Pour mémoire, les Portugais avant eux, issus d’une immigration intracommunautaire, se comportaient de la même façon, privilégiant la maison individuelle à l’habitat social collectif.

Les populations d’origine asiatique sont majoritairement propriétaires de leur logement. C’est ainsi le cas de 51 % des immigrés venus de Chine. Les immigrés venus de l’Asie du Sud sont même plus souvent propriétaires de leur logement que les Français (61 %).

Ces fortes disparités méritent qu’on y prête attention. Si les ménages français habitent en HLM faute de pouvoir accéder à la propriété, ou s’ils le font de manière provisoire (les jeunes couples par exemple), les familles originaires du Maghreb (Algérie et Maroc) considèrent ce mode de logement comme un droit. Cela tient pour beaucoup aux relations que beaucoup d’entre elles continuent d’entretenir avec le pays d’origine.

Quand les premiers cherchent à se constituer un patrimoine immobilier pour échapper à la pression du logement collectif, les seconds investissent dans une résidence secondaire « au pays », qui, d’une certaine façon, illustre leur réussite. S’agissant de la première génération de l’immigration, ce comportement est parfaitement compréhensible. À la deuxième ou troisième génération, il ne peut que susciter des interrogations sur la nature des doubles appartenances.

PopulationRésidents en HLMRésidents en quartiers prioritaires
(QPV)
Propriétaires de leur résidence
Algériens1 525 000747 000472 750335 500
Marocains1 417 000623 000468 000411 000
Maliens980 000558 000304 000127 000
Turcs547 000213 000131 000186 000
Chinois170 00013 600n. c.104 000
Population
immigrée
7 000 0002 450 0001 600 0002 240 000
Population total67 800 00010 700 0005 400 00040 200 000

La population des Algériens, des Marocains, des Maliens et des Turcs est calculée à partir du nombre des titres de séjour (Rapport au Parlement pour 2022), assorti d’un coefficient 5/2 pour tenir compte des mineurs (estimés à trois par familles). La population des Chinois est calculée à partir d’un coefficient 4/2.

La population immigrée comprend la population étrangère et la population française née étrangère à l’étranger

2.3 Une source de transfert de capital ?

La rareté relative du logement social, en France, génère de fortes inégalités. La faiblesse de l’offre, comparée au volume des demandes, transforme son locataire en un « privilégié », surtout si le logement auquel il accède appartient à une résidence récente. Par ailleurs, le droit à demeurer toute sa vie dans un logement, quel que soit le niveau de ses revenus, constitue un avantage considérable, comparé à la situation des locataires de droit commun. Ce « privilège » pourrait être considéré comme normal si le logement social répondait à son objet initial : loger des familles modestes dans des périodes de transition. Or tel n’est pas le cas dès lors que le logement social, contrairement à son ambition, ne loge pas les familles les plus pauvres.

Les 10 millions de locataires du secteur public social sont ainsi les premiers bénéficiaires de la redistribution, aux dépens des autres. Et ils le sont davantage encore depuis la suppression de la taxe d’habitation. Le coût pour la collectivité publique dépasse, rappelons-le, 30 milliards d’euros sous forme de prêts aidés, de subventions, de déductions fiscales et d’aides aux personnes (APL).

Pour le locataire, ce privilège peut se traduire par une plus-value, quand le loyer résiduel, déduction faite de l’APL, ne dépasse pas quelques dizaines d’euros. Dans ces conditions, le gain obtenu permet de financer des transferts vers l’étranger, sous forme d’aide à la famille ou au village (c’est souvent le cas des familles d’origine africaine) ou d’investissement immobilier. Ce phénomène n’est pas quantifié. Les transferts d’argent connus de la France vers l’Algérie dépassaient 1,8 milliard en 2022. Le gouvernement algérien les encourage officiellement. Les transferts vers le Maroc, sans doute mieux tracés, atteignent 3,3 milliards d’euros.

Ces transferts privent les enfants des familles locataires d’un capital transmissible, dès lors qu’il est peu probable qu’ils s’installent un jour en Algérie ou au Maroc. Les jeunes majeurs d’origine maghrébine logent d’ailleurs plus souvent que les autres majeurs chez leurs parents. Dans ces pays, au Maroc en particulier, l’économie de la construction portée par les « émigrés » perturbe le marché en augmentant les coûts et prive les populations locales de l’opportunité de devenir propriétaire. La location des maisons édifiées en Algérie et au Maroc génèrent par ailleurs des plus-values qui ne sont pas soumises, comme en France, à prélèvements sociaux.

2.4 La concentration de l’habitat social.

L’hyperconcentration des immeubles HLM dans les mêmes espaces a généré en France des structures urbaines particulières que nous appelons

« quartiers » par défaut, mais que nous pourrions tout aussi bien appeler

« ville » eu égard à leur taille. C’est en particulier le cas des 1 500 quartiers dits « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (QPV), dont beaucoup comptent plus de 10 000 habitants et certains plus de 20 000, c’est-à-dire autant que nombre de villes moyennes en France. Mais la comparaison s’arrête là, car si les villes moyennes disposent de tous les attributs de la démocratie locale, tel n’est pas le cas de ces « quartiers ». La représentation politique y est résiduelle, voire inexistante, les structures de concertation embryonnaires, les propriétaires méconnus et difficiles à joindre. Quant aux maires, ils ont été peu à peu écartés de la gestion du logement social et la disparition de la taxe d’habitation a supprimé le dernier lien qui attachait encore le locataire à sa commune.

Ces quartiers, d’une certaine façon, sont abandonnés à eux-mêmes quand les centres-villes apparaissent, en comparaison, suradministrés. Le contrôle social y demeure lâche. Tous les quartiers ou presque ont subi la disparition des gardiens d’immeuble, la fermeture des postes de police, la disparition

des conseils de quartiers et des associations de locataires et le recul des services à la population : la poste, la pharmacie ou la médecine de ville. Les plus impénétrables d’entre eux, pour des considérations d’urbanisme et/ou de réseau routier, ont facilité, dans la vacance de l’autorité publique, l’implantation d’activités illicites, jusqu’à devenir parfois de véritables « citadelles du crime ».

Même si la statistique publique peine à en rendre compte, ces quartiers concentrent plus que d’autres les populations d’origine extra-communautaire. Si l’on prend la catégorie des QPV, 23 % des immigrés y résident, mais seulement 7 % de l’ensemble de la population de 18 à 59 ans, et, parmi elle, 3 % de la population française d’origine française. Ces résidents sont principalement originaires du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.

31 % des immigrés originaires d’Algérie habitent dans un QPV, représentant 650 000 personnes, enfants compris. Si l’on ajoute à ce chiffre 24 % des descendants de la génération précédente, estimée à 1,2 millions d’individus, soit 300 000 personnes, on comprend que la population d’origine algérienne approche le million de personnes dans ces quartiers, qui comptent au total 5,4 millions d’habitants. Ces chiffres remettent en cause l’image qu’en donnent les acteurs de terrain, qui décrivent le remplacement progressif des populations maghrébines par des populations originaires d’Afrique subsaharienne. Si ces dernières sont plus visibles dans l’espace public, le socle de la population des quartiers demeure majoritairement maghrébin.

Ces évolutions, qui renforcent la concentration des mêmes populations dans les mêmes espaces, ne manquent pas d’interroger la pertinence du modèle français de logement social, car elles contredisent l’objectif affiché de mixité sociale, en spécialisant les territoires. Il existe ainsi une corrélation entre le pourcentage des logements sociaux et celui des familles étrangères, même à l’échelle des départements : la Seine-Saint-Denis (1,6 millions d’habitants), longtemps animée par des communes communistes très pro-actives en matière de logement social, compte ainsi 189 000 logements sociaux et environ 510 000 immigrés, quand les Yvelines (1,4 millions d’habitants), ne comptent que 110 000 logements sociaux et 200 000 immigrés.

2.5 Quartiers HLM et désordres sociaux.

Si l’on ne peut faire du logement social la cause des désordres qui affectent la tranquillité publique et l’économie de la France, force est de constater qu’une grande partie de ces désordres (émeutes urbaines, rixes entre bandes,

délinquance de voie publique, trafic de produits stupéfiants) ont pour décor les grands ensembles d’immeubles HLM. L’État a d’ailleurs confirmé leur « dangerosité » en y créant ses 80 zones de sécurité prioritaire (ZSP). Ces ZSP appartiennent elles-mêmes à l’ensemble des 1 500 QPV, qui font l’objet d’une attention toute particulière. Si les pouvoirs publics, pour ne pas stigmatiser ces quartiers, n’ont jamais voulu fonder la politique de la Ville sur des considérations d’ordre public, préférant utiliser le critère de la pauvreté, il est évident que, depuis 1981 et les premières émeutes urbaines, ce sont toujours ces mouvements de violence collective qui déclenchent l’intervention de l’État, les derniers en date n’échappant pas à cette logique.

Le degré de violence qui règne dans le quartier, en l’absence de toute communication des pouvoirs publics, est intuitivement mesuré par la population. Leur « mauvaise réputation » n’est un mystère pour personne. Elle accentue le phénomène de concentration des populations : les familles

« paisibles » quittent le quartier et l’abandonnent à des comportements sans cesse plus violents. Paradoxalement, c’est aussi l’insécurité qui a justifié la fermeture des services essentiels à la population : commissariat, centre social, mairie annexe, médiathèque. La plupart des établissements scolaires de ces quartiers sont par ailleurs classés en réseaux d’éducation prioritaire, REP ou REP+.

Il est difficile de dire, faute de données, la part prise par les populations extracommunautaires à ces troubles. La difficulté est d’autant plus grande que le seul critère d’appréciation est celui de la nationalité. Or, la plupart des adolescents mis en cause sont français au titre des conditions d’accès anticipé à la nationalité française. Il est dommage que la statistique publique ne puisse établir des données fondées sur les doubles nationalités, alors même que les administrations diplomatiques étrangères (Maroc, Algérie, Turquie) en disposent. Les premières analyses conduites sur le profil des interpellés à la suite des émeutes de 2023 indiquent que plus des trois quarts des émeutiers étaient de nationalité française, le plus souvent originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne.

3.1 Le droit au maintien dans les lieux.

Au titre du « droit au maintien dans les lieux »34, , le locataire du secteur HLM dispose d’un bail à durée indéterminée. Cette disposition ancre les locataires dans leur quartier pour une durée très longue, parfois sur plusieurs générations. Elle favorise le « patriotisme » de quartier au détriment d’une insertion dans l’espace de vie de la commune. Elle enferme les plus jeunes dans une forme d’appropriation territoriale qui, dans ses effets les plus violents, pourrait être qualifiée de « tribale ». D’une certaine façon, c’est ce mécanisme qui, empêchant l’éviction des fauteurs de trouble, finit par renforcer les réseaux criminels en chassant de leur quartier les familles désireuses de vivre en paix.

Le bailleur ne peut résilier le bail qu’en cas d’impayé de loyer, de troubles de voisinage, de revenus nouveaux, de sous-location ou de résidence inférieure à huit mois dans l’année. Ces hypothèses sont surtout théoriques, sauf en ce qui concerne les impayés de loyer. Mais, même dans cette hypothèse, la réalisation effective de l’expulsion n’est jamais sûre, car le préfet peut décider de ne pas donner suite à la décision du juge, une compensation étant alors offerte au bailleur, financée par des crédits du ministère de l’Intérieur. Le second motif (les troubles de voisinage) est en partie neutralisé par l’obligation faite au bailleur, en vertu de la loi DALO exposée plus bas, de reloger le locataire indélicat. Les autres motifs sont rarement utilisés, parce que les moyens de contrôle sont limités et que l’omerta qui règne dans nombre de ces quartiers retiendrait des voisins de dénoncer le locataire indélicat. La sous-location, par exemple, est manifestement répandue, sans être poursuivie.

3.2 L’illusion de la mixité sociale.

Les institutions publiques pensent remédier à la paupérisation ou à la criminalisation des quartiers en favorisant la « mixité sociale », dont personne ne sait dire s’il s’agit d’une mixité des revenus ou d’une mixité ethnique, linguistique ou religieuse. Dans leur esprit, le brassage des origines et des modes de vie doit contribuer à faire baisser les tensions entre les groupes. Mais cette vision de la société heurte l’aspiration des familles qui souhaitent vivre, elles, dans des espaces homogènes, quitte à reconstituer des communautés soudées par des solidarités de voisinage et des références culturelles partagées.35

Dans les faits, la recherche de la mixité sociale se traduit d’abord par la duplication, à une échelle plus petite, des mêmes types de quartiers, car, même s’il existe quelques contre-exemples réussis – à travers, par exemple, la reprise de logements anciens dans des centres-villes – les bailleurs sociaux n’ont souvent pas d’autre choix, pour des raisons de coût, que de proposer un habitat sous forme d’immeubles collectifs dans des lieux délaissés du tissu urbain.

La loi SRU36 a exigé que toutes les communes urbaines disposent d’un pourcentage de logements sociaux établi à 25 %. L’obligation est assortie d’un mécanisme d’amende particulièrement contraignant. Le caractère résolument « punitif » de la mesure, relayé par la presse, vise les communes considérées comme « trop riches ». La loi n’a pas exigé, en revanche, d’équilibrer le surcroît de logements sociaux que l’on trouve en Seine-Saint-Denis ou dans le Val-de-Marne en y promouvant la construction de résidences privées. Ce pourcentage des 25 % n’est assis sur aucune justification explicite et son bilan n’a jamais été établi. L’objectif est pratiquement impossible à réaliser dans des milieux urbains denses où le prix du foncier ne permet pas d’équilibrer les opérations. Dans le même temps et de manière paradoxale, plus de 60 % des Français, selon les déclarations du ministère du Logement, pourraient prétendre à un logement HLM, dès lors qu’ils disposent de revenus inférieurs aux plafonds en vigueur.

3.3 Le droit au logement opposable.

La loi instituant le droit au logement opposable, votée le 7 mars 2007, a introduit des « coupe-files » discriminants dans l’attribution des logements, qui ont manifestement accentué la paupérisation du secteur. La loi a ainsi déterminé une catégorie de demandeurs prioritaires et confié aux préfets l’obligation – assortie d’un mécanisme de condamnation – d’user de cette priorité.37Les priorités concernent les personnes « dépourvues de logement, menacées d’expulsion sans relogement, hébergées ou logées temporairement, logées dans des locaux insalubres ou dangereux ou logées avec un enfant mineur ou une personne handicapée dans des locaux suroccupés ». Seuls les étrangers en situation régulière peuvent y prétendre. Depuis 2008, entre 30 000 et 40 000 demandes sont déposées à ce titre chaque année. Si l’on croise ces critères avec ceux relatifs à la situation familiale (priorité donnée aux femmes seules avec enfants), il est évident que la mesure favorise les familles monoparentales, dont beaucoup sont d’origine étrangère. On trouve de manière paradoxale dans cette liste les familles qui ont fait l’objet d’une mesure d’expulsion pour troubles graves à l’ordre public, que le préfet est contraint de reloger, contre toute attente, dans le parc HLM.

L’instrument juridique qui permet d’imposer le choix du préfet est le « contingent préfectoral », alimenté par 30 % de toutes les nouvelles constructions (5 % étant réservés aux fonctionnaires et aux militaires). Ce contingent préfectoral recoupe le parc des PLAI38. Le mécanisme est d’une telle efficacité que la Première ministre a demandé aux préfets39, à l’issue d’un CIV40 tenu en octobre 2023 à Chanteloup-les-Vignes, d’y déroger, en installant les familles les plus précaires en dehors des quartiers prioritaires.

3.4 La prise en charge des familles monoparentales.

Les travaux réalisés sur le profil des émeutiers interpellés lors des évènements de juin-juillet 2023 révèlent la surreprésentation d’individus masculins vivant dans des familles monoparentales. Ils confortent des travaux menés antérieurement sur le même sujet. Le profil de ces familles est bien connu : une mère de famille seule, salariée, qui vit avec plusieurs enfants, les pères étant absents ou disparus et ne contribuant pas à l’entretien des enfants. On peut inclure dans ce groupe les épouses de familles polygames « décohabitantes »41. Les garçons de ces familles sont élevés en l’absence de toute référence paternelle et, dans l’école, qui reste leur principal lieu de socialisation, les enseignants sont majoritairement des femmes. À la marge, ce type d’organisation familiale a pu être encouragé par des politiques sociales qui accordent des droits spécifiques aux mères isolées. En tout état de cause, la plupart de ces familles vivent sous le seuil de pauvreté et les dispositifs sociaux de proximité (aide à la parentalité) ont presque tous disparu, remplacés par des prestations financières. Les familles monoparentales occupent 23 % des logements sociaux.

3.5 Les concentrations ethnico-religieuses.

Les grands quartiers d’habitat social abritent aujourd’hui le plus grand nombre de lieux de culte, en particulier de lieux de culte musulman (mosquées), de toutes obédiences. Ces lieux de culte ont parfois été édifiés sur des terrains publics. Ils répondent à une demande de proximité des fidèles concentrés dans ces quartiers, mais ils accentuent le caractère communautaire du quartier, car les mosquées ne sont pas seulement des lieux affectés à la prière : elles sont aussi des lieux de vie associative, de solidarité et d’échanges, voire d’éducation. Pour cette raison, des demandeurs de logement sociaux peuvent chercher à rejoindre une communauté déjà constituée. C’est ce mécanisme qui a favorisé l’émergence de sous-quartiers pakistanais ou tchétchènes. Les concentrations fondées sur la culture d’origine engendrent par ailleurs l’émergence d’un commerce spécialisé, de proximité : restauration sans porc, boutiques de produits exotiques, coiffeurs « africains ». Leurs boutiques sont louées par les bailleurs sociaux. Les seuls commerces généralistes présents dans les « quartiers » sont les pharmacies.

3.6 L’incidence de la carte scolaire dans la cartographie des peuplements.

Chacun de ces quartiers dispose d’une ou de plusieurs écoles et d’un ou de plusieurs collèges. Si les écoles maternelles sont peu discriminantes, les écoles primaires le sont davantage et les collèges beaucoup plus, à cause de la violence qui y règne. Sans que l’Éducation nationale n’ait besoin de publier de statistique sur le sujet, tous les parents d’élèves distinguent les « bons » établissements des « médiocres ». Le niveau est évidement corrélé à la population scolaire. La carte scolaire est sans doute le premier vecteur des stratégies de peuplement. Les familles modestes, et plus particulièrement les familles d’origine africaine, accordent à l’éducation de leurs enfants une grande importance, sachant qu’elles ne peuvent y contribuer sans le soutien de l’école. Dès lors, les stratégies d’évitement renforcent les disparités. De nombreux parents scolarisent leurs enfants dans des établissements sous contrat ou hors contrat, de nature confessionnelle (musulmane ou catholique) ou non-confessionnelle (écoles Espérance banlieues). Les établissements publics y perdent de bons élèves et leur niveau s’affaisse.

3.7 L’accompagnement des personnes très âgées.

14,3 % des locataires en HLM avaient plus de 65 ans en 2020. Le secteur loge un pourcentage très important de personnes âgées, voire très âgées, malgré l’absence d’ascenseurs et de commerces de proximité. Ces personnes âgées sont, d’une certaine façon, les victimes de l’inertie du système. Elles ont payé toute leur vie un loyer sans pouvoir se constituer un capital qu’elles aurait pu transmettre à leurs enfants, et elles n’ont jamais bénéficié des programmes de rénovation urbaine qui auraient pu améliorer la qualité de leur logement. Elles sont les grandes oubliées des politiques du logement social. Ces personnes âgées, en général seules, qui occupent des appartements trop grands pour elles, ne font l’objet d’aucun accompagnement social, malgré leur isolement.

Si, comme tente de le démontrer cette note, la structuration du logement social a accentué les difficultés que connaissent désormais tous les territoires de la métropole, une révision des principes fondés dans les années 1960 paraît s’imposer. Elle suppose de recentrer le logement social sur l’accueil des familles précaires et la meilleure intégration des populations issues des migrations extra-européennes. A tout le moins, il conviendrait que le logement social redevienne ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un habitat temporaire dans un parcours résidentiel accompagné, au cours duquel le locataire pourrait envisager à terme une accession à la propriété. Au-delà, cette idée que l’État, à travers ses satellites, serait un meilleur gestionnaire que les propriétaires privés semble contredite par l’état général du parc HLM. Faute de réflexion approfondie, un moratoire paraît donc s’imposer, sans attendre que la situation financière des bailleurs finisse par l’imposer.

Au-delà, le bailleur social ne peut être un simple gestionnaire de logements. Sa vocation sociale suppose la mise en place de structures d’accompagnement. Les résidents en grande difficulté (familles monoparentales en situation de précarité, personnes âgées isolées) doivent faire l’objet de suivis individuels. Le propriétaire public doit aussi s’assurer que les locataires vivent en paix, ce qui suppose qu’il ait la capacité d’agir pour faire cesser les troubles graves à l’ordre public (agressions, trafic de drogues, rodéos…) qui naissent au sein de son patrimoine.

La seule façon, pour le bailleur, de rappeler aux locataires fauteurs de troubles les obligations qui pèsent sur eux est de mettre en place un bail à durée limitée, qui ouvrirait la possibilité, en dehors des mesures plus coercitives (expulsions locatives), de ne pas le renouveler au-delà de sa durée. Cette échéance permettrait, en amont, un examen de la situation du locataire, justifiant un renouvellement du bail ou un accompagnement vers une autre solution. Seraient ainsi pris en compte lors de ce « rendez-vous » le comportement de la famille, mais aussi ses revenus réels (en cas de condamnation pour trafic de produits stupéfiants) et les biens estimés à l’étranger.

Ces mesures nécessitent que l’accès à la propriété privée soit plus fortement encouragé. La vente des logements sociaux aux locataires n’est pas une solution adaptée, car elle place le locataire en position de participer au financement des rénovations. Le bail réel solidaire (BRS) prive le locataire d’une éventuelle plus-value de son logement, mais le principe sur lequel il se fonde, la dissociation du foncier et du bâti, est sans doute la plus juste pour imaginer des solutions réalisables en secteur tendu.

S’agissant des « quartiers » les plus concentrés, comprenant plus de 5 000 habitants, la création d’un statut juridique spécifique semble s’imposer, sous la forme par exemple de « commune associée ». Nous pensons en effet que la paix publique n’est pas sans lien avec l’exercice de la démocratie locale. Le modèle communal, qui fait ses preuves depuis 1789, a permis l’émergence d’une représentation politique des habitants animée par une « élite » ancrée dans le territoire. Les habitants des quartiers votent peu car les élections locales ne les concernent que de loin. Beaucoup même continuent de suivre l’actualité politique de leur pays d’origine. On ne peut leur refuser ce que l’on accorde aux millions de Français qui vivent dans des villes de moins de 10 000 habitants.

Enfin, il paraît difficile de continuer à gérer le secteur du logement social en faisant fi des mécanismes de peuplement, surtout en situation d’immigration massive. Sans recourir aux statistiques ethniques, la mention de la nationalité d’origine du demandeur, et/ou de sa seconde nationalité doit être un élément de la recevabilité du dossier. Un observatoire national des peuplements paraît même s’imposer. Si l’on voulait éviter que soient discriminées, dans l’accès au logement social, les familles d’origine française, un critère de correction comme la durée de présence en France pourrait utilement compléter la liste de ceux pris en compte pour le classement des demandes.

La période de moratoire serait par ailleurs utile pour établir un bilan et corriger les mesures issues des lois SRU et DALO, dont les effets ont été signalés plus haut et revoir les mécanismes d’expulsions locatives (obligation faite aux juridictions de rendre un jugement sous deux mois, par exemple). Les habitants des cités HLM souffrent beaucoup de la présence d’un petit noyau de familles génératrices des principaux désordres et la présence de certaines d’entre elles depuis trois générations a enfermé les plus jeunes dans une appropriation du territoire qui les retient d’accéder à l’espace de la Nation.

  1. Établir un bilan des lois SRU et DALO, afin d’identifier les ajustements nécessaires pour améliorer l’efficacité des politiques de logement social ;
  2. Instaurer un moratoire, suspendre temporairement de nouvelles initiatives dans le logement social pour permettre une réflexion approfondie sans attendre que la situation financière ne l’impose ;
  3. Recentrer la politique du logement social, en opérant prioritairement l’accueil des familles précaires et l’intégration des populations issues des migrations extra-européennes, en réaffirmant le caractère temporaire du logement social et en le définissant comme une étape vers l’accession à la propriété ;
  4. Considérer la nationalité d’origine du demandeur comme un élément de recevabilité du dossier, sans recourir à des critères ethniques, pour mieux équilibrer les peuplements ;
  5. Ajouter dans la liste des critères pour le classement des demandes de logement social un critère de correction comme la durée de présence en France afin que ne soient plus discriminées les familles d’origine française ;
  6. Identifier les familles génératrices de troubles persistants, et proposer des mesures correctives pour rétablir la paix et favoriser l’intégration des jeunes générations ;
  7. Instaurer un bail à durée limitée afin de dissuader les comportements nuisibles de locataires perturbateurs ;
  8. Examiner les procédures d’expulsion pour les rendre plus rapides, tout en garantissant un traitement équitable pour les locataires concernés ;
  9. Renforcer les structures d’accompagnement pour les résidents en difficulté, en particulier les familles monoparentales précaires et les personnes âgées isolées ;
  10. Encourager l’accès à la propriété privée par la promotion de modèles alternatifs comme le bail réel solidaire pour permettre l’accès à la propriété sans nécessiter une vente des logements sociaux ;
  11. Étudier la création d’un statut juridique distinct pour les « quartiers » les plus concentrés, ceux comprenant plus de 5 000 habitants, sous la forme par exemple de « commune associée », pour renforcer la démocratie locale et l’engagement civique.

  1. Les derniers « désordres » collectifs, sous forme d’émeutes, se sont déroulés en juin-juillet 2023. Il faut y ajouter la longue série de meurtres commis avec des armes de guerre ou des couteaux, dans les quartiers eux-mêmes ou à l’extérieur (affaire de Crépol, novembre 2023).
    ↩︎
  2. La loi SRU (solidarité et renouvellement urbain) du 13 décembre 2000 a eu pour effet de disperser les ensembles de logements sociaux dans des communes suburbaines ou semi-rurales.
    ↩︎
  3. Pour l’Insee, les immigrés se définissent comme étant nés étrangers à l’étranger. Ils peuvent être français ou étrangers. D’autres définitions existent. L’OCDE, par exemple, intègre les Français nés français à l’étranger.
    ↩︎
  4. En 2018, ce pourcentage était de 31%, l’augmentation concernant à titre principal les locataires originaires d’Afrique subsaharienne.
    ↩︎
  5. Insee, Immigrésetdescendantsd’immigrés, [en ligne]. La notion de Français non immigrés désigne les Français qui ne sont ni immigrés ni descendants d’immigrés de deuxième génération. ↩︎
  6. Ibid. Ce pourcentage ne comprend pas les Français de parents immigrés qui ont conservé la nationalité de leurs parents (Français dits de « culture étrangère »). ↩︎
  7. 1.Michel Aubouin, Rapport à l’Association des maires d’Île-de-France sur les rixes entre adolescents, 2022, non publié. Michel Aubouin, « Mourir pour son quartier », Administration, n° 276, janvier 2023, p. 60-61.
    ↩︎
  8. Définition donnée par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, mise en ligne le 14 octobre 2022. ↩︎
  9. Convention APL (aide personnalisée au logement). ↩︎
  10. 10.Décret n° 58-1464 du 31 décembre 1958 relatif aux zones à urbaniser en priorité, signé par le président du Conseil, Charles de Gaulle, et le ministre de la Construction, Pierre Sudreau. ↩︎
  11. Loi du 7 août 1957. ↩︎
  12. Grigny, dans l’Essonne, est ainsi passée en quelques années de moins de 3 000 habitants à plus de 25 000. ↩︎
  13. Hervé Vieillard-Baron, « Sarcelles aujourd’hui : de la cité-dortoir aux communautés ? », Espace Populations Sociétés, 1996, 2-3, p. 325-333. ↩︎
  14. Robert Lion, éditorial, Revue H, novembre 1975, cité par Agnès Berland-Berthon, La démolition des immeubles de logements sociaux. Histoire urbaine d’une non-politique publique, Editions du CERTU, 2009. La référence à Harlem était étrangement prémonitoire. ↩︎
  15. Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Les immigrés et le logement en France depuis le xixe siècle. Une histoire paradoxale », Hommes et Migrations, 2006, p. 20-34. Ces opérations intervenaient moins de dix ans après la guerre d’Algérie, qui avait traumatisé de nombreuses familles d’appelés et chassé d’Algérie un million de Français d’origine espagnole ou italienne. ↩︎
  16. Le 1% patronal (participation des employeurs à l’effort de construction) a été créé en 1943. Il représente aujourd’hui 0,45% de la masse salariale. ↩︎
  17. Opération « anti été chaud » de 1981. ↩︎
  18. Les Minguettes, Vénissieux (Rhône), 1983. ↩︎
  19. Cour des Comptes, Assurer la cohérence de la politique de logement face à ses nouveaux défis, juillet 2023. OCDE, Le logement social, un élément essentiel des politiques d’hier et de demain, 2020. ↩︎
  20. 2 160 000 demandes de logement social étaient enregistrées fin 2020. « Demandeurs de logements sociaux (chiffres clés du logement) » dans Chiffresclésdulogement.Voir édition 2022, Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, juillet 2022. ↩︎
  21. La France comptait en 2022, 275 000 arrivées (premières cartes de séjour), mais seulement 90 000 nouveaux logements. ↩︎
  22. OLS : organisme de logement social ; OPH : office public de l’habitat. ↩︎
  23. Le montant annuel de ce prélèvement est compris entre 1,5 et 2 milliards par an. ↩︎
  24. Loi Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite ELAN, du 23 novembre 2018. ↩︎
  25. Le programme national de rénovation urbaine (PNRU), lancé en 2004, a permis de réhabiliter 600 quartiers et mobilisé 12 milliards d’euros. ↩︎
  26. 3% des occupants du parc social font partie des 20% des personnes les plus aisées. 2/3 d’entre elles résident dans l’aire urbaine de Paris. Insee première, n° 1715, 24/10, 2018. ↩︎
  27. Données de la Caisse des dépôts et consignations. Banque des territoires, « Coûts de construction des logements sociaux : un prix de revient en hausse modérée », Éclairage, n° 25, octobre 2021. ↩︎
  28. 28.Ce phénomène a été mis en évidence par l’étude de la situation de Grigny (Essonne), à travers la copropriété Grigny 2. Voir Michel Aubouin (dir.), Rapport sur l’évaluation et l’orientation des politiques publiques mises en œuvre à Grigny (Essonne), Ministère de l’Intérieur, Inspection générale de l’administration, 2016 (une synthèse du rapport a été mis en ligne par la commune de Grigny). Il a été confirmé par une visite de la commune de Montfermeil (Seine-Saint-Denis). ↩︎
  29. 29.Insee, ministère de l’Intérieur, Le logement des immigrés vivant en France en 2017. ↩︎
  30. Enquête Insee et Ined, Trajectoires et origines, 2, (2019-2020). ↩︎
  31. 31.Ce chiffre est difficile à interpréter. Il semble démontrer que cette catégorie de la population demeure en logement HLM sur deux générations au moins. ↩︎
  32. Chiffres du ministère de l’Intérieur pour 2021. RapportauParlement. Les cartes de séjour étant attribuée aux seuls adultes, le nombre des enfants n’est pas connu. ↩︎
  33. Pour des questions de régularité de leurs revenus, les commerçants n’accèdent pas facilement au logement social. ↩︎
  34. Le droit au maintien dans les lieux résulte de l’article 4 de la loi du 1er septembre 1948. ↩︎
  35. Il va de soi que les promoteurs de ces mesures sont rarement concernés par cet effort de « mixité sociale ». ↩︎
  36. Loi n°2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, legifrance. gouv.fr. Voir en particulier l’article 55. ↩︎
  37. Haut Comité pour le droit au logement, « L’accès au logement des ménages mal-logés », septembre 2023. ↩︎
  38. Les logements PLAI sont financés par le prêt locatif aidé d’intégration. Ces prêts sont réservés au secteur HLM. Ministère chargé de la Ville et du Logement, « Les aides financière au logement », septembre 2022. ↩︎
  39. « Pour favoriser la mixité sociale, Elizabeth Borne demande aux préfets de ne plus attribuer de logements dans les quartiers prioritaires aux plus précaires », LeMonde, 27 octobre 2023. ↩︎
  40. Comité interministériel des villes ↩︎
  41. Une épouse décohabitante est une épouse qui fait toujours partie de la famille polygame mais qui occupe une autre logement. ↩︎

Les données trompeuses d’Eurostat sur les origines

Grâce à la variable « statut migratoire », on peut se faire une idée de l’importance de la population d’origine étrangère d’âge actif sur deux générations en France, toutes origines confondues (tableau 1).

En 2023, cette population représente 29,7 % des personnes âgées de 15-64 ans résidant dans un ménage ordinaire. Elle se décompose en 53 % d’immigrés et de 47 % de natifs d’origine étrangère.

Statut migratoireEffectifs%
Total40 931,1 
Né en France de deux parents nés en France26 518,870,7
Né en France d’un parent né à l’étranger (1)2 851,37,6
Né en France de deux parents nés à l’étranger (2)2 341,76,2
Né en France d’un ou deux parents nés à l’étranger (1+2)5 193,013,9
Né à l’étranger (3)5 778,015,4
Né à l’étranger ou né en France d’un ou deux parents nés à l’étranger10 971,029,3
Inconnu3441,3 

Tableau 1.- Population d’origine étrangère sur deux générations en France en 2023.
Note : le calcul a été fait sur le total moins les inconnus. Ce qui revient à redistribuer ces statuts migratoires inconnus au prorata.
Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.
Source : Eurostat.

Dans l’UE, si l’on excepte l’Estonie qui comprend une forte minorité russe, la France est proche des Pays-Bas (tableau 2). Elle est devancée par la Suède, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique et l’Irlande et les îles de Malte et Chypre où la proportion de personnes nées à l’étranger ou nées dans le pays d’au moins un parent né à l’étranger dépasse 35 % avec un maximum, Luxembourg mis à part, pour Malte (39,1 %) et la Suède (36,9 %).

Luxembourg75,8Moyenne UE 2723,0
Malte39,1Croatie20,4
Suède37,9Danemark18,8
Allemagne37,2Portugal18,5
Autriche36,7Italie17,4
Belgique36,7Finlande14,7
Irlande35,5Grèce11,3
Chypre35,2République tchèque9,5
Estonie31,7Lituanie7,5
Pays-Bas30,4Hongrie4,9
Lettonie29,7Pologne2,8
France29,3Slovaquie2,2
Slovénie25,5Bulgarie0,5
Espagne25,1Roumanie0,3

Tableau 2.- Proportion de population d’origine étrangère sur deux générations en 2023.
Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.
Source : Eurostat.

Ce classement obéit à une hiérarchisation qui place le pays d’observation en premier, vient ensuite tout pays de l’UE et, en dernier, tout autre pays.

Restons sur l’exemple de la France pour illustrer cette hiérarchisation. Alors qu’elle a été classée comme d’origine étrangère par le statut migratoire, la personne née en France d’un père né en Algérie et d’une mère née en France sera, de ce fait, d’origine française d’après le classement des origines des parents (tableau 3). Ce qui ne nous apprend rien puisque, par définition, nous le savons déjà, d’après le statut migratoire.

Statut migratoirePays de naissance des parents
ÉtrangerFranceTotal
Né en France d’un parent né à l’étranger (1) 2851,32851,3
Né en France de deux parents nés à l’étranger (2)2341,7 2341,7
Né en France d’un ou deux parents nés à l’étranger (1+2)2341,72851,35193,0

Tableau 3.- Population d’origine étrangère en France en 2023, par statut migratoire et pays de naissance des parents (France/étranger) d’après la classification d’Eurostat (en milliers).
Note : Il n’a pas été compte des réponses inconnues.
Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.
Source : Eurostat,
https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfsa_pgaccpm__custom_10623499/default/table?lang=en.
Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.

Cela aboutit, dès que l’on examine les données par grande zone d’origine (UE27, hors UE27) à une absurdité puisque, par exemple, les personnes nées en France d’une mère née en France et d’un père né en Algérie, classées comme d’origine étrangère par le statut migratoire se verront attribuer une origine française et ne seront pas comptées comme d’origine non européenne au même titre que les personnes nées de deux parents nés en Algérie. De même, une personne née en France d’une mère née en France et d’un père né au Portugal sera classée d’origine française. Ce qui ne nous apprend pas grand-chose car c’était déjà ce que montrait le statut migratoire. Ainsi, plus de la moitié des natifs d’origine étrangère d’après le statut migratoire se voient attribuer par Eurostat une origine française.

STATUT MIGRATOIREPAYS DE NAISSANCE DES PARENTS
UE27Hors UE27Total ÉtrangerFranceTotal% UE27
Né en France d’un ou deux parents nés à l’étranger (1)633,61708,12341,72851,35193,012,2
Né à l’étranger (2)944,24238,75182,9595,15778,016,3
Total (1+2)1577,85946,87524,63446,410971,014,4

Tableau 4.- Population par statut migratoire et pays de naissance des parents, en France en 2023, dont UE27/hors UE27 selon la classification d’Eurostat (en milliers).

Note : Ne figurent pas dans ce tableau ceux dont le statut migratoire est inconnu, 8,4 % du total. Par contre lorsque le pays de naissance « des parents » était inconnu, il a été réparti au prorata, pour retomber sur les totaux du tableau 1.

Note de lecture : Selon le classement Eurostat, 14,4 % des personnes nées à l’étranger ou en France d’au moins un parent né à l’étranger seraient originaires de l’UE27 (sans la France).

Il n’a pas été tenu compte des réponses inconnues.

Source : Eurostat, https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfsa_pgaccpm__custom_10623499/default/table?lang=en; 
Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.

Si l’on se reporte aux données diffusées en accompagnement de l’Insee Première n°1910 sur la diversité des origines2 tirées des enquêtes Emploi 2019-2020, 40 % des personnes nées en France d’au moins un parent immigré et âgées de 18-64 ans étaient originaires de l’UE27, contre 12,2 % ici à une date légèrement différente et pour une tranche d’âges et dans une définition qui le sont aussi. Ce qui ne saurait expliquer l’énorme écart de mesure.

Une autre alternative, particulièrement trompeuse, aurait été de considérer que ceux dont un parent est né en France sont d’origine européenne (UE). On aurait alors 67 % des nés en France originaires de l’UE et 46 % sur deux générations. C’est ce que n’avait pas hésité à faire Eurostat dans l’exploitation de l’enquête Emploi de 2014.

En 2014, 28,0 % des habitants résidant dans un ménage ordinaire et âgés de 15-64 ans étaient d’origine étrangère sur deux générations, dont 53,5 % nés en France. Rien à dire. Mais les choses se gâtent lorsqu’on veut déterminer la zone d’origine de ces personnes. Si l’on prend le tableau 5 au pied de la lettre, 72,7 % de celles qui sont nées en France d’un ou deux parents nés à l’étranger seraient originaires de l’UE (ici UE28). Au total, la part des personnes d’origine étrangère sur deux générations dites originaires de l’UE s’en trouverait égale à 54,4 %. Voilà des résultats qui contrastent avec ceux de 2023 !

Cela tient au fait qu’en 2014, un individu né en France d’un parent né à l’étranger et d’un parent né en France a été classé originaire de l’UE. Ainsi, celui qui est né en France d’un père né en Algérie et d’une mère née en France n’a pas été classé d’origine algérienne (c’est-à-dire hors UE) mais d’origine européenne (UE). En 2023 il a été classé, on l’a vu, d’origine française ! On n’arrête pas le progrès !

En 2014, Eurostat a donc donné la priorité aux pays de l’UE, la France n’étant alors que l’un d’entre eux.

STATUT MIGRATOIREPAYS DE NAISSANCE DES PARENTS
UE28Hors                      UE28Total sans réponse inconnue
Né en France d’un ou deux parents nés à l’étranger4 136,81 557,0 5 693,8
Dont né en France d’un seul parent né à l’étranger3 278,5 3 278,5
Né à l’étranger1 641,23 278,6 4 919,8
Né à l’étranger ou né en France d’au moins un parent né à l’étranger sans les non-réponses5 778,04 835,6 10 613,6

Tableau 5.- Population par statut migratoire et pays de naissance des parents en France en 2014, dont UE28/hors UE28 selon la classification d’Eurostat (en milliers).

Note : Il n’a pas été tenu compte des non-réponses et des réponses inconnues3.  Moins de 1 % des pays de naissance « des parents » sont restés inconnus et la proportion de non-réponses empêchant la détermination du statut migratoire était de 4,3 %. En raison de ces inconnues, il est déconseillé de se livrer à des comparaisons d’effectifs avec 2023 et de s’en tenir aux pourcentages. Les nombres absolus sont là par souci d’honnêteté.

Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.

Source : Eurostat,

https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfso_14pcobp__custom_10679349/default/table?lang=en

Les données mises en ligne sur Eurostat pour l’année 2008 permettent bien de calculer la proportion de personnes âgées de 15-64 ans d’origine étrangère sur deux générations en France dans les ménages ordinaires : 26,2 % dont 58,5 % d’entre elles sont nées en France.

Si Eurostat n’a pas encore élaboré la variable « statut migratoire », il a mis en ligne deux types de tableaux qui ne permettent pas de retomber sur l’équivalent 2014 ou 2023.

Cependant, Eurostat fournit la possibilité d’extraire un tableau croisant le pays de naissance des individus et le pays de naissance des parents tel qu’il l’a composé4. On remarque alors qu’il a fait le même choix d’accorder le privilège aux pays UE27, France comprise. Si bien que, si l’on voulait en faire quelque chose pour connaitre les grandes zones d’origine des personnes nées en France d’au moins un parent né à l’étranger, on en conclurait faussement que 74 % sont originaires de l’UE27. Sur deux générations (immigrés et natifs), la proportion de personnes originaires de l’UE serait de ainsi portée à 57 %.

On peut aussi croiser le pays de naissance du père et de la mère en fonction du pays de naissance des individus (France/étranger)5. Voyons ce que cela donne pour les nés en France. Si l’on attribue une préférence à la mère lorsque les deux parents nés à l’étranger ne sont pas nés dans la même zone (UE27/Hors EU27), la proportion de personnes nées en France originaires de l’UE tombe alors à 44 % (tableau 6).

 Né à l’étranger% UE27
TotalUE27Hors UE27
Mère née en France1 781,1843,8937,347,4%
Père né en France1 328,6657,8670,849,5%
Deux parents nés à l’étranger2 244,6846,21 398,437,7%
Total5 354,32 347,83 006,543,8%

Tableau 6.- Population née en France selon les pays de naissance croisés de la mère et du père en 2008, dont UE27/hors UE27 selon la classification d’Eurostat (en milliers).

Note de lecture : En 2008, 47 % des personnes nées en France d’une mère née en France et d’un père né à l’étranger étaient originaires de l’UE (sans la France).

Note : il n’a pas été tenu compte des non-réponses très difficiles à affecter en raison des données manquantes car d’effectif trop faible. C’est donc l’ordre de grandeur des pourcentages qu’il faut retenir, plus que les effectifs qu’il faut se garder de comparer à ceux des années suivantes.

Champ : 15-64 ans en ménage ordinaire.

Source : Eurostat,

https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfso_08cobsmf__custom_10708299/default/table?lang=en.

On se demande quelle justification tarabiscotée ont bien pu avancer les statisticiens d’Eurostat pour aboutir à des classifications aussi absurdes. En tout cas, d’après les nombreux échanges kafkaïens que j’ai eus, par mail, avec le service « Support utilisateur » à propos de 2021 et 2022 (2023 n’était alors pas encore disponible), le caractère absurde n’était guère perçu. On me renvoyait inlassablement à la documentation.

C’est pourtant une évidence, l’intérêt des données sur les personnes d’origine étrangère dans les pays de l’UE se porte avant tout sur celles qui viennent d’ailleurs. La classification d’Eurostat est pire qu’inutile. Elle est trompeuse. Eurostat doit donc la réviser de toute urgence pour redonner quelque crédibilité aux données qu’il produit sur les origines.

  1. https://ec.europa.eu/eurostat/documents/1978984/6037342/EULFS_Database_UserGuide_2021.pdf, page 85. ↩︎
  2. 05/07/2022,  https://www.insee.fr/fr/statistiques/6468640. ↩︎
  3. Dans l’enquête Emploi de 2014 comme dans celle de 2008, la catégorie hors UE a été fragmentée en plusieurs catégories selon l’indice de développement humain. ↩︎
  4. https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfso_08cobsp/default/table?lang=en&category=mi.mii.mii_lfso.lfso_08. ↩︎
  5. https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/lfso_08cobsmf__custom_10708299/default/table?lang=en. ↩︎

Quels contrôles au frontières ?

La police aux frontières a toujours été une direction active de la police nationale. Elle est rattachée organiquement au directeur général de la police nationale avant et après la réforme.

Cette direction de police cumule, s’agissant des frontières, les missions de contrôle de l’immigration et de police : cette « double casquette » lui permet une approche globale du franchissement des frontières et une rationalisation des tâches associées.

Cette direction de police cumule, s’agissant des frontières, les missions de contrôle de l’immigration et de police : cette « double casquette » lui permet une approche globale du franchissement des frontières et une rationalisation des tâches associées.

Au-delà de ces aspects, la PAF « embrasse » toutes les dimensions de la lutte contre l’immigration irrégulière : la lutte contre la fraude documentaire et à l’identité ; la détection des entrées irrégulières, des séjours irréguliers et des personnes recherchées ; la lutte contre les trafics de migrants (logeurs, passeurs, employeurs) et les filières criminelles organisées, avec un office de police judiciaire dédié interservices et interministériel appuyé par ses antennes territoriales (OLTIM : Office de lutte contre le trafic illicite de migrants ) ; la coopération internationale, avec le soutien de la direction de la coopération internationale de sécurité ; la mise en œuvre des mesures d’éloignement avec les centres de rétention ; la gestion des moyens de transport pour les éloignements et des escortes accompagnantes ; l’obtention d’une partie des demandes des laissez-passer consulaires ; le contrôle des moyens de transport internationaux ; la tenue des statistiques relatives aux contrôles aux frontières et à la lutte contre l’immigration irrégulière…

Mais aussi l’analyse des flux migratoires, des missions de formation interne et externe, ou encore le pilotage du point national de contact de l’agence Frontex et la gestion du détachement français du corps européen des garde-côtes et des garde-frontières. J’en oublie par souci de simplification ! Ces missions sont réalisées tant en métropole qu’en outre-mer.

À l’occasion des grands évènements comme les Jeux Olympiques, la PAF déploie aussi un dispositif transfrontalier spécifique avec ses services homologues afin de prévenir les risques terroristes ou les troubles à l’ordre public.

Par ailleurs, la police aux frontières est chargée des missions de coordination de la lutte contre l’immigration irrégulière. Ce rôle sous l’autorité des préfets devrait être renforcé pour obtenir ce que l’on appellerait la « border force à la française ». La PAF travaille aussi en parfaite coordination avec la Direction générale des étrangers en France (DGEF).

Cette PAF « à la française » fait des envies chez tous les équivalents européens, où les missions sont parfois morcelées entre plusieurs directions. J’ai eu l’occasion de découvrir d’autres systèmes auprès d’eux, mais aucun n’avait cette polyvalence dans la spécialité .Il faut désormais aller plus loin encore, en constituant des états-majors intégrés de la lutte contre l’immigration irrégulière.
La réforme de la police nationale a pris en compte cette filière, reconnue à part entière comme une mission de police majeure. Elle a été mise en œuvre au 1er janvier 2024 et l’évaluation de son efficacité est prématurée à ce stade.

Pour faire simple, l’on pourrait dire que la PAF contrôle les personnes et les douanes s’assurent des marchandises. Mais les choses en réalité sont plus complexes.

Une frontière extérieure (c’est-à-dire de niveau européen) ne peut être franchie que sur des points de passage précis, dits frontaliers (PPF) : il y a une répartition de ces points entre la PAF et la douane. Sur des « gros » PPF à fort trafic comme Roissy, la PAF accomplit le contrôle des personnes lors du franchissement des frontières tandis que la douane se consacre aux marchandises. S’agissant des PPF de moindre importance volumétrique en termes de passagers, la douane exerce les deux missions de contrôle : des personnes et des marchandises.

La France compte environ 120 PPF, principalement aériens. Les deux administrations entretiennent d’excellentes relations et cette répartition des sites est revue régulièrement.

Pour autant, tout cela donne-t-il entière satisfaction ? La commission d’évaluation Schengen, qui est l’organe de contrôle de l’efficacité de nos contrôles aux frontières extérieures, pointe l’insuffisante formation de nos garde-frontières.

Des efforts importants ont été consentis depuis les évaluations antérieures, mais il faudrait encore renforcer les formations communes de ces deux services, sans doute au sein d’une académie des garde-frontières qu’il faudrait créer. La France pourrait y former les garde- frontières d’autres pays européens. Cela aurait également pour avantage de mieux préparer tous les effectifs du contingent français mis à disposition de l’agence Frontex (agents permanents, temporaires ou missionnés).

L’immigration est en effet une question complètement transversale, même si certains ministères paraissent davantage en première ligne que d’autres. De mon point de vue, la création d’un ministère de l’immigration a eu a eu un effet positif, avec un affichage public de la volonté de reconnaître cette question comme essentielle dans un gouvernement de la République, ainsi qu’une approche globale regroupant des compétences et des effectifs des ministères de l’Intérieur, du Travail et des Affaires Etrangères. Ce ministère a été organisé de main de maître par Patrick Stefanini, qui est l’un des plus grands spécialistes français des questions d’immigration.

Avec le recul toutefois, cette approche globale aurait dû avoir une dimension encore plus interministérielle en impliquant d’autres ministères comme la Justice, le Logement, l’Education ou la Santé. Mais surtout, il eût fallu que la gouvernance des questions migratoires soit placé non pas à côté des autres ministères, mais au-dessus de tous les ministères.

La création en 2005 d’un comité interministériel du contrôle de l’immigration placé sous l’autorité du Premier ministre était judicieuse. Ce comité aurait pu être transformé en une structure permanente intégrant tous les acteurs de cette politique afin de peser sur l’ensemble des ministères.

Aujourd’hui cela fait défaut, car chaque ministère a sa propre vision de ces sujets et la coordination reste à parfaire. J’évoque d’ailleurs ce point dans mon livre, avec d’autres axes d’effort de coordination au niveau opérationnel de la lutte contre l’immigration irrégulière.

Les fraudes documentaires ou à l’identité permettent à des étrangers d’usurper une identité, un droit, un statut ou encore une nationalité. Ces fraudes s’appuient d’abord sur la fraude des documents d’identité ou de voyage eux-mêmes par falsification, contrefaçon ou usage frauduleux d’un document appartenant à autrui. Par ailleurs, la fraude concerne aussi les « documents-sources » c’est-à-dire les justificatifs qui permettent d’obtenir un véritable titre comme un passeport français, une carte nationale d’identité, etc.

Les clandestins cherchent non seulement à utiliser des documents frauduleux français ou d’un autre pays européen (faux visa ou visa usurpé, faux titre de séjour…) pour pénétrer sur notre territoire ; mais ils souhaitent, pour avoir l’apparence de la légalité en cas de contrôle, y demeurer au moyen non seulement de faux documents d’identité ou de séjour, mais aussi grâce à l’obtention indue de ces mêmes documents administratifs : l’invocation d’une fausse minorité, la reconnaissance frauduleuse de paternité, la négociation d’un mariage blanc, la fraude à l’asile politique, les faux malades, les faux permis de conduire…

Ces fraudes débouchent le plus souvent sur des fraudes sociales (RSA , Allocations familiales, Urssaf…) ou dans un cadre privé (contrat de travail, locations, ouverture de comptes bancaires…).

Les fraudes des étrangers sont constatées dans toutes nos procédures administratives, mais bien évidemment tous les étrangers des pays tiers à l’Europe ne sont pas des fraudeurs. Presque 50 % des filières d’immigration clandestine en France ont recours à la fraude documentaire, soit environ 150 par an, avec la découverte de nombreuses officines de fabrication de ces documents.

À ce stade, je voudrais indiquer que la lutte contre la fraude documentaire ne doit pas être réservée à des spécialistes (fussent-ils de la PAF) mais intégrée dans la formation et les missions de toutes les forces de l’ordre, des préfectures, des mairies, des organismes sociaux et plus largement de tous les ministères concernés par la consultation de documents administratifs. La culture de la lutte contre la fraude ne va pas de soi et elle est inégale selon les services.

La police aux frontières interpelle 10 000 porteurs de faux documents par an et saisit entre 10 000 et 15 000 faux documents. Elle a créé une division de l’expertise en fraude documentaire et à l’identité, avec un réseau national d’analystes en fraude documentaire et à l’identité d’environ 1 000 personnes. Ce réseau assure des formations et des séances de sensibilisation auprès de 10 000 personnes au sein du ministère de l’Intérieur et en dehors. La PAF diffuse aussi des fiches d’alerte sur des faux documents ou sur des modes opératoires et détient une très riche documentation.

Pour résumer, je citerais :
– La biométrie, en particulier de l’état civil 
– La généralisation de l’utilisation d’un numéro d’inscription au répertoire (NIR) à l’instar de plusieurs pays européens ;
– La mise en œuvre de titres sécurisés ;
– La sensibilisation ou la formation de premier niveau avec quelques réflexes simples (examen visuel du document et de la personne, un questionnement), quelques équipements de détection (lampe UV, loupe) et la possibilité de consulter des bases de données françaises ou européennes.

Un outil informatique baptisé « Docverif », certes imparfait car il ne donne pas accès à la biométrie ou la photographie, permet de connaître l’identité avec des données nominatives ainsi que le numéro du document et sa validité (passeport ou carte d’identité). Toutefois, cet outil ne permet de lutter contre l’usage frauduleux d’un document authentique ou d’une doublette d’un vrai document. Au niveau européen est accessible publiquement le registre public en ligne des documents authentiques d’identité et de voyage (PRADO).

Aujourd’hui plusieurs menaces se révèlent avec la numérisation des documents et les procédures administratives dématérialisées, qui certes facilitent la vie des administrés mais permettent également de faciliter la fraude documentaire et/ou à l’identité. Enfin la cybercriminalité constitue un champ d’expansion pour les faussaires et les fournisseurs de faux documents, via le dark web.

Il est très difficile de synthétiser en quelques mots le sujet de la fraude documentaire et à l’identité car ce sujet est immense et peut apparaitre un peu théorique, alors qu’il est en fait très concret, car il s’agit d’un vol ou d’une obtention avec des préjudices réels pour les personnes et nos finances publiques. Nous devons nous protéger également nous-mêmes par des réflexes au quotidien en préservant l’accès à nos données nominatives, et nous devons être protégés par nos institutions.

Il est vrai que de nombreux audits ou rapports indiquent la faiblesse du taux d’exécution des OQTF en France. En Europe, notre pays prononce environ un tiers de toutes les obligations de quitter le territoire, soit 150 000 sur 500 000 par an. La France est donc le premier pays en termes de mesures prononcées mais, s’agissant du taux d’exécution de ces OQTF, le nôtre s’établit autour de 12 % contre 43 % pour l’ensemble des 27 pays de l’Union européenne entre 2015 et 2021.

Cependant, il faut faire attention aux chiffres. La France prononce le plus systématiquement possible des OQTF chaque fois qu’une situation irrégulière est constatée. Cela est tout à fait logique. Si demain les préfectures ne prennent plus que des OQTF « exécutables », on va réduire le nombre d’OQTF et augmenter le taux d’exécution. Pour autant, serons-nous réellement plus efficaces. Je ne le crois pas, car « casser le thermomètre » n’est pas une bonne solution.

Par ailleurs, certains pays incluent dans leurs statistiques d’éloignement des mesures de refus d’entrée dans l’espace européen, ce qui tend à fausser les comparaisons – lesquelles sont délicates avec des pays qui prennent peu de mesures d’éloignement. La France est plutôt un pays de rebond, avec une immigration clandestine en provenance majoritairement de pays européens. Notre niveau d’interpellations est donc anormalement élevé par rapport aux pays de première entrée. Pour, autant la France est le pays qui exécute le plus de mesures d’éloignements ou retours forcés en nombre absolu.

On peut parler d’échec collectif en Europe, mais il ne faut stigmatiser pas la France qui fait de réels efforts tant au niveau des services capteurs que des préfectures. Certains pays privilégient les éloignements ou retours aidés aux retours forcés : une marge de progression est importante en France dans le domaine du retour non-contraint.

Il faut néanmoins encore améliorer nos performances avec l’inscription systématique des OQTF dans le fichier des personnes recherchées et au SIS, et enregistrer la biométrie des étrangers en situation irrégulière – car il y a aussi des doublons d’OQTF. Un même étranger peut être porteur de plusieurs OQTF, ce qui n’est pas optimal et fausse les statistiques.

En revanche notre taux d’échec est très important et il convient de travailler sur les causes d’échec constatées : pourquoi le taux d’exécution est-il si faible ?

La plus connue est l’absence de laissez-passer consulaire (LPC) lorsque l’étranger est dépourvu de tout document de voyage : dans ce cas de figure , la non-délivrance peut être le fait de l’étranger lui-même qui refuse de communiquer des informations sur sa nationalité et son identité, ou encore de la représentation consulaire (du pays présumé) qui ne le délivre pas suite à une non-reconnaissance de cet étranger comme ressortissant, ne veut pas délivrer de LPC pour des questions d’opportunité ou encore le délivre trop tardivement – par exemple après l’expiration de la durée de rétention administrative .

La deuxième cause d’échec majeure découle des recours juridiques et des annulations devant les juridictions administratives et judiciaires (tribunal administratif, cour d’appel administrative, juge des libertés et de la détention, cour d’appel judiciaire) françaises ou européennes, notamment la cour européenne des droits de l’Homme.

Ensuite on recense de nombreuses autres causes moins connues, telles que :

  • L’absence de l’étranger à son domicile suite à une assignation à résidence ;
  • L’insuffisance de places en rétention ;
  • Le refus d’embarquement de l’étranger (ou refus de test lors de l’épisode du Covid 19) ;
  • L’absence de moyen de transport (par exemple vers un pays non desservi par un transporteur) ;
  • L’absence de personnel d’escorte ;
  • Une demande d’asile acceptée ;
  • Une  hospitalisation,  une  maladie  ou  un  état  de  santé  incompatible  avec l’éloignement ;
  • Une libération par la préfecture ;
  • Le refus de transit sur un aéroport de correspondance ;
  • Une grève dans les transports ou un incident technique ;
  • Le refus du pays de destination d’une réadmission Schengen ou Dublin ;
  • Une absence de représentation consulaire en France ;
  • Une absence d’interprètes ;
  • Le refus des autorités locales lors de l’arrivée de l’étranger ;
  • Un pays de destination en guerre….

Toutes les causes d’échec sont analysées afin d’améliorer les performances.

On voit donc bien que l’on peut agir sur certaines causes, mais en revanche d’autres échappent totalement à la responsabilité de l’administration. Un même étranger peut cumuler, si l’on peut dire, plusieurs causes d’échec !

L’éloignement est un parcours d’obstacles et je dirais que l’administration française est largement handicapée. Les autres pays européens connaissent les mêmes difficultés que nous et parfois même davantage.

Sous prétexte de difficultés de mise en œuvre et de la recherche d’un meilleur taux d’exécution, il faudrait éviter une forme d’auto-censure des préfectures voire des services de police et de gendarmerie qui anticiperaient les causes d’échec en évitant des interpellations ou la prise d’une OQTF.

Comme disait un ancien ministre de l’Intérieur, poser la question c’est y répondre. Votre question sur la base du rapport de la Cour des comptes laisse à supposer que les effectifs sont insuffisants. Je vais compléter les éléments d’information publiés dans le rapport : le contrôle aux frontières est confié à deux forces, la PAF et la douane qui se répartissent sur une frontière intérieure ce que l’on appelle les points de passage autorisés (PPA) et sur les frontières extérieures ce que l’on appelle les points de passages frontaliers (PPF).

L’action de ces deux corps de garde-frontières est complétée par des services de surveillance, à savoir la Gendarmerie nationale et la Sécurité publique, notamment dans la bande frontalière dite des 20 kilomètres où les contrôles d’identité peuvent être pratiqués sans motif – mais dans des conditions spécifiques de durée et de réalisation. De plus, l’action de la PAF est complétée par les renforts de forces mobiles (CRS ou escadrons de gendarmerie) ; au niveau national ces renforts sont très significatifs sur des sites stratégiques dont les Alpes- Maritimes, les Hautes-Alpes, le littoral du Nord et du Pas de Calais. Enfin, des effectifs militaires assurent une mission de détection des passages irréguliers dans le cadre de la prévention du terrorisme. Le tout est coordonné par les préfets sous la coordination opérationnelle de la PAF : c’est ce que l’on appelle la « border force » à la française.

L’ensemble de ces personnels fonctionne en complémentarité avec des objectifs définis dans le temps et l’espace et avec une répartition des rôles. Ces moyens humains sont eux- mêmes appuyés par des moyens techniques de détection terrestres et aériens. Les effectifs de la PAF travaillent également avec les polices aux frontières voisines, par exemple avec la police italienne des frontières au moyens de patrouilles mixtes en civil et en tenue, ainsi que d’une brigade mixte basée à Menton.

Le recours à des moyens nouveaux (intelligence artificielle, frontières intelligentes…) doit être développé en surmontant les obstacles juridiques. Mais est-ce suffisant au niveau local et au niveau national ?

On peut faire mieux avec des états-majors intégrés permanents aux niveaux national, zonal et départemental avec des représentants des différentes forces.Toutefois il faut bien reconnaitre que des carences en effectifs de la PAF existent parfois pour la surveillance des frontières, en raison de la faible attractivité de quelques sites ou de la cherté de la vie (région du Léman, Montgenèvre, Menton…). La création de la réserve opérationnelle de la police nationale a permis de mettre en place des détachements spécifiques, notamment à Menton, pour compenser ces difficultés.

Il existe d’autres régions où l’attractivité est faible alors qu’elles sont touchées lourdement par l’immigration irrégulière : je pense à Calais et au Dunkerquois ou encore à la région parisienne. À ce stade , je trouve regrettable que la police aux frontières n’ait pas de services implantés et une compétence territoriale sur Paris et la petite couronne, alors que l’immigration irrégulière y est concentrée.

Par ailleurs le rétablissement des contrôles aux frontières en 2015 a nécessité un redéploiement des effectifs au détriment de l’intérieur du territoire : avant 2015, la PAF traitait 80% des étrangers en situation irrégulière en métropole, mais aujourd’hui ce niveau a baissé significativement. L’implication des autres services est donc essentielle.

Au-delà du contrôle des frontières, très « gourmand » en personnel, la création de plusieurs centaines de places de rétention a nécessité des effectifs importants de la PAF. La mise en place prochaine de nouveaux systèmes d’information européens (ETAS et surtout EES) exige des renforts indispensables si l’on ne veut pas trop dégrader la fluidité, notamment sur les grands aéroports et sur le trafic transmanche.

Je voudrais indiquer que la surveillance des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière est l’affaire de tous les services. Les procédures à l’encontre des étrangers en situation irrégulière peuvent être diligentées par des services généralistes. En revanche, dès qu’une procédure met en cause une filière de trafics de migrants ou un mode opératoire particulier ou pour la mise en œuvre du contrôle des frontières, le recours à la PAF est nécessaire.
Le point délicat me parait être l’insuffisance d’effectifs de la PAF dans le domaine de l’investigation et des procédures administratives et judiciaires, en particulier lorsque les services capteurs détectent de façon massive des situations irrégulières et mettent à disposition des procéduriers de la PAF. Il peut y avoir une saturation des capacités du service.

Pour autant les personnels de la PAF aiment leur métier et le pratiquent avec compétence, humanité et dévouement. Je dirais donc que l’immigration irrégulière est révélée par l’action des services et que le niveau d’effectifs policiers induit mécaniquement un niveau d’activité et de performance. Il faut ajuster le bon niveau des moyens humains et techniques en fonction de l’analyse du risque migratoire et des flux irréguliers constatés.

Le Conseil d’État a rendu le 2 février 2024, une décision sur le régime juridique applicable aux frontières intérieures depuis 2015 après que la Cour de justice de l’Union européenne ait, dans un arrêt du 21 septembre 2023, interprété le droit de l’Union. Cet arrêt fait suite à un recours d’un collectif d’associations qui contestent le bien-fondé de la France de prononcer des refus d’entrée à ses frontières intérieures.

Cet arrêt, qui ne pouvait que « décliner » la décision de la CJUE, bat en brèche la pratique des refus d’entrée exécutés sans délai lors du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Le point de vue des autorités françaises était que les contrôles aux frontières intérieures sont de même nature que ceux pratiqués aux frontières extérieures. L’arrêt de la CJUE a une portée générale et s’étend donc désormais aux autres États européens ayant rétabli les contrôles à leurs frontières communautaires.

Déjà dans l’arrêt ARIB du 19 mars 2019, la CJUE excluait déjà de retenir le délit d’ entrée irrégulière lors du franchissement d’une frontière intérieure. On peut parler, dans ce cas, de ce que j’appelle « une frontière molle » c’est-à-dire une frontière à statut dégradé.

Se basant sur une analyse combinant la directive retour du 16 décembre 2008 et le code frontières Schengen, la CJUE ne retient pas l’idée qu’une frontière intérieure soit totalement assimilable à une frontière extérieure. Il en découle la nécessité de modifier sensiblement les procédures juridiques à l’égard des étrangers en situation irrégulière qui seraient interpellés à une frontière intérieure.

Quelles conséquences ?

Tout d’abord on passe d’une procédure unilatérale, rapide et souveraine de non- admission à une procédure de réadmission contradictoire avec les autorités du pays sollicité, plus longue, plus exigeante sur le plan des contraintes opérationnelles et matérielles, en particulier le placement en retenue pour vérification du droit au séjour des personnes? pour un délai maximum de 24 heures.
Cela induit inévitablement une moindre efficacité des contrôles aux frontières. Les personnels de la police aux frontières vont être davantage occupés à rédiger des procédures, à procéder à des transferts vers des locaux de retenue, à garder les personnes. En clair on va dégarnir une partie des policiers employés aux frontières, au profit de missions logistiques et rédactionnelles. Le défi pour les services de l’Etat sera de combler ce déficit de surveillance et de contrôle sur les frontières intérieures par des moyens supplémentaires.

Cette méthode avait déjà été utilisée lors des épisodes du printemps arabe de 2011 et de la crise terroriste de 2015 (avant le 13 novembre). Elle est moins efficace que les contrôles aux frontières avec mise en œuvre immédiate des refus d’entrée. Il faut craindre une baisse des interpellations et donc du filtrage de nos frontières.

Comme je l’ai déjà écrit dans mon livre, sur cet aspect, la directive Retour apparait totalement décalée avec les réalités de notre temps : elle a été publiée à une autre époque, avant les crises terroriste et migratoire de 2015. Les juges ne font qu’interpréter le droit existant : si ce droit n’est plus adapté, il faut le changer.

Schengen est un idéal de libre-circulation des personnes dans un espace commun de sécurité et de liberté. Cette ambition est légitime, positive pour la vie économique, sociale, personnelle des Européens. Il faut mieux le défendre car sa survie est en danger et ne résisterait sans doute pas à une nouvelle crise migratoire grave ou à une vague d’attentats meurtriers.

Les réformes de l’espace Schengen sont progressives mais tardives au regard des exigences actuelles de sécurité et de lutte contre l’immigration irrégulière. L’approche des questions migratoires et de frontières n’a pas été globale, puisqu’Eurodac (fichier contenant les empreintes digitales des demandeurs d’asile et des migrants arrêtés à la frontière extérieure de l’Union européenne) et Frontex n’ont été respectivement crées que 8 et 9 ans après l’entrée en vigueur de Schengen, et que les systèmes d’information européens Etias et EES ne sont toujours pas réalisés après une adoption en 2017.

La directive Retour de 2008, qui a par ailleurs dépénalisé le séjour irrégulier, n’apparait plus en cohérence avec le code frontières Schengen sur le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Il est souhaitable qu’en cas de rétablissement des contrôles aux frontières intérieure, les conditions de mise en œuvre soient certes plus limitées tout en permettant aux États de réaliser des contrôles dans les mêmes formes qu’aux frontières extérieures.
Les accords de Dublin avec les remises entre États membres de personnes en demande d’asile ont démontré une efficacité très limitée malgré les efforts consentis par les administrations : ce système a vécu et doit être réformé. Les évaluations Schengen doivent être plus contraignantes encore avec des sanctions pour les États défaillants.

Schengen est pour autant un formidable outil de coopération avec des bases de données telles que le SIS, la coopération frontalière, le mandat d’arrêt européen, etc.

À mon sens, le premier axe d’amélioration est une réflexion globale et cohérente de tous les aspects du franchissement des frontières extérieures, de l’immigration irrégulière et de l’asile, comme le prévoit en partie le pacte européen sur l’immigration et l’asile : la question des frontières maritimes, les droits des migrants, la coopération avec les pays tiers, l’asile , le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, la politique de retour, les systèmes d’informations et les bases de données communes.

Le deuxième axe pour notre avenir commun est l’harmonisation des législations et des pratiques nationales sur le séjour, l’asile et le retour. Nos différences notamment sur l’asile et le retour créent nos faiblesses. Bien sûr, cela touche un peu à la souveraineté des États membres, mais l’existence de flux secondaires importants nuit à la crédibilité de Schengen.

Le temps presse : les crises succèdent aux crises, le scepticisme et l’attentisme doivent laisser place à l’action commune et à l’efficacité. On ne pourra pas rééditer l’échec de 2015 sans remettre en cause les bases de Schengen, voire son existence même. Nous sommes au « milieu du gué », avec la nécessité de « jouer collectif » ou de perdre.